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Partie III- Quelle violence insurrectionnelle ?

A. Les répressions de la société coloniale face l’insurrection des esclaves du nord.

2. La répression en acte.

Si nous voulons comprendre la logique esclavagiste il ne faut pas s’arrêter aux discours mais regarder les faits et ils sont accablants. Les colons ont appliqué leur logique de domination dans un arsenal répressif, impulsif et institutionnel. C'est un cortège de vengeances directes ainsi que la mise un place d'un système punitif terrible envers les insurgés. Avec du recul on imagine qu'il s'agit d'un phénomène de vengeance passionnelle, de réactions violentes alimentées par la peur et la sensation de perte de contrôle et que les colons épanchaient leur haine dans la destruction de l'autre. C'est l’hypothèse la plus avancée par les historiens. Ces violences deviennent donc un bon révélateur du sentiment de peur qu'ils ont vécu. Habitués et éduqués dans la violence exemplaire du châtiment les colons auraient continué dans cette logique face au renversement de la situation. Tous les auteurs

contemporains témoignent de cet esprit de vengeance qui explosa lorsque les colons apprirent qu'une insurrection avait éclaté. Ils en tirent cependant des conclusions différentes. Certains auteurs parlent de ces violences comme le résultat d'un esprit de fureur et de peur qui tente de se soulager. Laplace nous décrit comment « les petits blancs » c'est à dire la population coloniale libre et pauvre, lyncha les hommes de couleur du Cap. Heureusement dit-il l'Assemblée Coloniale parvint à mettre la majorité d'entre eux en sécurité. Il est intéressant de voir qu'il s'agit de « la populace » qui commet ces forfaits.304Ce genre de lynchage populaire est en effet une illustration de la peur qui s'empara de la société coloniale. Cependant les auteurs coloniaux évitent de trop parler de ces vengeances. Laplace nous parle de la mise en place de la « commission prévôtale »305 comme nécessaire à la préservation de la sécurité. Les châtiments servant à dissuader les esclaves urbains d'organiser des complots. Jean Cap, un des conspirateurs du soulèvement avorté du Cap intra-muros est d'ailleurs fusillé pour l'exemple306. En fait, l'auteur minimise les tortures qui ont été commises par les colons, il les justifie ou les impute à un esprit de désordre. Il en va de même pour Louis de Calbiac lorsqu’il écrit à sa mère, pour lui il, s'agit d’événements malheureux issus d'une situation chaotique :

« A des nouvelles aussi désastreuses la consternation et la rage se répandent dans tous les cœurs; tous les hommes de couleur que l'on rencontre sont assommés sans pitié, et l'on s'assure de tous les blancs reconnus sous le nom de chevaliers d'industrie; que d'innocentes victimes furent immolées dans ces premiers moments de désordre, de fureur. »307

Métral lui n'hésite pas à aller plus loin en décrivant les horreurs permanentes qui ont été commises en basant ses descriptions sur les travaux de Garran de Coulon :

« Les crimes des esclaves paroissoient si énormes, qu'on crut que les supplices ne seroient jamais trop effroyables »308

« Tribunaux de sang », bûchers, roues, cocardes rouges et noirs symbolisants la vengeance et le deuil, marquages au fer rouge des esclaves qui se rendent... Métral n'hésite pas à décrire dans les détails toutes les atrocités commises dans la ville du Cap au nom de la sécurité. En fait cet auteur ne prend pas parti pour les colons ou pour les esclaves. Ces motifs sanglants deviennent pour lui un élément de récit en plus qui lui permettent de se distinguer parmi les historiens contemporains. Il utilise les mêmes démarches que pour les violences des esclaves, en compilant toutes les anecdotes de violences connues sur l'insurrection. Les conclusions qu'il en tire sont assez similaires avec celles

304. Laplace, op.cit, pp188.

305. Organisme judiciaire mis en place par les colons pour juger les esclaves en révolte. 306. Laplace, op.cit, pp188.

307. Le début de la révolte de Saint Domingue dans la Plaine du Cap, vécu par Louis de Calbiac, G.H.C. Numéro 48, Avril 1793. 308. Métral, op.cit, pp50.

des auteurs coloniaux, c'est l'esprit de vengeance qui les domine, les passions néfastes qui produisent un rite sacrificiel permanent de l'autre. Cependant, même si certains événements tiennent plus du lynchage impulsif qui est déclenché par un hasard, on peut voir que les colons institutionnalisent et généralisent la répression. La « commission prévôtale » évoquée plus haut, en est l'incarnation la plus flagrante. Ces instances judiciaires jugeaient les esclaves insurgés capturés. Garran de Coulon nous dit qu'il y en avait une au Cap composée de plusieurs chambres, une accompagnant chaque armées, et une dans chaque paroisse309. Cela tenait réellement de la parodie de justice. J'ai retrouvé quelques traces écrites de ces jugements dans les archives. C'est un jugement expéditif qui se termine par la mort de l'esclave310. L'absence fréquente de ses documents dans les archives laisse supposer que les colons ne s'embarrassaient pas de papier. Pamphile Lacroix nous laisse d'ailleurs une expression qui devait être fréquente à l'époque : « Juger prévotalement dans l'heure ».311 On comprend que cette institution de circonstance servait surtout d'habit de justice. Un peu comme le code noir. Pamphile fait référence à cette expression dans l'épisode de l'émeute de Port-Au-Prince en décembre 1791 : Un esclave-soldat appartenant au corps militaire des hommes de couleur se disputait avec un homme de Praloto312. Ce dernier et ses hommes juge rapidement l'esclave-soldat et il est pendu à un lampadaire. Cet événement déclencha en une journée une guérilla urbaine entre les colons et les hommes de couleur alors qu'ils venaient juste de signer des accords de paix. Nous sommes donc à la frontière entre le lynchage et la logique de châtiment. En fait, on assiste à une systématisation du châtiment par la pratique plus que par la loi. La commission prévôtale servait avant tout de déguisement juridique à la vengeance. La frontière entre le lynchage et la répression calculée est assez floue, nous sommes dans une double logique où les normes de domination s'expriment dans la pratique de ces châtiments exemplaires. Étant donné qu'ils sont peu encadrés par la loi, ils ont une apparence et ils sont aussi en substance des lynchage. Ce système est la porte ouverte à toutes les cruautés. Mais ces cruautés font partie intégrante d'un système de terreur. D'ailleurs les types de tortures commises par les bourreaux sont souvent les mêmes. Ce qui montre une certaine norme, qui échappe bien entendu à la législation de la métropole. C'est ce que veut mettre en avant Garran de Coulon quand il dénonce fermement les agissements des colons en se basant sur des procès-verbaux qu'il a analysés313. La torture systématique et la mise en spectacle des supplices le choquent particulièrement, tout comme le fait qu'ils marquaient la lettre R au fer rouge sur les esclaves car il fallait selon eux qu'on puisse les différencier quand ils retourneraient dans les plantations. Pour Garran de Coulons il s'agit là du fait que les colons ne connaissent que la

309. Garran de Coulon, op.cit, pp253.

310. A.N, DXXV114, Jugement contre un esclave révolté. 311. Lacroix, op.cit, pp133.

312. Aventurier féroce qui tenta de se faire un nom dans la guerre de répression contre les esclaves. 313. Garran de Coulon, op.cit, pp253-155.

terreur pour tenir les esclaves en respect. Il n'est pas le seul à dénoncer ces comportements, le britannique Marcus Rainsford résume bien la vision offusqué des hommes des lumières face au bain de sang Haïtien. Il parle « d'une horde de noirs s’émancipant de l'esclavage le plus vil » contre une « nation grande et raffinée » qui eu recourt à des méthodes d'un autre temps pour réaffirmer sa domination. On retrouve encore une fois l’ambiguïté des lumières qui dénoncent les violences mais les placent dans l'irrationnel incompréhensible ou la barbarie. Même si l'esclavage est « vil », il s'agit toujours d'une « horde » qui la met à bas.314

En fait je pense plutôt que ce sont des réflexes de domination qui éclatent au grand jour quand leur monde chavire. Lors de l'esclavage cette répression plus brutale que d'habitude n'est pas permanente mais elle est récurrente, elle intervient lorsque la société coloniale se sent sérieusement menacée. Par exemple, au mois de juillet 1791 une insurrection éclata au Fort Bellatin dans la province de l'ouest. Garran de Coulon a recueilli une lettre d'un colon adressée au club pro-esclavagiste, le club Massiac. Celui-ci se félicite de la manière dont ce petit soulèvement a été réprimé. Le colon nous dit qu'ils seront pendus pour certains, rompus pour d'autres, et qu'il ne manquera pas de citoyens pour faire cette besogne.315Le contexte de cette répression se situe dans une cadre beaucoup moins tendu que celui de l'insurrection du Nord. Pourtant la répression est automatiquement féroce. Il en sera de même pour Vincent Ogé qui finira sur la roue. En allant plus loin je pense qu'il s'agit d'une véritable systématisation de la violence, qui auparavant cachée dans les plantations isolées, fait surface de manière spectaculaire. En fait on passe d'une justice punitive dominicale privée à un système collectif et urbain. On ne peut pas attribuer totalement la brutalité de la répression au contexte tendu de l'insurrection. Il existait bien initialement une logique de terreur, qui va s'intensifier dans un contexte de guerre civile. Aliénés par leur logique de domination, les colons ont agit dans la mesure de leurs habitudes. Ces pratiques punitives sont l'expression la plus brutale d'une logique de domination inégalitaire. Plus que l'expression d'une vengeance passionnelle, ces répressions sont l'expression des modes opératoires de l'esclavage en train de péricliter. On peut penser comme Garran de Coulon que les colons sont des barbares aveuglés par leur haine. Je pense plutôt qu'ils agissent sciemment en suivant leurs méthodes habituelles, qui sont probablement les seules viables pour revenir au statut ante. Ce ne sont pas les crimes de certains colons mais de toute la société qui consent à ce système. C'est une idée difficile à entendre, la violence est toujours cantonnée dans l’irrationnel. Les colons Dominicains ne connaissaient que l'économie de la violence punitive car c'était le seul élément qui permettait une telle domination. Nous l'avons vu plus haut, les stratégies de clémence n'ont pas fonctionné sur les esclaves, qui étaient déterminés à

314. Rainsford Marcus. An Historical Account of the Black Empire of Hayti. Londres : J. Cundee, 1805. Coll. New York Public Library, cote : Sc Rare 972.94-R. In Gomez, « Images de l’apocalypse... » op.cit.

détruire l'esclavage ou les éléments coercitifs de celui-ci. Ces stratégies de clémence étaient dirigées par les fonctionnaires métropolitains et les colons qui se rendaient compte qu'ils n'avaient pas les moyens humains et matériels pour mater la révolte. Elles ont pu fonctionner à certains endroits, mais uniquement temporairement. Ainsi dans un ultime bain de sang, les colons tentent de sauver leurs privilèges quitte à s'autodétruire. Le sentiment de vertige de certains métropolitains s'explique par un décalage profond, il ne peuvent pas apercevoir la logique intrinsèque de l'esclavage. Les partisans de l'esclavage s'excusent souvent en disant que la folie s'était emparée de toutes les têtes, en plaçant la violence dans l'irrationnel316. Les phénomènes de lynchages cachent en réalité la mise en adéquation du contrôle social esclavagiste avec la nouvelle situation de renversement. Faire taire la révolte dans le supplice et la répression pour arriver au statut ante, certains colons y ont cru jusqu'au bout tandis que d'autres ont abandonné la colonie ou accepté l'abolition. Les colons n'étaient pas tous des bourreaux, il ne faut pas tomber dans un schéma d'essentialisation inverse. On a vu des hommes pardonner à leurs esclaves ou tenter de négocier avec eux. Ce ne sont pas des hommes en particulier que nous dénonçons, c'est un mode de domination. Comme le dit bien Schœlcher : « le crime sort de l'individualisme, il appartient à la société tout entière, il fait corps avec elle ; et le législateur, pour être conséquent, n'a d'autre moyen de la prévenir et de l'extirper que de changer les bases mêmes de la société ».317Nous tirons donc les mêmes conclusions que Caroline Oudin-Bastide, la violence abusive de certains permet d'asseoir le pouvoir des autres. En la permettant et en ne la dénonçant pas ils l'approuvent et la considèrent comme nécessaire. Le silence calculé des auteurs coloniaux sur cette violence répressive qui en parlent comme d'un épiphénomène de la peur est une illustration de ce silence approbateur.