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Partie I- Chroniques des « violences nègres » Description de la perception de l’insurrection des esclaves du Nord par la société coloniale P

C) Les perceptions « à froid » Regard sur les mécanismes de la littérature historique de l'insurrection haïtienne.

3. Des constructions avant tout littéraires.

Outre le fil du récit, le style qui l’enrobe nous permet également de comprendre la nature de ces textes. Une analyse stylistique est essentielle pour comprendre que, la forme et le style de ces ouvrages, semblent primer sur ce qu'ils racontent. On découvre que l'histoire est souvent mise en scène de manière assez évidente. Que ce soit au travers d'expériences individuelles retranscrites ou de récits reportés. L'usage de l'hyperbole est également centrale pour donner un aspect dramatique. Par exemple l’œuvre du jeune planteur anonyme, « Mon Odyssée » est une sorte de réécriture de l'Odyssée d'Ulysse167. C'est un bel exemple de mise en littérature de l'événement. L'auteur à t-il réellement vécu ce qu'ils racontent ? On ne peut pas le savoir, mais la mise en scène donne au lecteur de s'identifier plus facilement. De s'identifier « au blanc » qui fait face « au nègre » :

« La désolation et la peur se lisaient sur tous les visages. Les coup de feu pouvaient être entendus au loin et les cloches des plantations sonnaient l'alarme. Le danger augmentait. Les flammes à chaque instant approchaient et nous encerclaient. Il n'y avait pas de temps à perdre ; nous avons pris la fuite. Les victimes qui échappaient à la pointe des épées vinrent grossir le rang des fugitifs, et nous raconter les horreurs dont ils avaient été témoins. »

C'est l'exemple type de la mise en récit des différents fragments d'expériences que nous avons trouvé dans les archives. La description est très construite, comme dans un roman à la première personne. L'auteur parvient à nous faire ressentir la détresse du « blanc » qui fuit la plaine en proie aux flammes.

La démarche de certains auteurs est également d'appuyer leurs histoires avec du vécu. Leurs œuvres passent alors pour des témoignages terribles des événements, où les auteurs tentent de faire ressentir ce qu'ils ont vécu, selon eux bien sur. Cela donne de la force au récit et permet de se différencier des autres. En fait pour les auteurs cela donne du crédit au texte. On retrouve ce motif du « j'ai vu » chez Bryan Edwards :

« La noble plaine contiguë au Cap était couverte de cendres, et les collines alentour, aussi loin que l’œil pouvait voir, nous présentaient partout des ruines encore fumantes[...] »168

Il va même plus loin en se mettant en scène dans sa phase d'écriture :

« horrible à dire ! », « (mes mains tremblent tandis que j’écris) », « (comment dois-je le relater) »169

167. Anonyme, op.cit. 168. Edwards Bryan, op.cit. 169. Ibid

Ces extraits nous montrent le caractère profondément littéraire des différents écrits où l'auteur- témoins-rapporteur de témoignages nous fait part de ses impressions personnelles. On retrouve donc souvent l'adjectif de la vue, comme chez Dalmas, qui a vu la colonie s'anéantir dit-il « sous mes yeux »170. Les auteurs cherchent donc a nous persuader en faisant appel à nos sens. Ils veulent que le lecteur rentre dans leurs regard, voir qu'on comprenne la difficulté qu'ils ont eu à raconter ces événements. Ils acquiert la posture du martyr révélateur de vérité. Comme dit François Laplace dans son introduction, il veut « dissiper les ténèbres »171. Ainsi une affirmation comme « j'ai vu », ou qu'un jeune rescapé « a vu », semble suffisante aux yeux de ces auteurs pour persuader les lecteurs qu'il s'agit de la stricte vérité. Nous ne sommes pas dans une démarche scientifique de démonstration rationnelle avec des preuves tangibles, mais bien dans un appel à notre sensibilité émotive.

Les auteurs mettent également en scène les récits d'atrocités dans des sortes de tableaux. On trouve par exemple des effets d'annonces comme « tous fremissoit […] au récit des cruautés de Jeannot »172, ou des exclamations comme « Quel horrible spectacle ! »173. Le récit de Gros qui se veut être un témoignage, est également romancé. Jean-François arrive de manière théâtrale, avec des coups de feu résonnant dans le lointain, comme par hasard juste avant que Jeannot ne tue ses dernières victimes dont faisait partie l'auteur174. Dans le discours des commissaires de l'Assemblée Coloniale nous avons même droit à des morceaux de dialogues entre les esclaves et les colons175. Ces dialogues qui sortent de nulle part ajoute de la couleur et du dynamisme au récit, mais ils n'ont rien de scientifiquement viable.

Les hyperboles sont également légion. Certaines d'entre elles sont particulièrement révélatrices de la verve des auteurs :

« La grandeur, le nombre des établissements consumés par les flammes offrirent un spectacle dont les témoins conserveront à jamais le souvenir. Le nuage épais de fumée noirâtre, qui dans le jour embrassoit l'horizon du Cap, prit, aussitôt après le coucher du soleil, l'apparence d'une aurore boréale, ayant pour foyer une vingtaine d'habitations changées en autant de volcans. »176

Ce que veut nous offrir l'auteur, c'est une vision littéraire proche de l'apocalypse. Selon certain chercheurs l'imagerie de la mise en littérature de l'insurrection ne provient pas du néant mais se serait grandement inspiré de la littérature dite gothique. C'est un style qui utilise l’excès pour

170. Dalmas, op.cit. 171. Laplace, op.cit. 172. Métral, op.cit. 173. Dalmas, op.cit. 174. Gros, op.cit.

175. Commissaires de l'assemblé générale de Saint-Domingue, op.cit. 176. Dalmas, op.cit.

déranger le lecteur.177Dans l'iconographie on retrouve ce même sens de l'esthétisme, Gomez nous dit par exemple que les illustrations d'incendie dans certains ouvrages sont de véritable pièces d'imprimerie. Elles s'inspirent des techniques de coloration utilisées pour les images d’éruptions volcaniques. On retrouve alors ce même sens de la mise en scène avec des influences esthétiques reconnaissables178 :

177. Gómez Alejandro, « Images de l’apocalypse des planteurs », L'Ordinaire des Amériques, 215 | 2013, En ligne depuis le 11 juin 2014.

178. Ibid.

Illustration 16 : « Vue des 40 jours d’incendie des habitations de la plaine du Cap Français, arrivé le 23 août 1791 vieux style. »

Gravure de J.-B. Chapuy d’après J.-L. Boquet, 1794. Coll. Bibliothèque nationale de France, cotes : RC-A-07501, RCB-13601 et RC-A-93432.

Conclusion :

On arrive donc finalement à un événement et une figure historique façonnés par la littérature. À partir de faits traumatisants perçus avec des mentalités racistes, qui sont ensuite analysés dans des comptes-rendus qui façonnent déjà la figure de l'autre. Mais c'est une figure de l'autre assez spontanée, faite de peur, d'incompréhension et de haine. Le discours littéraire destiné à la métropole, va ensuite instrumentaliser tous ces éléments pour créer un discours idéologique artificiel. Artificiel car il sélectionne les informations, il prend des libertés avec ses sources, et il détruit la plupart des incertitudes initiales. Le but est de convaincre avec tous les affects et toutes les anecdotes les plus terribles. Les auteurs en appellent à l'émotion pour les blancs et au dégoût « du

Illustration 17 : « Eruption du Mont Vésuve de 1779 »

J.-B. Chapuy, d’après dessin d’Alessandro d'Anna, 1779. Coll. New York Public Library, cote :

noir ». Cet autre profondément figé dans une essence fantasmée.

Le problème, c'est qu'à l'époque, toute cette littérature est la seule interface entre les faits et les contemporains. Elle a considérablement influencé la vision de l'insurrection et du pays sur la scène mondiale. L'argument du noir barbare s'inscrit dans les mœurs idéologiques du XIXème siècle en partie avec l'imagerie raciste de la révolution des esclaves.179