• Aucun résultat trouvé

Partie II- Analyse du discours esclavagiste post-insurrectionnel.

C. Une nouvelle dimension : Le renversement d'un monde et une peur amplifiée.

Quelles conclusions tirer à la lecture de cet héritage littéraire post-colonial ? Qu'elle est la figure de l'esclave en révolte ? Il est barbare, mauvais soldat, idolâtre, soumis par nature et manipulé par des puissances occultes ou pseudo-philosophiques. En fait les colons ont réponses à toutes les questions pour expliquer les causes et la violence de l'insurrection. Tous les faits sont organisés et sélectionnés pour défendre l'esclavage. De plus, comme nous l'avons démontré précédemment, les colons ne semblent pas réellement convaincu par ce qu'ils disent. Mais ces descriptions de l'autre, même si elles correspondent à des mystifications idéologiques en apparence sans aucune valeur scientifique, ont tout de même une valeur historique. Elle nous permettent de comprendre un choc violent perçu par les colons. Principalement dans les textes écrits par des anciens colons qui ont vécu l’insurrection. Comment percevoir ce choc alors que le discours vend l'idée que l'esclavage peut- être réintroduit ? En fait, on s'aperçoit que la plupart des textes cachent une peur rampante, qui explose dans cette expérience insurrectionnelle, dans un espace de renversement de la domination. Finalement tous les motifs du discours esclavagiste que nous venons d'étudier, cachent en eux cette incompréhension de l'autre, une incompréhension qui vient alimenter la peur. Cette peur, ils la cachent en inventant une idéologie de domination qui instrumentalise et essentialise la barbarie. En analysant le langage descriptif de la violence on peut alors retrouver plusieurs éléments marquants qui ont choqué les colons. En effet comment expliquer ce luxe de détails dans les descriptions de

291. Lheureux-Prévot Chantal, « La politique coloniale de la France de 1789 à 1815 », Napoleonica. La Revue, 2008/1 (N° 1). URL :http://www.cairn.info/zen.php?ID_ARTICLE=NAPO_081_0007

violences subies ? Est-ce que la volonté d'instrumentaliser la violence et de décorer le discours suffit à expliquer cela? Je pense qu'avec ces descriptions crues des violences insurrectionnelles, on rentre dans une autre dimension du langage. Elles nous permettent de voir une réalité nouvelle de la perception du monde par une certaine catégorie de la population. En effet, la précision des descriptions dans les récits de Bryan Edwards, Gros, Dalmas et des commissaires de l'assemblé générale est troublante. La volonté de discréditer la révolution noire n'est pas suffisante pour expliquer ce luxe de détails. Le langage descriptif précis peut s'expliquer de plusieurs manières : D'abord par le besoin des auteurs de retranscrire des expériences traumatisantes qu'ils ont vécues. Malheureusement on ne peut pas prouver cette hypothèse faute de sources. Toutes ces descriptions terribles, ne peuvent être croisées avec des sources plus proches des faits. On peut seulement retrouver des éléments similaires mais pas identiques. Pourtant quand on remet en cause la véracité des éléments de descriptions, ces éléments de descriptions sont toujours là. Les tortures de Jeannot ou de Coco, notamment celles effectuées à l'aide du fouet ou celles qui parlent de mutilations, rappellent trop bien certains châtiments qui avait été effectués dans le sens inverse. Comme nous le verrons plus précisément plus tard, la brutalité des châtiments sur les noirs durant l'esclavage n'est pas explicite dans les archives. La vie des plantations restait assez opaque, les maîtres décrivaient ce qu'ils avaient envie de décrire. Cependant le peu d'histoires de punitions violentes qui remontent jusqu'à nous, suffisent à nous montrer la réalité de ce contrôle social. En plus d'être une explication convaincante de la violence insurrectionnelle des esclaves, ces punitions ont, sans doute, contribué à la formation d'un langage descriptif aussi violent. L'idée que nous avançons est la suivante : Le langage cru de la violence est révélateur d'un choc vécu pendant la révolution, le choc de voir les esclaves reproduire les violences qu'ils ont subies. Ces textes sont en quelque sorte des réceptacles de la violence perçue par les colons. Des descriptions aussi crues de la violence, qu'elles soient vraies ou pas, nous permettent d'évaluer le degré du choc brutal reçu par les colons. Les colons ne s'attendaient pas à voir déferler autant de violence dans une société où ils contrôlaient tout. Les descriptions de violences extrêmes cristallisent ces sentiments d'impuissance dans cet effondrement inattendu. La manière dont par exemple Jeannot fait subir ses supplices de façon minutieuse, « montre à la main »292, décrit une inversion totale des rôles. L'esclave, cet autre incompréhensible, a pris le contrôle total de la situation. Ce caractère extrême de la violence, nous montre un monde vécu comme étant renversé. Pour produire un tel discours il fallait savoir de quoi les esclaves voulaient se venger, même si ces raisons ne sont jamais évoquées. En effet pourquoi avoir peur des esclaves si on a toujours été bon avec eux ? Il s'agit sans doute d'un oubli volontaire pour ne pas nuire au discours idéologique d’ensemble. Sorti du contexte esclavagiste, les crimes supposés des

esclaves passent pour des folies psychopathes et c'est le but des auteurs. Les noirs sont mauvais par nature selon eux. En nous décrivant de telles horreurs, les commentateurs coloniaux nous donne des clés implicites pour comprendre la réalité de la vengeance insurrectionnelle et le sentiment de renversement vécu par les colons. Un choc alimenté par une connaissance non avouée de la rancune des esclaves, qui produit un effet de peur puissant quand les fondements d'un système sont renversés. Même si ils créent tout un langage falsificateur, les colons ont réellement souffert et ces récits en sont une expression claire. Ce qu'il y a de nouveau, c'est bien l'expression et la description de toutes ces violences. La peur du « nègre » était déjà présente auparavant, la violence punitive sur les esclaves aussi, mais pas cette violence vengeresse. Nous sommes face à une tentative d'expression littéraire de la terreur. Tous les fantasmes exotiques sur les noirs réapparaissent amplifiés par la singularité de l’expérience. En effet le choc est d'autant plus puissant à cause du caractère inattendu de la révolte. Nous sommes face à un sentiment de peur nouveau qui dépasse la simple méfiance que nous avons décrite plus haut. C'est la mutation du marron en « nègre insurgé ». Autrefois le marron provoquait de l'angoisse dans la société coloniale mais il ne menaçait pas directement l'ordre esclavagiste. Les traits principaux de la figure du marron sont les mêmes que celui du « nègre soldat » que nous avons vus plus haut. Ici il parvient à renverser un système, ce qui le rend beaucoup plus terrible. L'atrocité des descriptions va de paire avec cette amplification de la peur.

On découvre finalement que les colons n'ont pas compris pourquoi l'insurrection a pu se réaliser. Pour eux l’insurrection est dirigée par des chefs fanatiques désorganisés, alors qu'en réalité elle a été dirigée par les esclaves instruits et occidentalisés : les commandeurs créoles que les blancs pensaient relativement fidèles. Les colons ne parviennent pas à se l'imaginer tant les préjugés sont ancrés ou alors ils n'osaient pas se l'avouer.

Paradoxalement cette « conscience vicieuse » de l'esclave, que les colons ont inventée pour justifier l'usage de la violence a fini par se retourner contre eux. Peut- être que trop méconnaître ses subalternes et leur univers culturel donne des espaces de libertés à ces derniers. En pensant réduire une conscience uniquement par la violence, ils échappent à une partie du contrôle social. Cette partie du contrôle social qui leur échappe est justement ce qui les terrifie. C'est cet obscur monde magique laissé en apparence aux féticheurs. Mais ils ont besoin de cette haine de l'autre, de ce mépris pour s'autoriser comme dominateurs. Finalement on passe de l'image du « nègre heureux », majoritaire dans le discours avant la révolution à celui du « nègre incontrôlable ». Cela vient écorner le « risque acceptable » de l'esclavage, même si les colons pensaient se servir de cette image pour le défendre et le réintroduire.

Conclusion

:

Le portrait mystificateur de l'esclave en insurrection est donc un assemblage multiple. Un assemblage fait d'interprétation et d'instrumentalisation de faits traumatisants. Des faits traumatisants perçus par une pensée de domination qui doit nécessairement rabaisser l'autre afin de s'autoriser à vouloir continuer à le dominer d'une manière aussi brutale. Enfin c'est un discours qui ne veut pas s'avouer coupable d'avoir provoqué la colère de ses dominés, mais dans son expression extrême de la violence, il se dénonce tout seul.

Le message final est à double tranchant. La peur de l'autre est là et bien transmise. Le « nègre insurgé » barbare devait terrifier le bon lecteur occidental. Si le message passe et convainc, le récepteur accepte la domination esclavagiste car il considère que les noirs sont inférieurs, de nature mauvaise. Lles faire souffrir ne pose théoriquement pas de problème. Mais de l'autre coté il y l'aspect incontrôlable de ces « autres ». En effet s'ils parviennent à se révolter à quoi bon investir dans des projets aussi risqués ? Ces forces « païennes » sont trop dangereuses. Toute la mystification de l'intégration de la domination par les esclavages et de l’origine nécessairement externe des troubles viennent aussi tenter d’atténuer ce problème en plus d'être l'argumentaire contre les abolitionnistes. Le discours esclavagiste ne parvient donc jamais à dépasser cette opposition interne, barbare/bon sauvage, car elle en a fondamentalement besoin.