• Aucun résultat trouvé

Régionalisations et régionalismes : quelle prise en compte des facteurs culturels et économiques dans le découpage des régions ?

l’Émilie-Romagne et le Latium

1. Le débat entre régionalisation et régionalisme(s) en Europe

1.3. Régionalisations et régionalismes : quelle prise en compte des facteurs culturels et économiques dans le découpage des régions ?

La géographie régionale prête traditionnellement une grande attention aux modalités du découpage des territoires politiques, en particulier celui des régions administratives, et cherche à mettre en évidence le poids des différents facteurs, qu’ils soient d’ordre culturels, économiques ou politiques, qui les fondent. Depuis les années 2000, ces interrogations semblaient avoir été comme abandonnées aux autres sciences sociales (Richard, 2014) mais le sujet a récemment fait l’objet de vifs débats chez les géographes francophones. La multiplication des publications au moment de la réforme de fusion des régions françaises en 2015 (Brennetot et de Ruffray, 2014 ; Torre et Bourdin, 2015 ; Vanier, 2015) en est une démonstration. Une région dont les limites ont été définies en s’appuyant sur la tradition historique, sur la persistance d’une entité politique et dotée d’une culture propre dans le temps long telle qu’évoquée par Pesce et Capecchi en ouverture de ce chapitre, est-elle forcément plus propice au développement de certaines formes de régionalismes qu’une région découpée en fonction de préoccupations économiques ou à des fins de programmation et d’aménagement du territoire ? Quelle est l’influence de ces questionnements dans les choix de communication effectués par les dirigeants des collectivités locales et régionales ? Pour aller plus loin dans le raisonnement proposé ici, il faut interroger les relations entre les notions de régionalisme et de régionalisation. La nécessité d’expliciter les différentes acceptions que recouvrent ces mots est d’autant plus grande lorsque, comme ici, il s’agit d’étudier cette question en étant à cheval sur trois traditions scientifiques (française, italienne et anglo-saxonne) dans lesquelles les termes n’ont ni la même histoire, ni la même portée.

Régionalisation(s)

En fonction de l’angle d’approche privilégié et des auteurs mobilisés, le terme de régionalisation peut recouvrir au moins trois sens différents. À l’échelle d’un État, la régionalisation désigne dans une première acception le processus de découpage de l’espace de manière top-down par les titulaires de l’autorité politique nationale. Les différents types de maillages présentés dans la partie précédente [1.2.] sont le fruit de cette régionalisation engagée par les États. Ce découpage peut avoir soit une visée simplement statistique, à l’instar du premier recensement du royaume d’Italie en 1871 (socle des régions administratives actuelle), soit être envisagé pour répondre au besoin de programmation de l’action publique à une échelle plus fine que celle de l’État. La question est alors de savoir si la régionalisation doit ou non conférer une existence institutionnelle à une région qui existerait au préalable, sous une autre forme dégagée de toute contingence administrative. Dans ce premier sens, la régionalisation prend le simple sens de découpage, sans préjuger du niveau ou de l’échelle du compartiment créé (départements/provinces ou véritables régions administratives).

Le terme de régionalisation peut aussi désigner, dans une seconde acception, la modification du contenu institutionnel de la maille en question c’est-à-dire le mode de gouvernement politique, l’étendue des compétences et le degré d’autonomie vis-à-vis de l’État auquel elles appartiennent. C’est notamment ce qui est à l’œuvre dans la plupart des réformes de décentralisation en Europe. Ces modifications de la nature d’une maille et de l’éventail des compétences qui leur sont attribuées dans le cadre des différentes réformes sont régulièrement à l’origine d’une véritable lutte de pouvoir entre les différents échelons politico-administratifs d’un État. La multiplication du nombre d’échelons et le flou relatif qui peut exister dans la délimitation de leurs compétences augmentent le risque de concurrence, voire de conflit et avec lui le besoin de légitimation des élus politiques de chaque niveau. La question de l’empilement de ces échelons de gestion et de décision des politiques publiques, couramment désignée en France par l’expression « mille-feuilles territorial », joue donc un rôle de premier plan dans la construction du récit territorial des institutions et dans les relations que les acteurs des différents niveaux entretiennent les uns avec les autres. La création récente des métropoles ou città metropolitane en tant que collectivités territoriales constitue donc un bouleversement dans le paysage politico-administratif français et italien dont les conséquences sont à observer, ce qui constitue l’enjeu du chapitre 6. L’expression « régionalisme institutionnel », souvent employée chez les juristes (Barthélémy, 2009), constitue le plus souvent un synonyme de cette seconde acception du terme régionalisation. Enfin, le terme de régionalisation est également utilisé pour désigner un phénomène observable à une toute autre échelle ; la régionalisation du monde désigne alors le processus politique et économique d’association de différents États pour former des structures avec des degrés divers d’intégration mais supposées plus adaptées aux différentes facettes de la globalisation contemporaine (Marei et Richard, 2018 ; Richard, 2014b). Cette dernière définition n’est pas celle qui m’intéresse directement dans le cadre de cette thèse mais elle ne peut pas être ignorée non plus, ne serait-ce que par le rôle que joue l’Union Européenne dans le financement et la reconnaissance institutionnelle des régions d’étude a été évoqué plus haut.

Dans le cadre de ce travail et afin de limiter au maximum les confusions possibles, je fais le choix de désigner par « régionalisation » le processus de création puis de renforcement de la maille administrative et politique régionale et de ses institutions.

Pertinence, légitimité ou artificialité du maillage administratif régional L’analyse des différents types de maillages régionaux en Europe et de leur histoire ne peut se faire sans penser la question des critères qui président à leur découpage. P. Piercy résumait dans les années 1990 la situation (pour la France mais c’est directement transposable au cas italien) en ces termes :

« Quels défis doivent donc relever les régions pour tenir leur rang dans l’agencement complexe des mailles de gestion territoriale ? Quelques réponses peuvent être trouvées en confrontant, tant dans leur genèse que dans leurs dynamiques actuelles, les régions administratives et les régions telles que les géographes les appréhendent, non comme des pièces prédécoupées à usage technico-politique, mais comme des territoires d’échelle moyenne suggérés par l’observation de logiques d’organisation spatiales héritées et actuelles» (Piercy, 1998, p. 105).

Les débats sur la pertinence des maillages régionaux prennent place dans un champ structuré par deux idées qui ne s’opposent pas fondamentalement mais qui sont souvent jouées l’une contre l’autre lors des projets de réforme. D’un côté ce sont les traditions historiques et culturelles qui constituent le substrat légitime du découpage régional ; les arguments évoqués tiennent alors des dimensions paysagères, linguistiques, politiques, voire ethnographiques. De l’autre côté c’est la cohérence économique qui est privilégiée, souvent teintée dans le discours de ses partisans des accents de la « rationalité scientifique », avec pour notions phares les flux de navetteurs, la dépendance économique au centre urbain, les modèles de polarisation ou de systèmes urbains. A. Tanter-Toubon résume cette évolution en ces termes « les conceptualisations géographiques de la région se sont renouvelées dans les années 1960 autour d’une définition par l’économie plutôt quantitative et modélisante, selon deux entrées : soit par les villes et leur impact sur un arrière-pays élargi, soit par la localisation et le fonctionnement des entreprises » (Tanter-Toubon, 2003). Plus récemment c’est le critère de la taille qui semble avoir emporté l’adhésion des réformateurs, dans la logique du big is beautiful et ce alors même qu’aucun travail sérieux n’a pu démontrer la corrélation entre la taille d’une maille et la performance ou la compétitivité économique. Les différentes conceptions qui ont animé tant la géographie régionale du XXe siècle que les acteurs de l’aménagement du territoire dans plusieurs contextes européens n’ont d’ailleurs pas abouti à une définition univoque de ce qu’est une région et des modalités les plus pertinentes du traçage de ses limites (Piercy, 1997). Polarisation, métropolisation, région homogène, régionalisation administrative, polycentrisme… sont des termes chers à la géographie régionale depuis longtemps et le débat qui entoure ces mots est réactivé à chaque fois qu’une perspective de réforme territoriale se fait jour. Ce fut le cas à l’occasion de la réforme territoriale (qui comprend un redécoupage de la carte des régions) opérée en France sous la présidence de François Hollande, et à un bien moindre degré en Italie où cette hypothèse d’une refonte de la maille régionale n’a finalement pas été retenue mais a revivifié le débat (cf. chapitre 6). À travers de nombreuses tribunes de presse, diverses publications ou même des espaces virtuels dédiés à la réflexion sur ce thème, géographes, aménageurs et économistes ont ainsi pu échanger leurs visions et la défendre, sans parvenir à un consensus, et sans non plus être entendus par les décideurs politiques.

Le simple fait de mettre en question l’artificialité d’une maille revient à reconnaître qu’il y aurait un découpage plus « naturel » ou légitime du territoire mais cette idée, déjà contestée depuis longtemps, semble aujourd’hui complètement dépassée en raison des critiques faites à la notion de déterminisme naturel en géographie. La question reste néanmoins posée : est-ce que la pertinenest-ce du découpage vis-à-vis des critères historiques et culturels est un gage d’efficacité de la maille régionale ? Certains hauts responsables politiques n’y croient plus, c’est le cas de Gianluca Galletti qui déclarait dans la presse quotidienne en 2014 alors qu’il était ministre de l’environnement qu’ « une partie de l'inefficacité des régions est due à leurs limites territoriales : les services du welfare, la santé, l'instruction ne peuvent plus être gérés à l'intérieur de limites vieilles de 40 ans91 ».

Cette efficacité doit-elle alors être mesurée en termes de « performance institutionnelle », d’intensité du sentiment d’appartenance ou de développement économique ? Aucune réponse ne s’est véritablement imposée et aujourd’hui encore les points de vue s’affrontent sur ce sujet. Il semble néanmoins que la mondialisation ait joué un grand rôle dans le changement de perception de la région, (y compris chez les géographes), et de son utilité politique, économique et sociale. Depuis les années 1980, des voix se sont ainsi élevées dans la communauté scientifique pour souligner le fait que les dynamiques nées de la globalisation nécessitaient à la fois une adaptation, une redéfinition du maillage régional comme de l’idée même de région(Agnew, 2001 ; Keating, 1998 ; Paasi, 1991). G. Dematteis (1997) souligne ainsi le fait que si auparavant la région renvoyait à la base territoriale stable d’une communauté, cette définition a été profondément transformée. En effet, les publications académiques commencent alors à envisager les régions comme des constructions intentionnelles, un « ordre géographique local qui naît de la turbulence des flux globalisés et qui doit interagir avec eux pour continuer à exister » (Dematteis, 1997, p. 37). Il y a donc ici un changement de perspective à propos de la fonction même des Régions et de leur raison d’être. La question de savoir si le découpage régional doit relever de l’émergence (le périmètre des mailles ne correspond pas à un découpage antérieur) ou d’une résurgence (l’héritage historique du périmètre de la maille est « évident ») n’a pas été tranchée (Dumont, 2014). Les mobilisations et revendications autonomistes confèrent encore aujourd’hui une certaine vitalité à ce débat.