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Latium et Émilie-Romagne, deux régions aux périmètres instables ?

l’Émilie-Romagne et le Latium

EMILIE- EMILIE-ROMAGNE

3.2. Latium et Émilie-Romagne, deux régions aux périmètres instables ?

La question de la légitimité historique et de l’ancrage de l’unité du territoire régional dans le temps long constitue un élément souvent relevé par les acteurs politiques ou les professionnels de la communication rencontrés sur le terrain. Le manque de légitimité historique est alors évoqué comme un handicap dans la course à la notoriété, notamment chez les professionnels de la communication (quand il est question d’attractivité touristique) mais également chez les élus, qui regrettent une trop grande hétérogénéité du territoire à administrer. Comme l’a rappelé la partie précédente, les royaumes pré-unitaires ne coïncident globalement pas avec les régions administratives actuelles. Pourtant, en Émilie-Romagne comme dans le Latium la situation des « autres » régions, le Piémont, la Vénétie et la Toscane en général, est souvent décrite comme enviable par les acteurs rencontrés. L’analyse des variations de l’emprise territoriale de ces deux régions constitue donc un angle

Région Total "bonne" 2018 (%) Variation 2015 - 2018 (%) Total "bonne" 2015 (%) Variation 2015 - 2012 (%) Total "bonne" 2012 (%)

Prov. Auton. Bolzane 96 4 92 4 88

Prov. Auton. Trente 92 6 86 3 83

Emilie-Romagne 84 13 71 19 52 Frioul-Vénétie Julienne 81 18 63 10 53 Lombardie 80 18 62 14 48 Vénétie 80 20 60 16 44 Vallée d'Aoste 73 5 68 -1 69 Toscane 67 10 57 20 37 Marches 63 17 46 7 39 Piémont 54 9 45 15 30 Ombrie 48 11 37 10 27 Abruzzes 42 7 35 11 24 Ligurie 38 4 34 9 25 Latium 36 10 26 2 24 Pouilles 34 7 27 9 18 Basilicate 25 4 21 6 15 Molise 21 4 17 -3 20 Campanie 19 4 15 5 10 Sardaigne 19 5 14 6 8 Sicile 18 9 9 -1 10 Calabre 17 5 12 5 7 Moyenne italienne 52 8 43 8 35

Sources : données Eurobaromètres 356, 427 et 478 Réponse à la question : "Comment jugez-vous la situation économique actuelle dans votre

d’approche nécessaire dans la mesure où une instabilité relative de leurs limites peut facilement être érigée en problème pour la construction d’une identité.

Variations du territoire du Latium

La forme géométrique du territoire de la région Latium porte à interrogation sur les conditions de sa délimitation, notamment la proéminence constituée par la province de Rieti. Une rapide reconstruction historique est alors nécessaire. L’analyse détaillée des variations territoriales de la région Latium (comme des circonscriptions administratives qui la constituent à l’échelle infrarégionale) a fait l’objet d’un travail de recherche de Floriana Galluccio, d’abord dans sa thèse (Galluccio, 1998) puis dans ses travaux de recherche ultérieurs (Galluccio, 2011, 2015 ; Galluccio et Sturani, 2008). En 1923, un décret royal124

signé de Benito Mussolini, institue le rattachement de 58 communes (dont Rieti, futur chef-lieu) de la province de Pérouse à celle de Rome. En 1927, ces communes furent rattachées par un nouveau décret125 à celles qui composaient l’arrondissement de Cittaducale (appartenant anciennement à la province de l’Aquila, dans l’actuelle région des Abruzzes) pour former une nouvelle entité provinciale : la province de Rieti, dans l’objectif affiché de rendre une unité politique à la région antique de la Sabine. La devise de la nouvelle province « Tota Sabina Civitas » (toute la Sabine est une seule ville) en témoigne. Les communes qui la constituent aujourd’hui la province de Rieti étaient originellement comprise sur le plan administratif dans les « régions » (alors compartiments statistiques) de l’Ombrie et des Abruzzes et n’ont été que tardivement agrégée au reste du Latium.

Le scénario se répète pour l’institution de la province de Frosinone, à l’Est de Rome. Le décret royal qui a signé la naissance de la province de Rieti est une réforme territoriale avant la lettre, d’ampleur conséquente, qui voit la création en Italie de 17 provinces. Ce ne sont pas moins de 57 communes de la province de Terra di Lavoro qui sont retirées à la Campanie, anciennement comprises dans le Royaume des Deux-Siciles, pour constituer cette nouvelle province du Latium. Un même mouvement préside à la constitution de la province de Latina, au sud de la région, à la différence près que Latina (anciennement Littoria) est une ville de fondation fasciste, créé ex-nihilo dans les anciens marais de la plaine pontine, dont la bonification fait la fierté du régime fasciste. Après une absorption temporaire dans le cadre, très élastique à l’époque fasciste, de la province de Rome (en 1927), le décret du 4 octobre 1934 confirme la réunion de 33 communes à ce nouveau compartiment qu’est la province de Littoria, qui sera renommée Latina à la Libération en 1944.

124 Décret Royal du 4 mars 1923, n. 545

Figure 26. Les différentes phases de l'extension territoriale du Latium à l'époque fasciste

La région a donc été agrandie (augmentation de plus de 30% de la superficie du territoire régional) de toute part sur volonté expresse de Benito Mussolini, ce qui constitue d’ailleurs un point commun avec l’Émilie-Romagne. L’intention était de conférer à la capitale un arrière-pays plus large, à la mesure de l’importance de Rome dans la symbolique fasciste. La relation à une idéologie impériale est également évidente dans l’idée de conférer une unité administrative à des territoires ayant existé à l’époque antique, comme la Sabine (Carraciolo, 1991, p.15). Il en ressort notamment que cet agrandissement réalisé entre 1922 et 1934 n’a pas permis une forme de rééquilibrage de la région Latium ni sur le plan économique, ni le plan culturel (cf 3.3.2).

Variations du territoire de l’Émilie-Romagne

L’Émilie-Romagne est souvent décrite dans les volumes encyclopédiques comme un triangle constitué par trois limites « naturelles » : les Apennins au sud, le fleuve Pô au nord et l’Adriatique à l’est (Finzi, 1997 ; Marchi, 2016). Plusieurs textes du corpus documentaire analysé dans cette thèse reprennent cet argumentaire et insistent sur la prétendue naturalité du découpage régional qui lui confèrerait un caractère d’évidence. Pourtant les limites de la région ont été là aussi remaniées à deux reprises au moins, bien que de manière marginale.

Et ces différentes variations constituent aux yeux des acteurs rencontrés lors des entretiens plus que de simples anecdotes. Ainsi, lorsque je les interrogeais sur l’homogénéité du territoire régional et la permanence de ses limites administratives, plusieurs responsables régionaux ont fait référence à un moment particulier de l’histoire de la région et de l’Italie : l’intervention du régime fasciste pour agrandir la province de Forli-Cesena, à l’Est de la région.

Figure 27. Les différentes phases d'extension territoriale de la Région Émilie-Romagne

Comme dans le cas du Latium, c’est par l’intermédiaire d’un décret126 signé de la main de Benito Mussolini en 1923 qu’une partie de ce qui est appelé localement la « Romagne toscane » est détachée de la province de Florence pour être rattachée à celle de Forli-Cesena, dont est originaire le Duce. Nous sommes alors quelques semaines après la marche sur Rome et l’accession de Mussolini aux fonctions de président du Conseil des ministres avec les pleins pouvoirs en matière économique et administrative. Le Duce décale ainsi la limite de la province de Forli-Cesena vers le Sud afin d’y faire entrer un lieu qui compte sur le plan de l’imaginaire : l’origine du fleuve emblématique de la capitale, le Tibre, qui prend sa source sur pentes du mont Fumaiolo, dans la chaîne des Apennins. Cette décision est hautement symbolique puisque suivant l’idéologie fasciste qui reprend une grande partie de la mystique de la Rome antique, le Tibre est l’élément nourricier de la « Ville Eternelle ». Le fait de rendre possible, même de manière aussi grossière, le parallèle entre les origines du fleuve et celles du Duce constitue un élément de propagande important. Aujourd’hui encore, le monument construit par Mussolini pour signaler le lieu de la source du Tibre témoigne de l’intérêt du

régime fasciste pour les symboles géographiques. Le début de l’époque fasciste est aussi le moment d’une double modification de la province de Piacenza, la plus à l’Ouest de la région, avec le passage de dix communes de la province Lombarde de Pavie vers l’Émilie127, et en sens inverse la cession des communes de Romagnese, Ruino, Valverde et Zavattarello à la Lombardie en 1926128.

Au-delà de ces modifications, mineures en termes de superficie mais majeures en termes symboliques, la Région Émilie-Romagne a la particularité d’avoir subi une variation territoriale récente d’une certaine ampleur. Il s’agit du transfert récent de sept communes129

de la Région des Marches à la Région Émilie-Romagne, à la suite de référendums. La forte mobilisation lors de ces référendums locaux, qui se sont tenus les 17 et 18 décembre 2006, à propos du désir de rattachement à la région Émilie-Romagne, au détriment de la région des Marches, semble témoigner du fait que l’inscription dans un cadre politico-administratif fait sens pour les populations concernées. Les habitants se sont montrés à 56,13% favorables au changement de région, décision entérinée par la loi 117 du 3 aout 2009, qui crée un précédent qui pourra faire jurisprudence et amener à des modifications plus récurrentes du tracé des régions administratives. L’exemple a d’ailleurs déjà été suivi par la commune de Sappada, passée de la Vénétie au Frioul-Vénétie-Julienne en 2017. Ces déplacements de communes font réagir les spécialistes du droit administratif, comme Alessandro Sterpa et Luciano Vandelli, juristes et experts auprès des collectivités du Latium et de l’Émilie-Romagne :

« L'identité des régions... c'est complexe, elles ont été construites sur la base des circonscriptions statistiques. Par la suite il n'y a pas eu de grandes variations territoriales sauf dans deux cas : le Molise qui s'est séparé des Abruzzes en faisant une région de 300 000 habitants et le déplacement de communes (surtout entre Marches et Émilie-Romagne, pour des motivations politiques et entre Lombardie/Veneto et les régions à statut spécial pour les avantages fiscaux). Ça n'a rien à voir avec l'identité, c'est une question financière. » (A. Sterpa, entretien du 12.05.2014)

Le cas du transfert des communes de la haute-vallée de la Marecchia pose des questions intéressantes du point de vue de la géographie politique : s’agit-il de la démonstration que la rationalité de l’accès au service commence à prévaloir sur les logiques de campanilisme ou bien le signe d’une bien plus forte attractivité de l’Émilie-Romagne par rapport à la région voisine des Marches ? Comme le signale Alessandro Sterpa, les années 2000 et le début des années 2010 voient se multiplier les demandes de transfert de commune d’une région à l’autre puisque la procédure a été facilitée par la réforme constitutionnelle de 2001. Dans la plupart des cas il s’agit effectivement de demandes liées à l’acquisition des privilèges fiscaux des régions à statut spécial, ces demandes sont alors systématiquement rejetées (Filippini,

127 Décret royal du 8 juillet 1923, n. 1726

128 Décret royal du 23 décembre 1926, 2246

2009). En revanche, l’agrégation des communes dont il est question à la Région Émilie-Romagne est décrite par les élites politiques et la presse locales comme guidée par une « nécessité identitaire » selon les mots de la Vice-présidente de la Région Émilie-Romagne (entretien du 27.01.2014). Le sujet se transfère dans les mêmes termes dans le débat parlementaire puisque la loi qui entérine finalement ce transfert de communes évoque une justification « en considération de leur localisation spatiale particulière et des liens historiques, économiques et culturels entretenus avec les communes limitrophes130 ». Ce transfert de communes a également eu des répercussions sur les relations entre acteurs institutionnels puisque les représentants politiques de la petite région des Marches ont fait leur possible pour empêcher l’opération de modification du tracé en portant un recours devant la Cour Constitutionnelle le 13 octobre 2009, soit deux mois après que le transfert de communes a été entériné par l’État.

Dans le cas du Latium, le territoire régional a beaucoup varié, avec un agrandissement de près d’un tiers de sa surface dans les années 1920-30, mais il s’est ensuite stabilisé et n’a subi aucune modification depuis la naissance institutionnelle des Régions en 1970. Au contraire, l’Émilie-Romagne a connu des modifications plus marginales (une augmentation de 6,3% de la superficie de son territoire pendant l’époque fasciste) mais constitue le premier cas de modification contemporaine du tracé des limites régionales (en 2009). Durant tout le XXe siècle ce sont surtout le nombre et le découpage territorial de l’échelon provincial qui ont varié (Tanter-Toubon, 2003), les régions ayant été le plus souvent préservées de ces modifications. Les « régions historiques » telles qu’elles avaient été qualifiées par les participants aux débats de l’Assemblée Constituante en 1947 ont été pérennisées et bénéficient aujourd’hui, après au moins un demi-siècle d’existence, d’un ancrage historique indéniable.