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La Ligue du Nord et la « Padanie », des références embarrassantes mais incontournables

l’Émilie-Romagne et le Latium

1. Le débat entre régionalisation et régionalisme(s) en Europe

2.2. La Ligue du Nord et la « Padanie », des références embarrassantes mais incontournables

Le visage que prend la question régionale italienne dans les années 1990 avec la montée en puissance de la Ligue du Nord mérite ici une attention particulière, non pas parce que ce parti occupe une place centrale dans les deux régions étudiées dans cette thèse, qui sont au contraire restées jusqu’à très récemment parmi les plus préservées de son influence mais parce que ce phénomène a des retombées sur toute la problématique régionale. Les mouvements fondés sur le régionalisme culturel, dont la crainte avait conduit à la mise en place par l’État dès l’après-guerre de « régions à statut spéciaux » pour la Sicile, la Sardaigne et les régions frontalières du Nord (Val d’Aoste, Frioul-Vénétie Julienne et Trentin-Haut-Adige), ont quasiment disparu en tant que tels (Nucifora, 2015). La modalité principale d’expression du régionalisme italien des dernières décennies est tout autre et correspond à un régionalisme d’intérêt caractéristique du « nouvel égoïsme territorial » (Davezies, 2015). Ce régionalisme au nouveau visage est porté par une logique de développement économique tirant parti de la mondialisation. Pour ses partisans, l’échelle nationale et les redistributions de richesse qu’elle impose constituent un frein (Petrella, 2001b). Il a longtemps été incarné en Italie par le parti politique de la Ligue du Nord qui a conquis son électorat en le fédérant autour de trois thèmes principaux : le parasitisme des régions du Sud, l’inefficacité de l’État (incarné dans la figure honnie de la capitale Rome, Figure 19) et l’immigration (qui a récemment comme on le sait pris une place prépondérante dans son argumentaire).

Figure 19. Se construire contre Rome : la poule aux œufs d’or padane. Source : www.liberoquotidiano.it le 15 avril 2011

La ligue du Nord est d’abord un mouvement fondé en 1989 par Umberto Bossi en fusionnant la Ligue Lombarde, qu’il avait créée cinq ans auparavant, la Ligue Vénète (légèrement plus ancienne) et une dizaine d’autres mouvements régionalistes ou autonomistes du nord de l’Italie. Ce parti, rapidement marqué à droite, milite pour une autonomisation de la « Padanie », c’est-à-dire le Nord de l’Italie constitué par la plaine du Pô et le sud des Alpes (Biorcio, 1997 ; Champeyrache, 2002) qu’il considère vampirisé par l’État central au profit

d’un Sud assisté. La montée en puissance de la Ligue vient replacer la « question régionale » au centre l’attention politique mais en changeant les termes du débat. Il n’est plus seulement question de réfléchir aux modalités d’une décentralisation (comme dans les années 60-70) mais bien aux modalités d’un « fédéralisme » (Cavazza, 1995). L’ancrage principal est d’ordre économique ou fiscal, mais cela ne va pas sans faire entrer en jeu les autres dimensions de la territorialisation. Sur le plan politique, l’identité du parti s’est donc structurée sur cette opposition entre les régions du Nord (et leurs intérêts), présentées comme souffrant d’un déficit de représentation, et l’État central. Sur le plan culturel, cette volonté séparatiste s’exprime de manière très contrastée en fonction des années et du jeu politique national (Biorcio et Vitale, 2011), mais elle a donné lieu à une entreprise de construction territoriale notable (Conti et Salone, 2011), faisant intervenir la plupart des paramètres identifiés au chapitre précédent.

La « Padanie » ne peut pourtant compter ni sur une langue commune, ni sur une spécificité religieuse, ni même encore sur une unité politique passée, qui sont des éléments symboliques mobilisés comme éléments clés dans les discours nationalistes. M. Machiavelli a décrit le besoin de légitimer l’entreprise indépendantiste de la Ligue par l’invention d’une tradition, une construction de la figure du Padan et la transformation des préjugés existants (qu’ils portent sur les gens du Nord ou sur ceux du Sud du pays) en caractéristiques quasi ethniques (Machiavelli, 2001). Les textes officiels du parti s’inscrivent dans une référence à la Ligue Lombarde, constituée au XIIe siècle par une douzaine de communes d’Italie du Nord pour lutter contre l’ambition hégémonique de l’Empereur Frédéric Barberousse à qui elles arrachèrent la reconnaissance de leurs libertés103 (Avanza, 2003). Il s’agit ici de tenter de construire une identité territoriale dans le sens d’un renforcement du sentiment d’appartenance des habitants du territoire considéré (cf. chapitre 1), de favoriser l’essor ou de profiter de l’existence d’un esprit de communauté entre ses habitants (qui irait ici de pair avec le rejet de l’autre). La création en 1997 du quotidien local la Padania, qui délivrait jusqu’en 2014 une vision de l’actualité orientée selon les objectifs des cadres du parti, et limitait l’emprise des prévisions météorologiques au bassin versant du Pô (Keating, 1998, p. 87), montre combien la communication et ses instruments ont joué un rôle crucial dans cette entreprise. Le phénomène de la Ligue du Nord, interprété comme une manifestation de régionalisme, pose question. D’une part cette Padanie revendiquée, à géométrie variable selon les ambitions de ses leaders, n’a aucune existence institutionnelle et déborde largement le cadre d’une région administrative (elle est à cheval sur plusieurs régions du nord du pays dont le Piémont, la Lombardie et la Vénétie). D’autre part, comme le souligne R. Biorcio,

le succès de ce phénomène est avant tout tributaire d’une collection bien réussie de localismes (Biorcio, 1997, 2010).

Néanmoins, sa seule existence structure la question régionale y compris dans sa dimension « ordinaire ». Mon choix, affirmé dès le début des entretiens menés sur le terrain, d’enquêter sur le processus de fabrique territoriale en contexte ordinaire et non-conflictuel a parfois suscité l’incompréhension des informateurs sollicités. Les entretiens menés avec les administrateurs régionaux ont dérivé à cinq reprises vers cette « question padane », pourtant éloignée des débats publics dans la période couverte par les phases de terrain (2014-2016). C’est notamment le cas de la majorité des entretiens conduits avec des responsables politiques de la région Émilie-Romagne (Simonetta Saliera, vice-présidente de la Région ; Alessandro Zucchini, directeur de l’Institut pour les Biens Culturels ; Walter Vitali, ancien sénateur et maire de Bologne) mais également de l’entretien avec Alessandro Sterpa, proche du président de la région Latium. Si le sujet s’est imposé comme un passage obligé de ces entretiens, le contenu des discours sur l’entreprise de construction territoriale et de fabrique des symboles par le parti de la Ligue du Nord montre bien une prise de distance et une conscience aigüe des enjeux de construction identitaire « au forceps » chez les acteurs politico-institutionnels de mes régions d’étude. Ainsi, lors d’un entretien avec la vice-présidente de la région Émilie-Romagne et son chef de cabinet, la question de l’identité régionale (qui portait sur leur propre contexte régional) a été immédiatement détournée vers les tentatives de construction identitaires entreprises par la Ligue du Nord :

« La Ligue a bel et bien cherché à créer une identité, celle du Nord de l'Italie, mais ils sont allés la chercher dans les mythes celtes, même si ça n'a pas grand-chose à voir avec la Lombardo-Vénétie. Moi j'ai toujours été intimement convaincu qu'il s'agissait purement d'un problème fiscal. D'un côté il y a le "arrêtons l'assistanat envers le Sud", la région Lombardie, comme l'Émilie-Romagne, a une part d'employés dans la fonction publique bien inférieure à celle de la région Sicile. Et de l'autre côté il y a ce "nous voulons continuer à ne pas payer les taxes", parce que le pacte social de la DC était très simple, il était basé sur une dépense publique élevée dans le Sud et une forte tolérance sur l'évasion fiscale dans le Nord. Avec au milieu de ça les régions du Centre qui payaient pour tous. Et les politiques publiques que la Ligue a menées lorsqu'elle était au gouvernement ont confirmé cela, l'Italie n'a jamais dépensé autant d'argent de manière improductive que lorsque Bossi était au gouvernement. Au moins, avec la DC, même si je n'ai jamais éprouvé de grande sympathie à son égard, on voyait apparaître des usines dans le Sud. Ils essayaient. » (Simonetta Saliera et Luca Molinari, entretien du 27.01.2014)

Cet extrait d’entretien montre bien que la tentation à l’égoïsme territorial se décline facilement à toutes les échelles et l’idée d’une injustice fiscale peut, dans le cas de cette région d’Italie centrale, s’exprimer à la fois à l’encontre des régions du sud assistées (à travers l’argument du nombre d’emplois publics) et des régions du nord enclines à la triche (évasion fiscale). Dans la suite de l’entretien, le chef de cabinet évoque l’existence de tracts distribués à la fin des années 2000 destinés à la prise de conscience par les Émiliens-Romagnols de leur

statut d’exploités par l’État central. La description du tract en question correspond à l’image de la Figure 19, à la nuance que la poule aux œufs d’or était remplacée par une mule et que les habitants de la région sont appelés « somari emiliani » (bêtes de somme). Même si cette appellation est rejetée par mon interlocuteur, elle témoigne de la conscience des habitants d’avoir en commun l’estime de la valeur travail, ce sur quoi je reviendrai dans le chapitre 4. Malgré une proximité géographique évidente avec le Pô, autre référence léghiste, qui constitue la limite nord de la région et malgré une place de choix dans le système productif italien et des revenus moyens largement supérieurs à la moyenne nationale, l’Émilie-Romagne n’a jamais constitué un terrain fertile à l’implantation du parti de la Ligue du Nord. Le Latium, en tant que région de Rome, la capitale contre laquelle s’est construit le discours léghiste, est également une des régions où le vote pour la Ligue du Nord est le plus rare. La création de la « Padanie » s’appuie en somme sur des thèmes classiques de la construction territoriale et de la construction des imaginaires nationaux. Cependant, la particularité de ce cas réside dans le fait que l’invention d’un projet culturel intervient a posteriori, en renfort de revendications premières qui sont, elles, d’ordre économiques : désir de rompre avec la logique de solidarité et les mécanismes de péréquation à l’échelle nationale pour mieux profiter des richesses produites localement. Le fait que ce régionalisme n’ait pas pour origine des considérations d’ordre ethniques ou culturelles n’a pas empêché un rapport fortement conflictuel avec l’État, et le phénomène a longtemps été décrit dans le cadre d’un « hard region work » (Passi, 2009). Il faut cependant souligner les évolutions notables et très médiatisées de la question léghiste. Le parti, un temps tenu à l’écart de l’échiquier politique national, a fini par accéder dans les années 1990 à un statut de premier plan, notamment en jouant à plusieurs reprises un rôle d’arbitre entre les différentes coalitions qui se sont succédées à la tête de l’État. Après une période de reflux et une perte d’influence ponctuée par un scandale qui a vu le remplacement de son leader charismatique Umberto Bossi - mis en cause par la justice dans une affaire de détournement de fond - par Matteo Salvini, le parti a connu un regain de popularité dans le courant des années 2010. La Ligue s’est alors étendue au-delà de ses bases territoriales traditionnelles (Lombardie, Vénétie) pour atteindre des régions jusqu’ici insensibles à ses arguments (lors des élections législatives de 2018 elle a obtenu plus de 20% des suffrages au premier tour en Ligurie, Ombrie, et même Émilie-Romagne). D’abord focalisé sur des problèmes d’immigration interne (dénonciation de l’arrivée d’un flux de chômeurs venu des régions du sud du pays), les préoccupations des idéologues du parti ont désormais changé d’échelle pour se livrer à une stigmatisation de l’étranger, de l’immigré, souvent défini par le terme extracomunitario. Ce changement de perspective et d’échelle à laquelle est construit « l’autre » a fortement contribué à la montée en puissance du parti, qui a pris un virage nationaliste et a mis au second plan l’expression des volontés de sécession régionalistes. S’il était courant jusqu’aux dernières années de cette recherche doctorale de lire que ce parti avait une audience et une influence sans commune mesure avec son poids intrinsèque, qui ne dépassait jamais 10% des voix à l’échelle du pays, le raz-de-marée

électoral de 2018, que beaucoup ont associé à l’idée d’une montée des populismes en Europe, est venu modifier en profondeur son rôle à l’échelle nationale ainsi que son identité.

Si on considère que son leader Matteo Salvini portait fièrement à peine deux ans auparavant un t-shirt « la Padanie n’est pas l’Italie » (Figure 20), signe de son désir d’autonomie confinant à la volonté d’indépendance, le fait que la Ligue du Nord, rebaptisée significativement « Ligue » tout court, ait partagé jusqu’en septembre 2019 le gouvernement du pays avec le parti issu du Mouvement 5 Etoiles104, ce qui constitue un véritable paradoxe.

Figure 20. Matteo Salvini arborant un t-shirt "La Padanie n'est pas l'Italie" lors d'un congrès du Parti dans la Province lombarde de Monza et Brianza en 2016 (source : http://nuovabrianza.it)

Tout bien considéré, l’objectif des partis traditionnels de museler ou tout du moins de canaliser les aspirations autonomistes portées par la Ligue du Nord seraient, selon certains spécialistes, à l’origine de la plus grande partie des réformes qui ont accéléré le processus de régionalisation administrative dans les années 1990 (Desideri, 2016). Ainsi peuvent être interprétées la réforme constitutionnelle de 1999, qui introduit l’élection directe des présidents de région et donc la possibilité d’un plus fort sentiment de représentation de la part des populations des régions en quête de leader, mais également la réforme constitutionnelle de 2001. Cette dernière est parfois vue comme la recherche d’un équilibre difficile entre les différentes mailles de pouvoir ou au contraire comme une véritable rupture dans l’organisation politico-administrative italienne. Toujours est-il que ces considérations mettent en évidence le fait que les différents visages de la « question régionale » italienne sont intimement liés les uns aux autres et qu’on ne peut pas penser la question de la régionalisation italienne sans faire appel à des éléments de contexte puisés dans la « question du Sud » ou dans la « question du Nord ».

104 Formation politique fortement anti-système, fondée en 2009 par Beppe Grillo et Gianroberto Casaleggio et qui milite pour stimuler une forme de démocratie directe.

2.3. Entre poussées fédéralistes et néocentralisme, la régionalisation