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Identifier les enjeux de la production de récit territorial « par le bas »

institutionnelles de faire territoire : quelle intention derrière la production de récit territorial ?

2. Le récit territorial : un outil au service des acteurs en charge de la fabrique du territoire fabrique du territoire

2.4. Identifier les enjeux de la production de récit territorial « par le bas »

Pour qu’on puisse considérer qu’il y a une intention de la production de la narration territoriale, il faut que les acteurs en reconnaissent et en expriment les objectifs, qu’ils témoignent une certaine réflexivité sur leur pratique. Le terme de réflexivité étant définit ici comme la capacité des acteurs à « comprendre ce qu’ils font pendant qu’ils le font » (Giddens, 1987, p. 33). Il faut donc s’interroger - et les interroger en leur donnant la parole le plus librement possible - sur leurs objectifs réels au moment où ils écrivent ou prononcent leur discours. A partir des entretiens menés sur le terrain44 de mes deux régions et en tenant compte des possibles reconstructions de sens chez les acteurs rencontrés a posteriori, il est possible de reconstituer une liste d’enjeux identifiés par les praticiens du récit territorial. La diversité des éléments évoqués dans de cette liste, résumée ici à travers l’emploi de catégories généralistes comme le politique, le social et l’économique, rend bien compte de la complexité mais aussi de la centralité de cet objet aux yeux des différents acteurs, élus comme personnels techniques de l’institution et jusqu’aux communicants de métier.

Enjeux politiques

Parmi les explications avancées pour justifier la nécessité de produire un récit territorial, un premier ensemble est à ranger dans la catégorie des enjeux politiques. Dans un interview accordé au quotidien Il corriere di Bologna, Stefano Bonacini, alors candidat à la présidence de la Région Émilie-Romagne, déclare que son objectif principal est de « construire une région dans laquelle on est fier de vivre et de faire grandir ses enfants45 ». La création ou le renforcement du sentiment d’appartenance et de fierté territoriale, constitue en effet l’enjeu le plus souvent mis en avant lors des entretiens effectués sur le terrain et les raisons peuvent varier. Pour les élus, pas de doute :

44 La question était généralement posée dans les termes suivants : « quels sont les objectifs de la narration, diffusée à travers la communication institutionnelle de la région ?»

45 « costruire una regione nella quale si è orgoglioso di vivere e di far crescere i propri figli » source : https://corrieredibologna.corriere.it/bologna/notizie/politica/2014/3-ottobre-2014/bonaccini-ecco-programma-taglio-burocrazia-ed-enti-inutili-230270774780.shtml (consulté le 29.10.2014)

« l’existence d’un sentiment d’appartenance va de pair avec une meilleure gestion de la chose publique46» (Antonio Cozzolino, maire de Civitavecchia, entretien du 01.03.2016)et certains vont jusqu’à évoquer une finalité de contrôle politique.

“Le sentiment d’appartenance est la clé pour renforcer le contrôle social d’une communauté. Plus quelqu’un se sent fier ou aime sa ville, plus il l’aide à conserver sa cohésion47 » (Daniele Manca, maire de Imola, entretien du 21.01.2014)

La diffusion du récit territorial constitue pour d’autres un moyen de légitimer l’existence du territoire et l’exercice de la décision politique à cette échelle. Il s’agit donc de faire en sorte que la région, au-delà de son statut administratif, soit aussi « un niveau normal de territorialisation des questions sociales et politiques » (Kernalegenn, 2011), ce qui constitue en soi un facteur de légitimité politique des élus, la raison d’être de l’exercice de leur mandat. La communication institutionnelle à destination des habitants a d’ailleurs pendant longtemps eu essentiellement cette fonction informative et ce peu importe l’échelle considérée :

« Il y a une partie importante de nos activités qui consiste à informer les citoyens de ce que fait ou essaye de faire le gouvernement régional, sur les politiques développées par la Région48 » (Piera Cominesi, employée du service presse et communication de la région Émilie-Romagne, entretien du 27.01.2014)

Cela est d’autant plus vrai en contexte de recomposition territoriale comme à l’approche de réformes annoncées par l’État. C’est d’ailleurs l’explication fournie par Frédéric Tesson pour justifier son choix de travailler sur les départements français, dont la pérennité est souvent remise en question : « face à une adversité multiforme qui travaille à leur disparition, les conseillers généraux trouvent dans les territorialités anciennes et dans des identités (re)construites, les ressorts de leur pérennité » (Tesson, 2014, p. 103).

Enfin, plusieurs entretiens ont également fait émerger une nécessité politique aux finalités électoraliste :

« Aujourd'hui il y a un véritable plan de communication qui porte sur ce que fait l'administration pour restituer son image globale donc pas liée à des instruments particuliers. Il faut consulter le document de mi-mandat que l'on a rédigé. Qui a été publié sur Iperbole début 2013... Aujourd'hui la communication a plus une mission de mettre en avant l'administration. Le document de mi-mandat a été un véritable plan de communication, on a demandé à chaque assesseur49 de synthétiser les choses les plus signifiantes, les objectifs et les résultats obtenus. Ensuite ce matériel a été travaillé pour

46 “Col senso di appartenenza viene anche la gestione migliora della cosa pubblica.”

47 "Il senso di appartenenza è la chiave per rafforzare il controllo sociale di una comunità. Più uno si sente

orgoglioso o ama la sua città, più da una mano la città a stare coesa"

48 “C’è una parte importante delle nostre attività che consista ad informare i cittadini su cio’ che fa o cerca da fare la giunta, quali sono le politiche sviluppate dalla Regione…”

49 Le terme d’assesseur désigne un membre de la giunta, c’est-à-dire du gouvernement local ou régional. A l’image d’un ministre, il est doté d’un portefeuille sectoriel et nommé directement par le gouverneur de Région ou le maire.

réussir à donner une image synthétique de ce qu'étaient les éléments qui caractérisaient l'administration, à l'aide de mots-clés, des modalités qui puissent fixer ce qui singularise ce mandat administratif50 » (Patrizia Gabellini, assesseur à l’urbanisme à la maire de Bologne, entretien du 29.10.2014)

Enjeux sociaux

En dehors de la catégorie des élus et grands administrateurs, d’autres acteurs évoquent la question du sentiment d’appartenance, le plus souvent dans l’objectif de former une communauté citoyenne plus soudée, exprimant ainsi la simple « volonté de retisser le fil de la cohésion sociale dans des sociétés guettées par le risque de désolidarisation » (Jaillet, 2009, p. 121). Certains événements marquants de l’histoire du territoire concerné peuvent ainsi jouer le rôle de catalyseur de ce « sentiment régional », c’est par exemple le cas des catastrophes naturelles comme le souligneElena Rossi, responsable de la communication de l’assessorat à la formation et à l’attractivité économique de la région Émilie-Romagne :

« Pendant cette phase du tremblement de terre51 j’ai ressenti ce qui selon moi manque un peu depuis quelque temps au sein de l’institution, et dans les relations entre institutions. C’était la capacité des politiques de devenir aussi des techniciens, de ne pas se contenter de donner une direction politique et de laisser les autres affronter concrètement le problème. Selon moi ceci ressemble plus à ce qui caractérisait la région dans les premiers temps. Nous avons réussi à communiquer là-dessus. Il y a eu de la solidarité parce qu’il y a eu une narration de la capacité d’un territoire à réagir de manière positive52. » (entretien du 22 mai 2015)

La littérature scientifique sur le sujet invite cependant à relativiser la portée de ce type de discours et à penser que « réinscrire les individus dans le lien social à partir du territoire ne suffit pas à « faire société » » (Jaillet, 2009, p. 121), il s’agit là d’une des limites de mon propos

50 «Oggi c'è un vero e proprio piano di comunicazione che è su che cosa fa l'amministrazione per restituire una sua immagine complessiva, quindi non legata a singoli strumenti. Per questo, puo essere utile il documento di meta-mandato, pubblicato su Iperbole all'inizio di 2013... Oggi si cerca di comunicare l'attività complessiva di un'amministrazione. Quindi non legato a qualche cosa di specifico al territorio ma legato a un'amministrazione che ha un mandato e che si rappresenta. Il documento di metà-mandato è stato un vero e proprio piano di comunicazione in cui si sono messi tutti insieme. Ad ogni assessore è stato chiesto di sintetizzare le cose più significativi, i documenti e i risultati che in quel momento erano più significativi, poi questi materiali sono stati rielaborati per riuscire a dare un'immagine sintetica di quali erano gli elementi che caratterizzano l'amministrazione anche con delle parole chiave, con modalità che fissassero ciò che contraddistingue questo mandato amministrativo. »

51 L’épisode du tremblement de terre auquel il est fait référence correspond aux fortes secousses qui ont secoué le nord de la région entre le 29 mai et le 03 juin 2012, occasionnant plus de 13 milliards d’euros de dégâts matériels et causant la mort de 26 personnes.

52 “In quella fase ho respirato quello che sento un po mancare da qualche tempo nell'istituzione, anche nelle relazioni fra istituzioni. C'era la capacità dei politici di diventare dei tecnici pure, di non accontentarsi di dare un indirizzo politico da lasciare agli altri, di affrontare i problemi. Secondo me questo assomiglia di più allo spirito che caratterizzava la regione nei primi tempi. Noi siamo riusciti a comunicarla. C'è stato solidarietà perché c'è stato una narrazione della capacità di un territorio di reagire in modo positivo.”

puisque cette recherche ne va pas jusqu’à saisir la réception et les effets de ces messages sur les populations cibles.

Enjeux économiques

Ron Johnston a bien montré combien les stratégies employées par les groupes de pression qui agissent au sein d’un État pour la reconnaissance des particularités régionales et locales sont tournées vers la promotion de leurs propres intérêts socio-culturels dans un premier temps mais surtout et également leurs intérêts économiques (Johnston, 2003). En ce qui concerne les objectifs en termes de retombées économiques, quatre dimensions sont à dégager. La première concerne le renforcement de l’attractivité économique du territoire régional pour des cibles extérieures, notamment les investisseurs. Attirer l’attention par la narration d’un modèle de développement original constitue ainsi un avantage comparatif dans la compétition que se livrent aujourd’hui les territoires et l’Émilie-Romagne longtemps constitué un archétype en la matière. Le cas de la Troisième Italie, dont l’Émilie-Romagne fait partie, étudié entre autre par A. Bagnasco et C. Trigilia a bien montré combien le rôle des collectivités locales et régionales et de leurs gouvernement, en collaboration avec les associations professionnelles, était sinon le moteur tout au moins une composante dans le développement d’une culture de l’apprentissage et de l’innovation, étape essentielle pour la réussite dans l’économie mondiale (Bagnasco et Trigilia, 1993).

Le plan stratégique métropolitain de la ville de Bologne décrit de manière très efficace cette nécessité nouvelle auxquelles sont confrontés les acteurs de la production du récit :

« Les conditions nécessaires pour remporter le défi de la compétition entre les territoires et les villes sont l’identification, la définition, la communication et l’imposition d’un positionnement distinctif (qui donne une unité) et crédible (pour les différents publics visés et pour les résidents) » (Bologna, Piano Strategico Metropolitano, 2013)

La seconde dimension évoquée est celle du développement local endogène. Les économistes territoriaux et les politistes qui s’intéressent au développement local pointent depuis longtemps la nécessité d’« inventer un imaginaire territorial qui réconcilie les différents acteurs » (Faure, 2005). Un modèle raconté à destination de l’extérieur peut donc également être adressé aux acteurs économiques implantés sur le territoire et modifier leurs pratiques. C’est ce que souligne l’assesseur en charge du développement économique de la région Émilie-Romagne pour qui la narration construite autour du « modèle émilien » constitue un facteur explicatif de la réussite des politiques de développement local :

“L’Émilie-Romagne dans les années 1970-80 a eu une fonction très importante du point de vue de la narration, parce qu’elle est devenue l’exemple, raconté dans le monde entier, de la possibilité d’un modèle de croissance qui soit autonome par rapport à celui de l’industrie fordiste, qui soit fortement basé sur le territoire comme lien, sous la forme

des districts industriels, et qui soit aussi apte à proposer une forte ouverture à l’international. C’était ça la plus forte narration, un récit qui disait : « regardez, en réalité l’Émilie-Romagne est le lieu de la nouvelle industrie, qui devient celle du post-fordisme, qui a besoin d’un contexte social, celui d’une forte cohésion sociale et qui nécessite aussi des politiques publiques pour créer cette cohésion sociale ». C’était ça la narration, elle était faite en italien par Brusco et Prodi, et sur le plan international il y avait le célèbre libre de Jack Sabel et les travaux de Putnam. C’est à ce moment-là que le thème de la narration est devenu véritablement crucial, parce que le récit était également un élément important d’auto-conviction, de mise en conformité profonde de notre organisation au modèle en question53. » (Patrizio Bianchi, assesseur à la formation, au développement économique et à l’université de la Région Émilie-Romagne, entretien du 22.05.2015)

La troisième dimension, qui semble prendre une place toujours plus grande au fil des ans (j’y reviendrai au chapitre 3) est celle de l’attractivité touristique. Construire une narration territoriale constitue le moyen privilégié d’ériger son territoire en destination prisée et d’accroître sa fréquentation touristique.

Une hybridation progressive des différents enjeux qui complexifie sensiblement l’approche

Malgré la volonté d’identifier de manière analytique des enjeux fortement différenciés à cette production de la narration, l’impression première issue de la pratique du terrain est celle d’une forte interdépendance des objectifs poursuivis. Plus les matériaux analysés sont récents et moins la délimitation est évidente à retracer. L’entremêlement progressif des différents enjeux de la narration semble toutefois assumé par ses producteurs, comme le montre cet extrait du document d’orientation du Plan Stratégique Métropolitain 2.0 de la ville de Bologne :

“En ce sens nous retenons que nos caractères culturels (traditionnels comme nouveaux) représentent les éléments clés d’une nouvelle citoyenneté et sont capables de générer en même temps le sentiment d’appartenance, l’attractivité et l’hybridation avec les cultures émergentes54” (Linee Guide PSM 2.0, p13).

53 “L’Emilia-Romagna negli anni Settanta ha avuto una funzione importantissima dal punto di visto della narrazione, perché è diventato l'esempio narrato in tutto il mondo della possibilità di un modello di crescita che fosse autonomo rispetto a quello dell'impresa fordista, che fosse fortemente basato sul territorio come collante in distretti industriali e che fosse anche in condizioni tale da avere una forte apertura internazionale. Quella è stata la più forte narrazione, una narrazione che dice : guardate che in realtà l'ER è il luogo della nuova industria, che diventa quella post-fordista, che ha bisogno di un forte contesto sociale, di una forte coesione sociale e che richiede politiche pubbliche per creare questa coesione sociale. Questa era la narrazione, è stata fatta in italiano da Brusco e da Prodi. E dal punto di visto internazionale c'è il famoso libro di Jack Sabel, e i lavori di Putnam. A quel punto li diventa veramente cruciale il tema della narrazione, perché la narrazione è stato un elemento importante anche di auto-convincimento, di conformazione forte della nostra organizzazione al modello stesso.”

54 « In questo senso riteniamo che i nostri contenuti culturali (tradizionali e nuovi) rappresentino gli elementi chiave di una nuova cittadinanza, e siano capaci di generare allo stesso tempo senso di appartenenza, attrattività e ibridazione con le culture emergenti »

Le sentiment d’appartenance est aujourd’hui au cœur du branding et une composante non-négligeable des démarches de développement territorial et la limite se brouille entre le discours à destination des habitants et celui destiné à rendre le territoire plus attractifs pour les cibles externes. Sur le plan théorique, l’effacement de cette limite est expliqué par Roberto Grandi par l’entrée dans l’ère du place branding, qui se substitue aux démarches de marketing territorial traditionnelles et s’adresse désormais tant aux cibles externes qu’aux cibles internes. L’impression d’hybridation progressive des enjeux se dégage également de la liste des objectifs de la communication institutionnelle établie en situation d’entretien par une des fonctionnaires de l’Agence Presse et Communication de la Région Émilie-Romagne. Elle identifie spontanément trois buts à son activité :

« Le but de la communication institutionnelle c’est : 1) informer les citoyens sur ce que fait ou cherche à faire le gouvernement régional ainsi que sur les pouvoirs et les compétences de l’institution. 2) Développer la volonté de vivre ensemble et le sentiment d’appartenance de la population locale. Et 3) Améliorer l’image de la région hors de ses limites. Selon moi ce sont trois éléments très importants, qui sont pris en considération et expliqués avec des instruments différents55. » (entretien avec Piera Raimondi, 27.01.2014)

L’une des phases clés de cette recherche a donc consisté à identifier ces fameux « instruments » dont parlent les acteurs rencontrés, c’est-à-dire les supports du récit territorial officiel et de les constituer en corpus sur lequel faire porter des analyses.

Les acteurs rangent sous la même étiquette, celle du « récit » ou de la « narration » territoriale, des discours qui sont en réalité très divers, dans leurs objectifs comme dans leur cible. A contre-courant de la métaphore du bricolage employée plus haut, ne serait-il pas possible d’identifier des constantes qui puissent révéler l’existence d’une stratégie globale de la mise en récit de la région et de son territoire ?