• Aucun résultat trouvé

Le réchauffement territorial, une entrée par les acteurs institutionnels

institutionnelles de faire territoire : quelle intention derrière la production de récit territorial ?

1. Les ressorts de la fabrique des territoires

1.3. Le réchauffement territorial, une entrée par les acteurs institutionnels

La deuxième piste que la revue de la littérature a permis de souligner est celle de la place des différents acteurs dans ce processus. Pendant longtemps, les sciences sociales et la géographie en particulier ont eu tendance à penser les phénomènes spatiaux sans attacher assez d’importance aux logiques d’acteurs, à les laisser à l’arrière-plan, faisant de ces derniers « les oubliés du territoire » (Gumuchian et al., 2003). Alors qu’elle a toujours été au cœur de l’aménagement, la « dimension actorielle » jouit désormais d’une meilleure reconnaissance en géographie, surtout dans les différents courants que sont la géographie politique, la géographie sociale et les approches représentationnelles. Un certain nombre de difficultés apparaissent cependant difficiles à contourner en pratique. Ainsi, selon Bernard Elissalde, « ce type d’approche demeure cependant imprécis sur la façon de pondérer et de hiérarchiser le rôle des différents acteurs, opérateurs, agents, dans le processus de territorialisation et parfois ambigu sur le ou les systèmes de valeurs servant de référentiels auxdits processus » (Elissalde, 2005). Le parti pris d’interroger d’abord et avant tout la production institutionnelle du récit sur le territoire, et donc de mettre de côté (sans nier leur existence ou leur impact) les autres sources de représentations qui entrent dans ce processus constitue une tentative de contournement des écueils signalés par Elissalde. Les mobilisations citoyennes ou le rôle des associations économiques seront par exemple évoqués mais toujours en relation avec le discours officiel tenu par l’administration des collectivités territoriales, ces « acteurs politiques légitimes » dont parle Tesson. Il s’agira donc de déterminer si l’entrée dans le jeu de la construction territoriale de ces autres acteurs conduit les représentants de l’institution à se positionner vis-à-vis de récits alternatifs ou bien vient plutôt renforcer le poids du discours institutionnel en multipliant les sources d’un message produit en commun.

Dans la littérature scientifique, les acteurs institutionnels en charge de cette fabrique territoriale peuvent être considérés comme un groupe social dont l’unité repose sur la finalité ou l’intention de leur démarche. Mais la diversité des pratiques engagées et des objectifs plus directement visés, y compris au sein d’une même institution, conduisent nécessairement à fragmenter le groupe en question. C’est ce qu’exprime Anssi Paasi :

« as a consequense of the division of labour, some people and groups (elites)

maintaining the established, institutionally mediated structure of signification. The purposes of these groups can vary from purely cultural interests to economic and political ones «

(Paasi, 1986, p. 114).

Le chapitre 3 sera consacré à la déconstruction de cette catégorie « d’acteurs institutionnels » en insistant sur le fait qu’il ne s’agit en rien d’une catégorie homogène et qu’au contraire elle constitue une « boîte noire » à ouvrir. En effet, mentionner « les acteurs » comme un tout n’est au final guère plus efficace pour éclairer les dynamiques envisagées ici que de personnifier le territoire et de lui confier une volonté propre, comme c’est souvent le cas dans le langage courant à travers les artifices qu’Yves Lacoste appelle des « géographismes » (1976, 1981) tels que « la région aide à, la région veut que… et dont nous ferons une utilisation la plus mesurée possible. Un des enjeux de cette recherche doctorale est justement de reconstruire les chaînes d’acteurs qui président à cette construction du discours officiel sur le territoire et qui restent masquées lorsque la collectivité territoriale est considérée comme un tout uniforme, s’exprimant d’une seule et unique voix. Plusieurs possibilités sont ici envisageables. Considérer que le discours officiel n’est l’expression que des représentations du maire ou du président de région est une option envisageable tant la personnalisation du pouvoir s’est accrue depuis les réformes de 1993 (élection directe des maires) et de 1999 (élection directe des gouverneurs34 de région). La question de la présidentialisation et de l’exercice gestionnaire du pouvoir dans les collectivités territoriales italiennes est largement défrichée en Italie (Ferlaino et Molinari, 2009 ; Mariucci, 2010 ; Pitruzzella, 2004) mais le simple fait de considérer que les territoires sur lesquels portent cette recherche soient ceux de la représentation politique (régions, métropoles, communes) invite à penser la pluralité des voix. Un conseil municipal ou régional – et parfois même un gouvernement – comporte des élus de plusieurs partis qui par définition sont porteurs de valeurs et d’opinions divergentes. Ce raisonnement vaut même lorsque le territoire est très fortement marqué politiquement, comme en Émilie-Romagne, où la gauche communiste puis les différentes coalitions de centre-gauche se sont succédées à la tête de la région sans interruption depuis sa naissance en tant que collectivité territoriale. Les différentes tendances qui traversent le collectif d’élu (surtout au sein de la majorité au pouvoir) peuvent avoir une traduction dans le contenu du discours sur le territoire en question. Dans ce travail, c’est à cette seconde dimension professionnelle plus qu’à celle de la diversité politique qu’a été donné la priorité Enfin, il faut ajouter à cela l’idée que la fabrique territoriale est en réalité aux mains de différents groupes socio-professionnels (plusieurs corps de métiers) dont chacun est susceptible de laisser son empreinte dans le message qui sera finalement diffusé35. Le discours sur l’identité d’un

34 Le terme de « gouverneur » tend à s’imposer dans la presse et dans le discours des acteurs rencontrés lorsqu’il s’agit de désigner le président de région dès lors qu’il est élu au suffrage universel direct.

35 C’est pourquoi lors des périodes de recherche sur le terrain j’ai réalisé un grand nombre d’entretiens (93) afin de couvrir un spectre le plus large possible de type d’acteurs impliqué dans ce processus. J’ai ainsi tenté de différencier l’apport, au sein de l’institution, des décideurs politiques, des élus, des techniciens ou des

territoire est donc décrit comme protéiforme et co-construit par une multitude d’acteurs, dont le chercheur n’est pas exclu.

Figure 7. La fabrique du récit territorial, une co-construction mettant en jeu des groupes d'acteurs de statuts différents.

De plus, il faut considérer que ces groupes d’acteurs sont aussi une somme d’individus dotés « d’une intériorité, d’une intentionnalité, d’une capacité stratégique autonome et d’une compétence énonciative » (Lévy et Lussault, 2003, p. 40). Outre cette autonomie - que chaque individu peut avoir dans son travail - il faut également considérer que les acteurs sont souvent « multicasquettes » (Gumuchian et al., 2003), c’est-à-dire qu’ils exercent plusieurs rôles sociaux, font partie de plusieurs groupes différents et par-là même peuvent avoir des actions ou des objectifs divers ou ambivalents. Ainsi, chaque individu est à la fois habitant, usager et citoyen (HUC), soit autant de rôles auxquels il faut, dans le cadre de cette thèse, ajouter une fonction institutionnelle liée à leur activité professionnelle (élu, technicien, planer, consultant…). C’est pourquoi il est essentiel d’essayer de considérer les dires des acteurs recueillis en situation d’entretien comme des discours situés (y compris du point de vue géographique, de l’ancrage local). Cette recherche doctorale fait la part belle à tous les producteurs officiels du discours sur le territoire, ceux qui participent au nom de l’institution à la mise en récit et à la « mise en image du territoire » (Pagès, 2012). Mais dans quelle mesure cette construction territoriale par le discours est-elle volontariste ? Poser la question de l’intention de ce processus implique de formuler l’hypothèse d’une production volontaire (voire volontariste) du territoire, qui doit être appréhendée à la fois par les intentions et par les actions (Fourny, 2005) d’individus ou de groupes identifiés comme parties prenantes de

fonctionnaires, voire de ce qui a été produit en dehors (par des cabinets de conseil en communication, par les associations économiques) et qui est réapproprié par les acteurs qui composent l’institution.

ce processus de construction. Autrement dit la fabrique territoriale serait le résultat d’une mobilisation d’acteurs qui cherchent à faire exister leur maille politico-administrative en tant que territoire, à la « réchauffer » au sens proposé par Frédéric Tesson (2014) sans pour autant verser dans le hard region work de Paasi c’est-à-dire le régionalisme militant et conflictuel. Pour tester cette hypothèse, j’ai tenté d’évaluer, notamment à travers la pratique des entretiens réalisés sur le terrain, le niveau de réflexivité des acteurs concernés par cette pratique. La réflexivité étant définie ici comme la capacité des acteurs à « comprendre ce qu’ils font pendant qu’ils le font » (Giddens, 1987, p. 33). Sont-ils conscients de participer à un processus de construction territoriale ? Est-ce une finalité assumée et si oui quels sont les bénéfices escomptés ? L’hypothèse inverse d’un désintéressement des acteurs ou d’une construction indépendante de leur volonté sera aussi à tester. En relation avec la question de l’intention doit également être évoquée l’idée d’une performativité du discours sur le territoire (Austin et Lane, 1970) : les acteurs, en mobilisant les référents identitaires font-ils véritablement advenir le territoire ?

Cette revue de la littérature a permis la mise en évidence d’un processus qui doit être envisagée dans son rapport au temps long et dans sa dimension actorielle. Plusieurs questions restent alors à éclaircir : quels sont les indices d’une intention du réchauffement territorial ? Quels sont les outils dont dispose une collectivité territoriale pour susciter l’appropriation, et comment l’évolution de l’utilisation de ces outils par les acteurs institutionnels peut varier dans le temps ? L’hypothèse qui découle de ces interrogations est qu’il est possible de différencier, à la manière de Paasi ou Di Méo, plusieurs stades de l’existence de la collectivité considérée, chacun de ces stades portant des logiques et des enjeux de construction territoriale variables. Cependant, afin de limiter au maximum les contresens que l’entretien d’un flou définitionnel pourrait engendrer, je propose de réserver dans ma thèse le terme d’institutionnalisation à l’acquisition pour un territoire du statut de maille institutionnelle (et plus particulièrement de collectivité territoriale), c’est-à-dire un moment particulier, qui correspond à la phase d’institutional shaping proposée par Paasi.

2. Le récit territorial : un outil au service des acteurs en charge de la