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La région napolitaine dans une « bataille de l’image »

1975-1988 1989-1993 1994-1999 2000-2006 2007-2013 % des fonds italiens

1. LA CAMPANIE, UNE RÉGION FAITE DE PARADOXES

1.1 La région napolitaine dans une « bataille de l’image »

Sans remonter trop loin dans le temps, arrêtons-nous un instant sur les représentations et les clichés qui font de la Campanie d’aujourd’hui, une région exceptionnelle pour ses ressources naturelles et culturelles mais de mauvaise réputation. Ce détour constitue un préalable nécessaire pour saisir le contexte régional campanien. Par exemple, Brigitte Marin dans Naples, démythifier la ville (1997) consacre un chapitre entier à ces représentations. Elle montre que ces clichés de la cité parthénopéenne ne sont pas récents102 et basculent de façon négative avec le temps :

Les guides à succès, plusieurs fois réédités, forment l’opinion des voyageurs, influencent leurs jugements. Paul Edme de Musset le notait en 1843 : « il n’y a presque personne qui n’ait souhaité de voir Naples. Pour moi, je l’ai désiré si fort et si longtemps, que je m’étais construit dans la tête un Naples moitié vrai, moitié imaginaire qu’il m’a fallu démolir entièrement. Je conseillerai toujours à ceux qui veulent connaître ce pays si beau et si classique, de l’aller voir le plus tôt qu’ils pourront, sous peine d’avoir à compter avec leurs rêveries » (Hersant, 1988, p.603). Même une fois sur place, le visiteur ne retiendra le plus souvent des réalités observées que ce qui correspond à l’idée qu’il s’en faisait avant d’avoir séjourné dans la ville. Les clichés qui constituent l’image de Naples appartiennent donc au bagage culturel de tout Italien et Européen de la période moderne et contemporaine […]. Mais les représentations de la ville se sont transformées au cours des siècles. Avec les Lumières, le jugement négatif l’a progressivement emporté sur la séduction et la fascination […].

(Cité par Marin, 1998, p.18).

Des clichés négatifs

Les œuvres d’auteurs littéraires103 et la filmographie de la période qui nous intéresse dans cette thèse nourrissent également les représentations sur Naples et sa région. Par exemple, en 1953, Anna Maria Ortese publiait un récit romancé Il mare non bagna Napoli (La mer ne baigne pas à Naples)104 qui dressait un portait ambigu de Naples. En 1963, le film Le mani sulla città (Mains

102 D’innombrables auteurs ont travaillé sur ces représentations. Parmi les articles, on peut se référer aux

travaux de Coppola, Sommella, Viganoni, 1997.

103

Sans prétendre à une impossible exhaustivité, on peut citer parmi les auteurs : La Capria R., 1986, 1996, De Luca E., 1995, 2006, etc.

104 Cet ouvrage se présente à la fois comme un « témoignage littéraire et un document sur Naples » (Ortese,

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basses sur la ville) de Francesco Rosi proposait à son tour une image sombre de la ville de Naples à travers la spéculation foncière, les malfaçons et les constructions illégales de logements. Plus récemment, la publication de l’essai de Roberto Saviano : « Gomorra, dans l’empire de la camorra » (2007)105 et son adaptation au cinéma par Matteo Garrone, lui aussi dénonciatoire, proposait une image apocalyptique du territoire campanien.

Cet essai relate les activités organisées par la camorra (gestion du retraitement des déchets toxiques, secteur du textile …) et ses conséquences sur la société napolitaine. Une large partie de l’action se déroule dans un des quartiers de Naples : Scampia, bastion de la camorra, qui concentre des taux de chômage record (61,7% en 2006, Istat) ainsi qu’un fort taux de criminalité106. Le livre de Roberto Saviano ainsi que son adaptation cinématographique ont entraîné une déferlante d’articles sur le sujet, noircissant encore un peu plus l’image de la région napolitaine, déjà qualifiée depuis longtemps de « ville dangereuse » (Vallat, 1994). Par exemple, le journal Le Point intitulait son article du 6 août 2008 : « Scampia, supermarché de la drogue » (Dunglas, 06/08/2008).

En outre, la sortie du film s’est inscrit à un moment critique pour la région, en pleine crise des immondices, renforçant un peu plus les « représentations du chaos napolitain » (Faure, 2009, p.2). L’encadré 2.2 présente un échantillon des représentations de Naples et sa région par la presse européenne. Il montre à quel point les clichés pèsent sur la région napolitaine et participent un peu plus à la stigmatiser. Par exemple, la résurgence de la crise des déchets en 2008 a ravivé l’image négative du territoire – ravivé plutôt que fait apparaître car le problème n’est pas récent. Les titres des quotidiens européens sont éloquents à ce sujet : « Voir Naples et pourrir » pour Libération (20/05/2008), « L’accumulation des ordures a envahi Naples. Des montagnes d’immondices encombrent les rues … » pour El Pais (03/01/2008) ou encore « Les soldats ramassent au bulldozer les ordures à Naples » pour BBC News (07/01/2008). Même si le problème est sérieux, le vocabulaire employé par la presse emphatise un peu plus la crise : « bulldozers », « montagnes », « pourrir ». La caricature même de Pierre Kroll, qui rend compte en mai 2008 de la visite de Silvio Berlusconi, participe à normaliser les clichés de la région napolitaine, une région dans laquelle « on circule sur des tas d’ordures ».

105 Cet ouvrage a été traduit dans plus de quarante pays et vendu à plus de huit millions d’exemplaires. 106 On peut noter que certains acteurs du film ont par la suite été poursuivis par la justice pour des activités

criminelles avérées dans leur vie réelle (Faure, 2009, p.2). En outre, on peut aussi noter que Scampia est un quartier qui a bénéficié des fonds structurels notamment du Fonds social européen (FSE) destiné à la formation. Les fonds ont ainsi financé du matériel pédagogique destiné au Lycée Galileo-Ferraris. Dans le cadre du FEDER, le quartier de Scampia s’est aussi inscrit dans un programme de rénovation intitulé : « Ali

alle vele ». Sans disposer des montants, ce projet a démarré en 1995 et a visé essentiellement la question du

logement dans le quartier de Vele. Mais cette action s’est voulue aussi intégrée. Elle a donc également touché aux transports publics et à l’implantation de services publics (Projet URBACT).

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Encadré 2.2

Un échantillon de la presse européenne sur les représentations de Naples et sa région (2006- 2008)

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L’autre exemple, qui n’échappe pas à la presse, est bien sûr celui de la camorra à travers ses activités criminelles107 et notamment celles liées aux trafics de déchets. En pleine période de recrudescence des violences et de la criminalité organisée, Le Monde publiait en 2006 un article sur la camorra intitulé : « Naples sous l’empire du crime. La pègre napolitaine, son magot, ses clans et ses affrontements sanglants » (Le Monde, 11/11/2006) (Encadré 2.2). Nous y reviendrons bien sûr, car c’est un sujet affronté dans le Programme opérationnel campanien.

À l’échelle de l’Italie, la presse nationale n’épargne pas non plus la région campanienne et participe à l’entretien des représentations chaotiques. Par exemple, si l’on associe certaines occurrences au nom de régions dans les articles publiés par le quotidien national La Repubblica, nous constatons l’ « explosion » dans les dernières années du nombre d’articles consacré à Naples, loin devant d’autres régions comme la Sicile ou la Lombardie (Fig.2.1), que ce soit pour les déchets eux-mêmes ou pour la criminalité organisée108. Bien entendu, il ne s’agit pas d’affirmer qu’en Sicile et en Lombardie la gravité des problèmes liés aux déchets ou à la criminalité serait la même.

Fig.2.1

Nombre d’articles publiés dans le quotidien La Repubblica contenant les occurrences « criminalité » et « déchets » sur trois régions italiennes entre 2006 et 2010

Source : La Repubblica, 2006.

107 Sur la criminalité organisée, voir en particulier Champeyrache, 1998, 2009, Matard-Bonucci, 1999. 108 Ce travail a consisté à entrer systématiquement dans la base des archives du quotidien national La Repubblica à chaque fois les occurrences : « déchets » et « criminalité », associées aux régions de

Campanie, de Lombardie et de Sicile afin d’extraire le nombre d’articles dans lesquels se trouvait l’occurrence choisie et la région associée. Les nombres obtenus sont une estimation car il est possible qu’un certain nombre d’articles concentrent par exemple l’occurrence « déchets » et/ou le nom de deux régions.

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On peut toutefois relever que la Lombardie109 est la première région italienne dans la production des déchets urbains et spéciaux (POR Lombardia FESR 2007-13, p.24) et pourtant son nom apparaît rarement associé à cette occurrence. Surtout, celles-ci sont associées à la Campanie alors que le problème dépasse largement les frontières régionales, qu’elles soient campaniennes ou lombardes : en janvier 2010, une dizaine de personnes était arrêtées et une quarantaine de perquisitions effectuées dans une commune de la province de Varese à Fognano Olana en Lombardie pour trafic de déchets toxiques (Corriere della Sera, 20/01/2010). Si le trafic s’opère dans le nord de l’Italie, l’auteur de l’article publié dans le quotidien national Corriere della Sera ne manque pas de mentionner que le chef de l’organisation du trafic est originaire de Campanie ! La figure 2.1 affiche donc un phénomène de stigmatisation de la région Campanie. Au plus fort de la crise des immondices en 2008, on peut estimer que 1 734 articles ont été publiés sur Naples et sa région dans La Repubblica, alors même que ces dernières années le trafic de déchets n’est plus seulement domestique mais industriel et provient pour l’essentiel des régions du Nord de l’Italie (Maccaglia, 2008) voire des pays de l’Est et de l’Allemagne. Pour autant, il semble que peu d’articles sont publiés spécifiquement pour dénoncer ce transfert du Nord vers le Sud110.

Les représentations officielles contribuent, elles aussi, à alimenter les clichés en région Campanie et parfois de façon négative. Un balayage rapide des mêmes occurrences que celles utilisées par la presse dans les programmes opérationnels de la politique de cohésion renforce un peu plus les représentations faites de la région napolitaine (Fig.2.2). Par exemple, le terme de « déchets » apparaît 177 fois dans le Programme opérationnel campanien 2007-13 contre respectivement 80 et 14 occurrences dans les programmes opérationnels de Sicile et de Lombardie. Certes cela renvoi au besoin de s’attaquer au problème ? Mais on peut relever qu’il était déjà présent dans les programmes antérieurs (Chapitre 4) sans être aussi récurrent dans les textes eux-mêmes. En revanche, pour le terme de « criminalité », le nombre d’occurrences, lui aussi en croissance entre les deux programmes, est plus important dans le Programme opérationnel de Sicile (33) que dans celui de la région Campanie (25).

109 Toutefois, on peut signaler que le rapport Ecomafia 2010 pointe la région lombarde en matière de trafic

et de gestion illicite des déchets. Selon le rapport, il s’opère une nette augmentation des infractions en matière de gestion des déchets qui passent de 144 en 2008 à 153 en 2009. Par ailleurs, selon R Saviano « L’essentiel du trafic des déchets suit une seule direction: nord-sud ». Depuis la fin des années 1990, 18 000 tonnes de déchets provenant de Brescia auraient été enfouies entre Naples et Caserte et en quatre ans, un million de tonnes à Santa Maria Capua Vetere (Saviano, 2007, p.336).

110 Dans son célèbre essai, le journaliste Roberto Saviano souligne ainsi que «les campagnes autour de

Naples et de Caserte sont une cartographie des ordures, le révélateur de la production italienne» (Saviano, 2007, p.337). On estime en 2008 à 130 000 tonnes les déchets dispersés en région Campanie, dont 7000 dans la Ville de Naples (Casillo, 2008, p.4). La fin de l’année 2007 et le printemps 2008 ont encore montré que la «crise des immondices» n’était guère réglée. Un nombre important de sites pollués est ainsi découvert chaque jour par les forces de l’ordre. D’ailleurs, en novembre 2008, une nouvelle décharge d’un million de m3 de déchets qualifiésde dangereux, était mise à jour à Naples.

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Fig.2.2

Occurrences liées aux termes de « criminalité » et de « déchets » présentes dans les Programmes opérationnels de Campanie, Lombardie et Sicile 2007-13

Sources: PO Campania FESR2007-13, PO Sicilia FESR2007-13, PO Lombardia FESR2007-13

En somme, au-delà de leur portée opérationnelle, les programmes opérationnels participent, eux aussi, d’une géographie des représentations, qui amplifie ou réduit le phénomène selon les contextes. D’une façon générale, le Programme opérationnel campanien 2007-13 semble pointer plus couramment les obstacles rencontrés par la région que ses atouts, mais ceci est inhérent à l’exercice. Par exemple, le nombre d’occurrences lié au terme d’ « attractivité », associé en particulier aux ressources naturelles et culturelles, est présent 80 fois dans le Programme opérationnel, soit moitié moins que le terme de « déchets ».

Pour autant, il faut nuancer ce constat. L’Europe participe aussi aux politiques de marketing territorial engagées par la Région pour redorer le territoire et ses ressources.

Contre-clichés…

Passons maintenant à une autre extrémité, celle des clichés « positifs » ou censés l’être. Nous nous limiterons ici à la sphère institutionnelle. Si Naples n’est pas privée d’amateurs voire d’ambassadeurs dans le champ littéraire, cinématographique, etc., c’est aujourd’hui aussi dans le champ politico-institutionnel que le combat, inégal sans doute, se joue. Pour faire face à ces représentations négatives ainsi que, d’une façon générale, pour répondre à « la compétition économique qui se développe entre territoires à l’échelle nationale, voire européenne, […] une course à la notoriété et à la réputation » (Balme, Faure, Mabileau, 1999, p.416), la région Campanie participe depuis les années 1990, d’un mouvement plus général, celui des politiques de

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marketing territorial111. Pour mettre en place sa stratégie, la Région reprend, elle aussi, des clichés mais positifs cette fois-ci, de la cité parthénopéenne ainsi que des sites naturels, culturels et historiques qui marquent l’imaginaire collectif (Encadré 2.3).

Parmi ces clichés positifs, le Vésuve, volcan pourtant à l’origine de la destruction de Pompéi, Herculanum ou encore Oplontis. Il compose le logo du slogan officiel de la région dans sa politique touristique : « Campanie. Une terre aux couleurs du soleil ». On le retrouve également sur fond d’affiche d’une campagne publicitaire pour l’inauguration de la station Dante du métropolitain112 ou encore sur fond de l’image du portail internet officiel de la Campania Félix, célèbre pour ses terres autrefois fertiles (Encadré 2.3). La région Campanie appuie aussi sa politique de marketing territorial sur le folklore napolitain, qu’elle propose dans le quotidien français Le Monde en avril 2010, avec une campagne de publicité mettant en scène une femme en habit de soirée étendant son linge dans la rue sur fond de slogan : « Campanie. Aussi belle que vraie » (Encadré 2.3.d).

L’art, le « folklore » local, les paysages antiques, c'est-à-dire un argumentaire de type patrimonial, constituent en partie la clé de voute de la politique menée par la Campanie pour répondre à la fois aux représentations chaotiques de la presse écrite mais aussi faire face à la compétition entre villes italiennes et européennes en matière de tourisme et plus généralement d’image. Cette politique de l’image portée par la Région113 est d’ailleurs largement soutenue par les fonds structurels européens, répondant ainsi au fameux principe du benchmarking (Chapitre 4).

Ces financements européens, spécifiquement consacrés au marketing, sont notamment présents dans le cadre de la mesure « promotion et marketing touristique » du Programme opérationnel campanien 2000-06, qui prévoit des interventions « pour la promotion de l’image et de la reconnaissabilité du « produit Campanie » et du système d’offre touristique régional dans l’opinion publique et entre les clients potentiels nationaux et internationaux ». Cette mesure disposait d’une allocation d’environ 62 millions d’euros pour la période 2000-06114.

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À noter que pour répondre spécifiquement à la crise des déchets en 2008 et aux conséquences sur la diminution des flux touristiques, le Ministre en charge du Tourisme à l’échelle régionale, Marco Di Lello, avait lancé en janvier 2008 un plan «anticrises» pour relancer le secteur. Il affirmait que «la Campanie devait viser une relance de son image une fois la crise des déchets terminée» (Il Denaro, 19/01/08). Son plan visait cinq actions parmi lesquelles, une «stratégie de communication visant à revaloriser l’image de la région, à travers un message unique, clair et in équivoque concentré et ciblé sur la presse nationale et étrangère et les opérateurs touristiques […]». L’objectif de ce plan tendait à réduire notamment l’ «hémorragie des visiteurs» (Il Denaro, 23/01/08).

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Le Vésuve se trouve également imprimé sur les titres de transport du métropolitain.

113 Et par la Commune.

114 Ce montant est conséquent puisqu’il équivaut notamment à presque la moitié du financement européen

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Encadré 2.3

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Au-delà de cette mesure précise, le financement des politiques de l’image restent difficile à repérer puisque, très souvent, liées aux projets eux-mêmes. Dans cette bataille de l’image, en cofinançant des opérations touchant à la patrimonialisation et aux transports, l’Union européenne joue par conséquent pleinement sur les représentations du territoire. L’ « européanisation » au sens d’un processus à « double sens » s’opère ici de façon concrète avec d’un côté, une Région qui n’hésite pas à appuyer sa politique de marketing territorial, en partie, sur les fonds communautaires et de l’autre côté, l’Europe, qui affiche son partenariat à travers les fonds qu’elle alloue.

1.2 De la « renaissance » napolitaine au « désespoir et la honte d’être napolitain »