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Bagnoli, les débuts de l’industrie et les premiers tourments (1904-1980)

1975-1988 1989-1993 1994-1999 2000-2006 2007-2013 % des fonds italiens

4. BAGNOLI, LA CHIMÉRIQUE : DU GIGANTISME INDUSTRIEL AU « POUMON VERT » DE NAPLES

4.1 Bagnoli, les débuts de l’industrie et les premiers tourments (1904-1980)

En 1904, le gouvernement Giolitti adopte la première loi spéciale n°351 en faveur du développement industriel dont l’une des conséquences directes est l’implantation de la société anonyme Ilva (Industrie Lavorazione Valvole Aciaie) à Bagnoli. L’Ilva s’étend alors sur un territoire de 12 hectares et 500 mètres de front de mer, soit 16% de la superficie totale de Bagnoli. Bien loin du Plan Régulateur approuvé en 1888 dont l’objectif visait à imiter le centre de Ladispoli (commune de la province de Rome), par la réalisation d’une station balnéaire entre Santa Marinella et Fregene au début des années 1890 (Mautone, 1978), ce sont à la place des hauts fourneaux ainsi que des fours Martin pour la production d’aciers spéciaux qui sont installés (Vallat, 1997, p.200). Pour son inauguration en 1910, l’Ilva emploie près de 2000 ouvriers. Jusqu’à la Seconde guerre mondiale où il sera en partie détruit144, le site industriel de Bagnoli ne cesse de s’étendre avec l’implantation d’autres usines de production : Pattison, Bacini e Scali, etc.

Les années 1960, après la reconstruction de l’après-guerre, correspondent à l’expansion maximale du site avec l’implant en 1961 de l’Italsider, société d’État (Photographie 2.10). Mais le site de Bagnoli trouve rapidement ses limites dans la conjugaison de plusieurs phénomènes. En 1972, le Plan Régulateur Général de la Commune de Naples est révisé et s’inscrit dans la volonté de limiter la présence des industries « lourdes, polluantes et nocives », en particulier l’industrie Italsider, directement visée. Si le plan d’occupation des sols sanctionne l’existence d’une zone industrielle dans l’aire de Bagnoli, il ne prévoit pas son agrandissement. Or le site de Bagnoli est touché par la crise de l’acier des années 1970. Cette crise lui impose l’implantation de nouvelles infrastructures pour rester compétitif. Suivant un processus bien connu dans l’ensemble de l’Europe de l’industrie lourde, le site est alors soumis aux pressions de fermeture ou de délocalisation.

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Photographie 2.10

Le site industriel de Bagnoli dans les années 1960

Source : Archives du portail de la société de transformation Bagnolifutura, 1960.

Face à la crise mondiale et à la concurrence croissante, l’Italsider sollicite toutefois auprès de la Commune, une variante pour la zone occidentale afin de renouveler son parc industriel et répondre aux besoins en augmentant sa capacité productive. En 1975, une Variante est adoptée pour dix ans par la Commune, et approuvée par la Région en 1976. La Région refuse, alors elle aussi, toute délocalisation car « l’Italsider est certainement polluante mais elle est vitale pour la ville, au point qu’arrêter la production constituerait une grave atteinte au niveau de l’emploi » (Andriello, Belli, Lepore, 1991, p.181). Le contexte national explique en partie ces concessions. Parallèlement, la construction d’un cinquième centre sidérurgique est envisagée à Gioia Tauro en Calabre et la diminution de la consommation de l’acier à l’échelle internationale met en péril un peu plus le site industriel de Bagnoli, d’autant qu’en 1974, le site enregistre 50% de déficit total. En outre, Bagnoli est confrontée à des contraintes de site. Le site productif est bloqué entre la mer, l’urbain et la colline du Pausilippe, ce qui ne lui permet aucune extension. Son gigantisme, qu’Augusto Vitale qualifie d’ « intolérable pour une ville à structure fragile comme Naples » (Vitale, 2006) et les implantations deviennent par conséquent rapidement obsolètes. En effet, le site est inapte pour suivre les économies d’échelles typiques de la sidérurgie moderne. L’ensemble de ces contraintes relance alors le projet de délocalisation. Il est envisagé de le transférer vers Castel Volturno, plus au nord, mais cette idée est très vite abandonnée en raison d’infrastructures trop coûteuses.

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En 1980, une seconde Variante au Plan régulateur de Naples, approuvée par la Région, se pose une nouvelle fois comme une limite au développement de Bagnoli. En effet, la Variante signale que les « zones industrielles de la zone occidentale sont réservées aux activités industrielles existantes et à celles complémentaires et annexes […] il est fait l’obligation de réaliser toutes les opérations et les implants qui permettent la sauvegarde de la situation écologique des lieux » (Andriello, Belli, Lepore, 1991, p.185).

Tandis qu’à l’échelle internationale, la crise touche désormais l’ensemble des régions industrielles (West Midlands, Longwy, Wallonie, Ruhr, Hainaut, Lorraine) entraînant la restructuration des sites de production, à Bagnoli, entre 1972 et 1980, sur fond de crise, les problèmes relèvent d’intérêts avant tout locaux/régionaux et de blocages institutionnels. Bagnoli constitue ce que F. Berger évoque à propos de la sidérurgie française, « un symbole de la puissance et gouffre à finances publiques » (Berger, 2003, p.3).

Un an plus tôt, en 1979, alors que le site emploie encore 9000 personnes, un plan de restructuration est lancé afin de répondre aux nouvelles exigences industrielles et écologiques (Vitale, 2006). Mais il n’est toujours pas question de fermeture. À cette époque, le site de Bagnoli est perçu comme un quartier « sans chômage et sans camorra » (Rivière, 2004). Encore aujourd’hui Ugo Marani, membre du conseil d’administration de la société en charge de la transformation urbaine évoque lui aussi « Bagnoli comme une culture sans camorra, sans malavita, Bagnoli, c’était un rêve »145. Témoin de cette image de « normalité » associée à l’industrialisation, pour certains, le site était même comparé aux régions françaises de vieille tradition industrielle et sidérurgique comme la Lorraine.

Le site est décrit par A. Vermont, journaliste à Libération, comme un bout de Lorraine au bord du golfe de Naples. Arbres et maisons recouverts d’une poussière rougeâtre. Hauts fourneaux et enchevêtrement de poutrelles rouillées. Immeubles carrés aux façades lézardées des cités ouvrières. Au large en face, loin dans la baie apparaissent à l’horizon les îles de Procida et d’Ischia. Dominées par les quartiers élégants du Pausilippe et désormais totalement enserrée par la ville, l’aciérie Italsider de Bagnoli est un symbole.

(A. Vermont, Libération, 02/02/1984) Cette restructuration, initialement sans fermeture, qui s’inscrit dans une crise de la sidérurgie européenne, se profile donc encore comme un espoir de « normalité » - celle attendue de l’industrialisation, à la fois pour les acteurs institutionnels locaux, régionaux et nationaux mais également et avant tout pour les ouvriers dont l’emploi est menacé. Le plan prévoit l’assainissement des sols et des améliorations technologiques. Mais de nouveaux investissements

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coûteux dans l’appareil de production ont été réalisés. Le plan de restructuration repose notamment sur des contreparties financières de la Communauté européenne (Andriello, Belli, Lepore, 1991). En particulier, en 1981, l’Institut pour la Reconstruction Industrielle (IRI)146 modernise le site de Bagnoli en investissant 800 milliards de lires pour installer deux systèmes de coulée continue et un laminoir à chaux. En 1983, d’importants travaux d’infrastructures sont encore réalisés pour construire un laminoir et orienter la production désormais vers les coils. Mais ce second souffle pour le site industriel de Bagnoli n’est que de courte durée.

En effet, l’Europe elle-même, par le biais de la DG IV, demande aux gouvernements de mettre en place des politiques de restructuration pour « sauver » la sidérurgie européenne avec à la clé des suppressions de postes147. Pour ce faire, la Commission verse à nouveau des aides structurelles, mais en faveur cette fois du démantèlement. Alors que d’importants investissements ont été réalisés en 1980, Etienne Davignon, le Commissaire chargé de l’industrie européenne, évoque que « la solidarité de la CEE ne pouvait pas ne pas aller à Naples » (Il Mattino, 09/02/1980). Cette déclaration redonne ainsi l’espoir aux napolitains. Mais le combat continue pour les ouvriers de l’Italsider, dont le site reste toujours menacé de fermeture par le ministre des Entreprises publiques De Michelis, alors qu’en 1982, 65% de l’espace industriel a été restructuré à travers de nouveaux implants permettant de rendre le site plus compétitif au sein de l’Europe148.

4.2 « La Lorraine napolitaine ne [voulait] pas mourir » (1981-93)

Le dernier acte de cette pièce tragique avant la requalification urbaine du site de Bagnoli (qui ouvre, nous le verrons, un nouveau chapitre) se termine par la fermeture du site et la fin de l’industrie suites aux pressions européennes. Alors même que Bagnoli se trouve sous le coup d’une restructuration et donc d’investissements coûteux, il est de plus en plus menacé par les pressions européennes et la concurrence des autres pays notamment la Grande Bretagne, l’Allemagne et la France. En 1984, pour Antonio Bassolino, le futur maire qui à l’époque était secrétaire de la fédération régionale du parti communiste, « fermer ce centre sidérurgique, qui emploie encore 6 600 ouvriers, c’est transformer la sociologie même de la ville de Naples […] » (Libération, 02/02/1984). Les responsables des usines témoignent également de l’importance de pérenniser ce centre sidérurgique, qui « n’est plus une vieille carcasse. C’est au contraire une

146 Établissement public italien créé en 1933. Cet établissement composé de dix branches dont la sidérurgie

regroupait plusieurs entreprises dont en particulier Italsider présente à Bagnoli ainsi que Cementir (production de ciment avec la réutilisation de dérivés sidérurgiques).

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Les restrictions de la CEE sont liées en partie à la fermeture du marché américain aux produits sidérurgiques dans le cadre des accords d’autolimitation des ventes d’acier de 1982 à 1985 (Gauthier, 2003, p.226).

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usine ultramoderne, une des aciéries les plus compétitives qui soient. L’argent de la communauté a été bien dépensé » (Libération, 02/02/1984).

En juillet 1988, les ministres de l’industrie de l’Allemagne, de la France, de la Hollande et du Danemark, réunis au sommet de Luxembourg, pour confirmer l’abolition des quotas sur l’acier, souhaitent, eux aussi, « une fermeture irrémédiable du site de Bagnoli » (Il Mattino, 25/06/1988). Le Ministre Carlo Fracanzani commente au terme du sommet que « la route pour garantir un futur productif à l’usine de Bagnoli est encore difficile ». En effet, alors que les débats se déroulent, le site ferme petit à petit. En 1985, l’usine Eternit ferme ses portes. En 1990, c’est au tour de l’Ilva de fermer ses hauts fourneaux et son aciérie. Enfin, en 1991, la Federconsorzi cesse ses activités industrielles par liquidation. Désormais, « le site de Bagnoli s’apparente à un espace gris et éventré […] La ville grouillante, engorgée dans une circulation anarchique, laisse ici place à la friche industrielle et au silence » (Clairet, 2001).