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Réformes récentes : les influences internationales et les permanences

Les priorités

Une première vague de réformes a été décidée en 2000 pour la décennie 2000-2010 par l’adoption d’une Stratégie nationale de la République du Tadjikistan pour la santé, rédigée dans le contexte du Sommet de Rio et des Objectifs du Millénaire pour le Développement (OMD). Elle mettait donc l’accent sur les deux OMD que sont la mortalité infantile et maternelle et la lutte contre la morbidité par maladie infectieuse, en réponse à la situation d’urgence que connaissait alors le Tadjikistan dans ces domaines. Les indicateurs de ces deux priorités ont baissé, dans une proportion moindre néanmoins que la cible des OMD. La nouvelle Stratégie nationale 2010-2020 reprenait ces priorités et ajoutait l’objectif de diminuer la morbidité par maladie chronique et non transmissible.

Les problèmes signalés en priorité par les OI et les ONG sont invariablement le poids budgétaire ingérable pour le Tadjikistan indépendant par opposition à l’ancienne répu- blique membre de l’URSS, l’esprit « quantitativiste » hérité de l’URSS et visible dans le mode de budgétisation qui pousse à la surdéclaration de patients, l’approche curative de la médecine, elle aussi héritée de l’époque soviétique16 et « les mentalités » des patients habitués à ne pas payer17. Cela concorde avec les décisions de réformes et le choix des priorités indiqué dans les stratégies nationales.

Développer les infrastructures de soins primaires et les rendre plus efficaces, notam- ment grâce à la création d’une spécialité de « médecin de famille » en 2008, était une des priorités principales dans les discours des OI comme celui de la Banque mondiale,

15. On se réfère ici au cadre théorique de Veblen et son approche évolutionniste des institutions. Le concept de « causalité cumulative » permet d’expliquer les transformations des institutions et le change- ment de leur rôle social (Veblen, 1899).

16. À ce propos, S. Hohmann écrit que cela date de la période stalinienne. La période antérieure était fortement influencée par l’hygiénisme social et donnait en fait une place de choix à la prévention des maladies infectieuses notamment par l’éducation, le rôle informatif des médecins et l’assainissement de l’environnement urbain. Le recentrage autour de la médecine du travail s’est accompagné du développe- ment de l’approche curative Hohmann (2014).

17. « We hope that people are already ready to accept the fact that the government cannot afford absolutely free of charge healthcare services. Because hospitals are very expensive, pharmaceuticals are very expensive... It was a different country, different financing mechanisms... Soviet Union could afford it, Tajikistan by itself cannot afford it.» (S., Banque Mondiale, Douchanbé, juin 2014).

et reprises dans les réformes. Les pédiatres, les généralistes et les infectiologues de po- lyclinique ont été incités (fortement, d’après les témoignages) à se former à la médecine de famille. Ils sont chacun responsables d’un « territoire », petite partie du mikrorajon sous la responsabilité de leur polyclinique, ce qui n’est pas si éloigné de la surveillance sanitaire par secteur à l’époque soviétique (Poujol, 2006). De fortes incitations (il y aurait un système d’amende) les poussent à surveiller leurs patients, à aller les voir lorsqu’ils ne sont pas venus en consultation, afin d’éviter qu’ils aillent à l’hôpital sans leur aval. Ils ont donc un triple rôle de médecine de proximité (PHC) de surveillance antiépidémique (tenue d’un carnet de patient, ce qui existait à l’époque soviétique) et de gatekeeping. Dans cette nouvelle profession syncrétique de médecin de famille, la partie gatekeeping est plutôt issue de l’influence occidentale à travers les OI (notamment la Banque mondiale), dans l’idée de revaloriser et développer le PHC, pour diminuer le recours direct des patients aux urgences, plus coûteux et pas forcément plus efficace18.

Réformes de financement : tentative de formalisation

En l’absence des prérequis institutionnels et économiques, notée par une étude de faisabilité OMS/Ministère de la santé (2013), la mise en place progressive d’une assurance maladie a été à nouveau repoussée. Actuellement, la couverture volontaire par un contrat d’assurance représente 0,1% de la population (Khodjamurodov et al., 2016). D’autres réformes ont néanmoins été mises en œuvre pour tenter de limiter les paiements informels : améliorer la rémunération officielle des médecins et formaliser une partie des restes à charge informels, en fixant les tarifs de certains actes et en autorisant des établissements publics à s’autofinancer.

La première a peut-être permis le transfert partiel de la charge des dépenses totales des ménages vers l’État. Les dépenses des ménages diminuent de 19 points de pourcentage entre 2005 et 2013, tandis que celles de l’État augmentent de 11 points de pourcentage (WHO 2015, Khodjamurodov et al. (2016), p. 60). Ont été décidées par décret présidentiel plusieurs augmentations successives du salaire des professionnels de santé. Les salaires ont été multipliés par dix en cinq ans pour les médecins : ils sont passés de 58 TJS (17 USD) par mois en 2007 à 788 TJS (165 USD) en 2013. Alors qu’ils étaient très en-dessous de la moyenne des autres secteurs de l’économie en 2007 (environ 170 TJS, 50 USD), ils l’ont rattrapée en 2013 (700-800 TJS). Donc s’il s’agissait seulement de compenser

18. Pour les cadres d’OI/NG, le système soviétique était certes universel mais « non performant » car surspécialisé, « sous perfusion » des financements soviétiques et à l’origine du développement de « mauvaises habitudes » de santé (irresponsabilité, méconnaissance de la prévention, surconsommation) : « Accessibility was really high, but the problem was that it was very expensive, because it was based on narrow specialists… too specialized, too narrow. Especially at PHC. Even at the village level, we had three kinds of specialist : dentist, gynaecologist and paediatrician and in some places we had surgeons also. So after the collapse of Soviet Union the system became unaffordable for independent Tajikistan.» (M., employée locale d’une ONG étrangère, Douchanbé, mai 2014).

l’injuste salaire, les paiements informels auraient dû disparaître en 2015, lorsque nous les observons (voir chapitre II). Toutefois, les salaires restent faibles pour les médecins en début de carrière (289 TJS, soit 61 USD) et restent encore assez bas pour des diplômés du supérieur.

La deuxième était encore au stade de programme pilote en 2015. La voie a été ouverte par l’approbation par référendum en 2003 et promulgation d’un amendement constitu- tionnel retirant de la constitution le droit à la gratuité des soins (confirmant de fait que ces soins n’étaient déjà plus gratuits depuis longtemps). Des co-paiements sont alors ins- titués dans certains districts pilots pour une dizaine d’actes et tests spécifiques. Les tarifs sont fixés plus bas dans le PHC que dans les hôpitaux pour y diriger les flux de patients, allant spontanément plus à l’hôpital qu’en polyclinique. En même temps, dans ces dis- tricts, des paniers de soins de base (Basic Benefit Package) sont garantis gratuits pour des populations ciblées (enfants, personnes âgées, handicapées, vétérans, …). Après un premier échec en 2005, où le BBP a été suspendu deux mois après son démarrage dans un premier district pilot, il est mis en œuvre dans 4 districts fin 2007, puis dans 4 autres en 2008 et enfin étendu à 6 autres districts en 2014. Dans la cinquantaine d’autres districts du pays, les soins sont « formellement fournis gratuitement en ligne avec la Constitution » (Khodjamurodov et al. (2016), p. 68). Cette réforme a pour but de formaliser le reste- à-charge, afin de le réinjecter dans l’entretien des infrastructures et non plus seulement la rémunération des médecins. Mais aussi de le réduire en fixant des prix inférieurs aux paiements informels déclarés (ce qui est contesté par beaucoup de nos interlocuteurs) et en le supprimant pour les plus vulnérables. Le BBP dans les districts pilots n’a pas été ac- compagné immédiatement d’un changement de pratique, ce qui est logique si le paiement de gratitude est une institution informelle. Et le montant global de reste-à-charge n’a pas significativement diminué d’après Khodjamurodov et al. (2016), p.47, citant l’étude de l’OMS/Douchanbé de 2008 et du Ministère de la Santé de 2009. Cette tentative de formalisation des paiements informels de gratitude est d’abord assez mal vécue, mais en 2015, cela commençait à changer.

Enfin l’autorisation faite aux établissements « autofinancés » pouvant tarifer des frais d’entrée a été étendue à une centaine d’établissements spécialisés se trouvant majoritaire- ment à Douchanbé (un financement privé formel d’établissements publics). En outre, au cours de la dernière décennie, un programme pilote de rémunération des médecins basée sur la performance a été mis en place pour inciter les médecins à l’effort, de façon formelle.

3 Aspects méthodologiques de la thèse

Comment étudier le système de santé d’un pays et ses conséquences sur l’accès aux soins de ses habitants, du point de vue institutionnel, économique et social, lorsque peu

d’études sont disponibles ? Nous mobilisons plusieurs types de sources pour y parvenir.