• Aucun résultat trouvé

Bien que le système de santé soit presqu’entièrement public (1,6% de l’ambulatoire est privé), le financement est majoritairement privé depuis les années 1990. Les dépenses publiques en santé sont, d’ailleurs, parmi les plus basses d’Asie centrale (5,7% des dépenses publiques totales et 1,7% du PIB, en 2007).

En 2013, 30,6% des dépenses totales de santé provenaient du budget gouvernemental, 10,3% de sources externes (organismes donateurs) et 60,1% directement des ménages. Bien que ces restes-à-charge (RAC) aient diminué – ils représentaient 78,8% des dépenses totales en 2000 – ils restent parmi les plus élevés au monde et trois fois supérieurs à la moyenne européenne, Europe de l’Est comprise. En effet, depuis l’indépendance, l’État ne parvient plus à financer tout le système, devenu inabordable pour un petit pays aux faibles ressources. Ce sont donc les dépenses privées des ménages qui ont explosé pour compenser l’écart.

Ces 30,6% de dépenses publiques représentent le financement des infrastructures et des salaires. Elles proviennent du budget de l’État central et des budgets régionaux : 18,8% vient du budget national, réparti centralement par le Ministère des Finances et 81,2% vient du budget des oblasts, en 2013 (Khodjamurodov et al., 2016). La part publique du financement repose essentiellement sur les recettes fiscales : taxe nationale sur les revenus et profits, TVA, droit d’accise et taxes sur l’extraction de ressources naturelles, sur les usagers de la route, sur la vente de coton, et impôts locaux au niveau des provinces et des villes (taxe sur les véhicules et l’immobilier).

Les 60,1% de RAC couvrent essentiellement l’achat de médicaments, les paiements informels au personnel, devenus de véritables compléments de salaire, ainsi que les paie- ments formels auxquels l’amendement constitutionnel de 2003 a ouvert la voie, mettant fin au principe d’une gratuité complète des soins (voir section 2.4).

À l’époque soviétique, le financement du système de santé reposait entièrement sur le budget de l’État. Le secteur, n’étant pas prioritaire dans le Plan, souffrait de manque d’investissement et le matériel manquait souvent. Les salaires du personnel étaient déjà

assez faibles et la pratique du remerciement au médecin existait généralement sous forme de don en nature ou de piston, de protection (blat, proteksia, cherez). Ces différentes pratiques de réciprocité informelles ainsi que celle du pot-de-vin, répandues dans tous les secteurs pénuriques et dans l’administration à l’époque soviétique, ont été analysées en Russie et en Europe de l’Est par la littérature d’anthropologie économique (Hum- phrey, 2000 ; Ledeneva, 1998), ainsi que leur survivance pendant et après la transition post-soviétique (Désert et al., 2006 ; Dufy, 2011 ; Hohmann, 2014 ; Ledeneva, 2000, 2013 ; Mandel et Humphrey, 2002 ; Rousselet, 2006).

Le blat, ou pratique de l’échange de piston, aurait émergé en Union soviétique à la fin des années 1920. Il est décrit par Ledeneva, dans Russia’s economy of favours (1998), comme à la fois subversif et toléré car aidant le système à fonctionner. Il s’agirait de la réaction des gens ordinaires à la contrainte structurelle et à la centralisation trop forte du système. En effet, ces modes d’échange de faveurs permettaient d’accélérer les procédures, obtenir un accès, remercier, rendre service en échange d’un autre service et donc fluidifier les échanges économiques et sociaux, à défaut d’échanges commerciaux, en contexte de pénurie. Mais surtout, ils permettaient de faire durer dans le temps ces dettes et de construire un réseau durable. La réciprocité améliorait le quotidien (« on ne faisait la queue que pour les chaussures, car on n’avait pas d’ami dans la chaussure », raconte une enquêtée de Fitzpatrick (2000), chapitre 9). Le blat se distingue du podmazat (« pot-de- vin transactionnel », selon Humphrey) qui est un pourboire, donné à un officiel afin de faciliter une activité économique légale, mais qui aurait demandé des procédures longues. Il se distingue aussi du vziatka, réel pot-de-vin versé dans le but de corrompre. C’est la façon dont les participants entrent dans l’arrangement mutuel qui les distingue. Dans le blat, ils entrent au nom de l’amitié, du contact interpersonnel, ils le décrivent comme une aide mutuelle, à composante affective12, tandis que dans le cas du pot-de-vin la relation est plus cynique, seul le montant échangé lie temporairement les participants entre eux (Ledeneva citant Berliner (1957) dans Lovell et al. (2000)). Parmi ces arrangements, le blat est sans doute le concept le mieux adapté pour comprendre l’échange de bon procédé effectué à la fin d’une consultation médicale à l’époque soviétique, alors que les médecins sont faiblement rémunérés en dépit de leur lourde charge.

Après la chute de l’URSS, les paramètres de base du blat sont touchés par les réformes et les pratiques informelles évoluent. Ledeneva (1998) l’observe encore marginalement dans les années 1990. La crise a miné les solidarités. Il ne demeure selon elle que dans les secteurs problématiques, non plus celui des biens de consommation, puisque le marché a permis de sortir de la pénurie, mais de l’éducation, du marché du travail. De plus, la privatisation des propriétés d’État (appareil productif et services) a souligné la valeur économique des objets d’échange. La monnaie est devenue nécessaire pour tout, si bien

12. « Not a relationship for the sake of exchange, but an exchange for the sake of relationship », Lovell

qu’elle est devenue un bien rival, une contrainte (Ledeneva dans Lovell et al. (2000) ; Kornai opposait le système socialiste, caractérisé par une contrainte budgétaire « molle » et des pénuries, au système par marché, non pénurique mais caractérisé par une contrainte monétaire forte). Du fait de ces changements, le rapport au pot-de-vin (très mal vu à l’époque socialiste) change aussi. L’influence de la morale socialiste diminue et l’idée que tout a un prix se développe. Le pot-de-vin est davantage vu comme une « taxe » ou une « charge additionnelle » (Humphrey, 2000). Finalement la distinction entre blat et pot-de- vin se serait érodée avec les réformes. Sneath (2006), à propos de la Mongolie, décrit un blat mixte et associé à des pots-de-vin du fait de la monétisation. Rousselet (2006) voit, dans la relation patient-médecin en Russie post-soviétique, l’édulcoration d’une pratique de type blat, due à la marchéisation des services (voir chapitre II). Le cadeau au médecin s’est routinisé, la logique de remerciement s’est transformée en remerciement intéressé puis en rémunération obligatoire. Kornai (2000) à propos de la Hongrie analyse le paiement de gratitude alternativement comme un supplément de salaire, un pot-de-vin dans le but d’obtenir une plus grande attention, une rente de monopole captée non par le propriétaire (État) mais son employé.

Mais le contexte du Tadjikistan est différent du contexte russe. Premièrement, le Tad- jikistan n’a pas connu la même « thérapie de choc ». Le système de santé est toujours presqu’exclusivement public, il est aussi plus pénurique. Les relations d’interconnaissances et les solidarités sont facilitées par l’importance de la parenté et des communautés13. Les conditions d’émergence du blat auraient été, d’après Ledeneva, l’exode rural et la ruralisa- tion de certains quartiers urbains, la pénurie, l’existence de privilèges et une distribution restreinte, contrôlée, de l’accès aux ressources ainsi qu’une personnalisation forte du pou- voir et de l’administration. Ces aspects restent présents au Tadjikistan, où les proches du président possèdent la plupart des secteurs clés de l’économie (cf. le néo-patrimonialisme et le présidentialisme clientélaire analysés par Laruelle (2013)) et où l’exode rural vers Douchanbé est très important. Il reste donc de bonnes conditions pour que subsistent des formes d’arrangements mutuels, des paiements de gratitude qui auraient évolué sous forme monétaire. D’ailleurs l’idée d’une aide mutuelle avec le médecin, typique du registre du blat, est toujours très présente du fait du faible salaire. Nous étudions les différentes justifications des paiements informels au médecin dans le Tadjikistan contemporain dans le chapitre II.

Finalement, un système de « paiement à l’acte »14 informel existe donc depuis l’in- dépendance et s’est imposé d’autant plus aisément que des systèmes d’arrangements in-

13. « N’essaie pas d’avoir 100 roubles, mais d’avoir 100 amis », proverbe soviétique rapporté par Lede- neva 98. Ces expressions sont encore très présentes : « si tu as des connaissances, alors… » dit Madina, « j’ai un oncle » dit Firuz. Pourtant le contexte est tout autre, elles font l’effet d’un réflexe qui ne colle plus tout à fait avec le contexte.

14. Voir section 4 l’exemple de la consultation de routine de Tahmina et son fils d’un an, Ali, à la polyclinique de ville. À chaque étape elle rémunère le professionnel de santé qui vient d’intervenir.

formels existaient déjà depuis longtemps, selon le principe de « causalité cumulative »15. Cependant si l’une a facilité l’autre, ces deux institutions informelles n’ont pas tout à fait le même rôle social. L’ancienne permettait d’obtenir quelque chose en plus (une recom- mandation, un soin de meilleur qualité...), alors que la nouvelle, souvent réclamée par les professionnels de santé, est parfois une condition pour être soigné.

2.4 Réformes récentes : les influences internationales et les per-