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Les enjeux de l’accès à la santé au Tadjikistan s’inscrivent donc dans un contexte économique et spatial hérité de l’histoire soviétique et même coloniale. D’une part, sa si- tuation de vulnérabilité et de dépendance, datant de l’époque coloniale, s’est accentuée au moment de la dislocation de l’URSS et de la guerre civile, qui l’ont entraîné dans une spi- rale de pauvreté. D’autre part, les soixante-dix ans d’histoire commune entre les anciennes républiques soviétiques continuent de structurer les flux et les échanges. Le Tadjikistan s’inscrit dans l’espace post-soviétique. Et, malgré l’indépendance et les autres influences émergentes (Chine, Kazakhstan, Europe), il montre une forte dépendance économique à l’ancien « centre », la Russie. Il faut donc prendre en compte les comportements des Tadjiks à cette échelle-là également.

Ces trois dimensions, historique, économique et géographique, peuvent avoir un impact en termes d’accès aux soins et d’inégalités. Les migrations et la réception de remises de fonds ne sont pas également réparties sur le territoire ni entre les ménages de statuts socioéconomiques différents. Quel rôle joue alors la mobilité transnationale, principale source de revenu mobilisée pour la subsistance des ménages, dans le financement et l’accès aux soins ? Est-ce que les migrations pourraient limiter ou au contraire accroître encore les inégalités d’accès aux soins ?

La période post-socialiste façonne aussi le système de santé actuel, à la fois par l’égali- tarisme affiché du système mais aussi par les pratiques de paiements informels qui étaient fréquentes et qui perdurent. À quelles recompositions de ces pratiques et des représenta- tions associées assiste-t-on aujourd’hui ? Comment cela peut-il affecter l’accès aux soins des ménages tadjiks ?

Dans la suite de ce chapitre introductif, pour présenter ce système, nous procédons en trois temps. Tout d’abord nous présentons des données institutionnelles du système actuel et un état de l’art sur les arrangements informels dans la période soviétique et post-soviétique. Nous présentons ensuite les sources statistiques et qualitatives utilisées par la suite. Enfin nous mobilisons, ces données pour présenter les premiers constats concernant les barrières à l’accès aux soins, les représentations collectives et les expériences individuelles du système.

2 Le système de santé tadjik : entre héritage sovié-

tique et réformes récentes

Le système de santé au Tadjikistan est hérité du système socialiste soviétique, dont le principe était un système universel et gratuit, garantissant un accès aux soins pour tous sur tout le territoire. Les principes fondateurs du système de santé soviétique sont proposés par Semashko et adoptés dès 1919 dans le deuxième programme du parti. Proche collaborateur de Lénine, Semashko est directeur du premier Commissariat du peuple à la santé, puis du Commissariat à la santé de RSFSR en 1922 à la création de l’URSS. Il est souvent perçu comme l’architecte du système de santé soviétique (universel et gratuit, avec services primaires partout en zone rurale). En effet, les bolchéviks mettent en œuvre une médecine sociale influencée par l’hygiène sociale et la bactériologie pasteurienne, dans laquelle la relation triangulaire santé-environnement-condition sociale va s’adapter avec le temps au marxisme léninisme pour former la doctrine médicale soviétique (Hohmann, 2014). Comme l’accès à l’éducation, l’accès aux soins est considéré comme un droit social fondamental garanti à tous les citoyens soviétiques. Toutefois, en pratique, des différences de qualité et d’accès aux médicaments existaient et questionnaient déjà le caractère uni- versel. De même, les pratiques de compensation informelle, d’échange de faveurs, ques- tionnaient la gratuité, même lorsqu’elles étaient effectuées en nature. Les changements liés à la trajectoire postsoviétique ont ensuite fortement augmenté les inégalités de santé et détérioré la situation sanitaire en générale.

Comme le caractère universel du système, son organisation et son mode de gouver- nance sont toujours en grande partie structurés par l’héritage soviétique, malgré quelques réformes récentes.

La grande majorité des établissements demeure propriété d’État et la gouvernance est toujours très centralisée et hiérarchisée. Le secteur privé représente, en 2013, seulement 1,6% de l’ambulatoire (outpatient services), bien qu’il se soit développé ces dernières années après la première vague de réformes (centres dentaires et centres de diagnostics).

2.1 Organisation : un système à quatre échelons, hérité du sys-

tème socialiste « extensif et ramifié »

Le système de santé est hiérarchisé en quatre niveaux, correspondant aux quatre ni- veaux administratifs. Il se déploie sur tout le territoire (« système ramifié », Hohmann (2014)) : les infrastructures de santé des différents niveaux sont réparties sur l’ensemble du pays, chacune rendant des comptes à l’échelon supérieur.

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Le premier niveau de décision est le niveau de la République, le Ministère de la santé de la protection sociale et de la population, qui administre directement les services nationaux (comme l’hôpital Karabolo).

Le second niveau est régional, ces services sont administrés par les autorités des pro- vinces (viloyat, en tadjik ; oblast’, en russe) Sogd et Khatlon, de la Région de subordination républicaine (RSR, ancienne Karotegin) et de la Région autonome du Haut-Badakhchan (GBAO). Le troisième niveau est celui du district (rajon, dont le hukumat est le pou- voir administrant) et des grandes villes. Enfin, le niveau communautaire ou des petites municipalités (un dzhamoat est responsable de plusieurs villages).

Au premier niveau, l’hôpital national républicain de Douchanbé est plus grand que les hôpitaux de districts. Les bâtiments accueillant les différents services ne sont visiblement pas de la même qualité et de la même ancienneté : si les services de médecine générale et de radiologie sont assez récents, celui de pédiatrie, par exemple, est en état de délabrement. Il dispose bien sûr de l’eau courante, mais les tuyaux qui parcourent le parc témoignent d’une vétusté certaine, qui contraste avec les panneaux photovoltaïques disposés dans la cour pour augmenter l’indépendance électrique5. L’hôpital a bénéficié de donations étrangères.

Au second niveau les hôpitaux régionaux et les hôpitaux spécialisés de région (mater- nités, centres de tuberculose, etc.) sont gérés par les oblast’ qui rendent ensuite compte au ministère de la Santé. Par exemple, la ville de Khorog a un centre de traitement contre la tuberculose responsable de tous les patients du Badakhchan. Les malades de n’importe quel district du Badakhchan dont l’analyse de salive devient positive à la tuberculose sont envoyés directement au centre de Khorog, pour être soignés et ne pas contaminer les habitants du district. Ils ne reprennent le traitement de base dans leur district qu’une fois l’analyse de salive redevenue négative.

Au troisième niveau, celui du district, les hôpitaux spécialisés (rajonskaja bol’nica) et leur équivalent en ambulatoire (rajonskaja poliklinika), ainsi que les centres de santé de district et les centres de soins primaires (PHC) sont gérés par le hukumat. Entre l’hôpital et l’ambulatoire, la hiérarchie n’est aujourd’hui plus très claire, en raison d’une série de réformes (notamment celle de la rajzdrav6) et en raison de la promotion du système de soins primaires comme priorité nationale. Recommandée par l’OMS, la primauté des PHC entre en inadéquation avec l’héritage soviétique, dans lequel les soins secondaires étaient clairement favorisés et valorisés. En effet, « l’hospitalisation est une véritable tradition

5. Les infrastructures au Tadjikistan souffrent, en hiver particulièrement, de coupures électriques ré- currentes.

6. Système de gestion partiellement décentralisé de la santé, formé sur rajon (district) et zdravokhra-

nenie (système de protection sanitaire). Ce système a existé à l’époque soviétique et avait été supprimé

autour de 1980. Il a été remplacé par un système d’hôpital central de rajon, dont le chef gérait à la fois l’hospitalier et l’ambulatoire. La rajzdrav est réinstituée en 2009, puis abolie en 2012, censée être rempla- cée par quelque chose de plus efficient. Elle n’était cependant pas encore remplacée en 2014, laissant un flou administratif dans le management hospitalier. Cela crée de fortes tensions.

soviétique […] Avant 1991, près d’un quart de la population ouzbèke se faisait hospitaliser chaque année », écrit Hohmann (2014) à propos de l’Ouzbékistan, p.144. Du point de vue de la gouvernance, le district rend compte à la région qui rend compte au ministère de la Santé. La différence parfois flagrante entre les polycliniques (ou maternités) de ville et celles gérées par la région remet en cause le caractère universel du système.

Enfin au niveau du dzhamoat, regroupement de villages dans les zones rurales, on trouve les Centres ruraux de santé (RHC ou sel’skij center zdorov’ja), où il y a par définition au moins un médecin référent pour la zone environnante. Cependant, leur taille et leur composition changent beaucoup d’un dzhamoat à l’autre. Nous avons visité des RHC dotés de quatre spécialistes et seize infirmières, un générateur électrique, un cabinet de dentiste, une radiographie, le chauffage central. Ils semblaient trouver eux-mêmes des fonds privés ou des subventions. D’autres ne disposent même pas de médecin généraliste permanent : un seul médecin tourne sur plusieurs dzhamoats et un feldsher7 le remplace le reste du temps.

Un cinquième niveau existe : c’est le medpunkt (point santé) au niveau de certains villages, qui assure le niveau minimal de prise en charge (premiers secours, pansement, etc.). Il n’y a pas de médecin, seulement une infirmière, qui alerte le médecin pour les cas pathologiques. Les medpunkts sont directement gérés par le dzhamoat.

Comme dans d’autres pays d’ex-URSS, des systèmes parallèles de santé hors du ressort du Ministère de la santé existent toujours (Rechel et al., 2013). En effet, le système soviétique était segmenté : six systèmes de santé parallèles coexistaient, administrés par d’autres ministères et compagnies d’États pour leurs propres employés. C’était le cas de toute la politique sociale en URSS, du fait du fondement corporatiste de la protection sociale étroitement liée au travail (Lefèvre, 1995) et au productivisme idéologique. Par exemple, encore aujourd’hui l’hôpital des employés des chemins de fer est un hôpital à part, gratuit pour les cheminots, payant pour les autres, administré par la société des chemins de fer. De même pour les Ministères des affaires intérieures, de la Défense, des Transports, la société nationale du textile et celle de l’aluminium, le tout comptant pour 4,6% des dépenses de santé totales.

Outre les autorités locales et nationales, de nombreux acteurs internationaux inter- viennent dans le secteur de la santé au Tadjikistan. Beaucoup d’OI et d’ONG (organi- sations internationales et organisations non-gouvernementales), lorsqu’elles ne sont pas spécialisées dans la santé, ont au moins un programme de santé au Tadjikistan. Parmi elles, le PNUD, UNICEF, UNFPA, l’OMS, la Banque Mondiale, la Fédération de la Croix rouge et du Croissant rouge, USAID, Médecins Sans Frontières, la Fondation Aga Khan, ACTED, l’Agence suisse pour le développement et la coopération, la Banque asiatique de développement et bien d’autres. L’OMS est le partenaire direct du ministère de la Santé

et ils développent ensemble les stratégies nationales pour réformer le système de santé.