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Si la dénonciation des médecins par les patients est présente sans être systématique, en revanche elle apparaît systématiquement dans les entretiens de médecins à propos des autres médecins qui réclament un paiement informel. Presque tous les médecins interro- gés disent accepter (prinimat’) les petits remerciements mais ne jamais réclamer et tous dénoncent d’autres médecins, ceux qui roulent en « grosse voiture neuve » (Alim), de prendre aux patients (oni berut, ils prennent). Ils rappellent la loi, leurs devoirs et leur

grande pauvreté en l’absence de son père. Bien qu’il ait une maîtrise en ingénierie, il n’a pas de travail stable, vit chez sa mère avec sa femme et aide son frère dans une épicerie. Il voudrait trouver un travail qui gagne bien sans entrer dans le jeu (de la corruption, qu’il décrit comme omniprésente). Il alterne entre un discours patriotique d’espoir et un tableau très noir et désespéré de son pays. Nous avons eu l’occasion de mener un entretien d’1h30 enregistré ainsi que d’autres entretiens plus informels.

statut d’agents de l’État. Ils opposent un paiement indu, abusif, extorqué, à un remercie- ment normal, justifié (les patients savent qu’ils sont mal payés et les remercient). Ainsi Nodira se définit-elle par opposition à ceux qui réclament, ceux qui ne le font que pour l’argent et ne respectent pas l’éthique médicale :

On n’est pas censés accepter quoi que ce soit des patients, on est en polyclinique publique. On doit refuser. Et on refuse ! Mais alors il dit : « Je te donne ça, ce n’est pas du tout un pot-de-vin, c’est seulement pour te remercier”. Comme les chocolats. Ce sont comme des présents. Dans ce cas c’est rien. Dans ce cas souvent on les prend. Mais quand un docteur qui reçoit déjà un salaire de l’État dit : « Donne-moi 300 somoni », c’est contre la loi, c’est de la corruption. Il faut sanctionner le médecin. (Nodira, Douchanbé, 29 mai 2014)

Elle raconte ensuite deux cas où elle est intervenue pour rappeler la loi à d’autres médecins qui réclamaient de l’argent à ses patients. À propos de l’un d’eux :

Une patiente était venue me voir pour un problème d’oreille. Mais on n’avait pas le matériel [...], alors je l’ai re-dirigée vers un autre spécialiste. Le médecin lui a dit : « Apportez-moi tant d’argent... ». Elle est revenue me voir, a dit qu’elle n’avait pas cet argent [...] Après je suis allée directement voir mon chef : « On exige d’une de mes patientes de l’argent ». Mais chez nous la médecine est gratuite. Le chef a écrit « Chez nous c’est gratuit » sur un petit bout de papier « pour rappel, pour vous et pour le médecin » et l’a donné à la patiente, pour qu’elle le donne et tout s’est bien passé. Ils sont déjà tellement habitués... (Nodira, 29 mai 2014)

De la même façon, Alim, chirurgien de 28 ans, explique qu’il n’est payé que 620 TJS (environ 100 USD) et que parfois « <les médecins> acceptent lorsqu’on <les> remer- cie ». Mais pas de la part de collègues (infirmiers, aides-soignants) et de leur famille (ce qui concorde avec le témoignage de Gulzara et son frère médecin). Néanmoins certains spécialistes ne respectent pas l’accord tacite entre médecins et ont demandé à Alim des honoraires informels exorbitants19. Il considère appartenir au groupe des médecins qui acceptent et se démarque de ceux qui réclament, les mauvais spécialistes, ceux qui le font pour l’argent. Il se sent d’ailleurs plus proche des patients eux-mêmes et raconte le même genre d’histoires entendues des dizaines de fois auprès de patients à propos de faux diagnostics d’appendicite. En effet, il semble y avoir un soupçon généralisé de « demande induite » (Evans, 1974 ; McGuire, 2000) par le médecin et des frais injustifiés pour le patient.

J’étais infirmier à Douchanbé. J’ai vu des patients qui venaient pour un mal de ventre. D’après les analyses, j’ai dit : « Mais c’est clairement pas une appendicite ». Ils m’ont dit : 19. D’autres médecins font le même constat que lui lorsqu’ils se retrouvent à la place du patient. « J’étais avec ma fille chez le docteur, dans une clinique publique, il ne l’a pas examinée seulement donné un contact de collègue. Pour le remercier quand même parce que cela se fait, je lui tends un billet de 10 somoni. Il me regarde droit dans le yeux : “Mes honoraires sont de 20 somoni”... » (Saodat, 60 ans, ancienne urgentiste devenue consultante).

« Tais-toi tu n’es qu’un étudiant ». Ceux-là ils opèrent juste pour l’argent.

Par la suite, son témoignage révèle une certaine frustration vis-à-vis d’anciens camarades qui sont tout à la fois des médecins moins compétents que lui, moins honnêtes et par conséquent plus riches :

Tu sais ce que c’est le diplôme rouge ? Quand on est le meilleur [...]. C’est ce que j’ai eu. Quand je compare mon niveau de vie à celui des mauvais étudiants de ma promo... À Douchanbé, ils prennent aux malades. Ils envoient dans telle pharmacie parce que c’est un de leur parent qui la tient ou parce que cette pharmacie les paie en échange de clients. Du coup ils font une longue liste de médicaments et se font un pourcentage dessus. Mes anciens camarades, même ceux qui n’étaient pas bons, ils roulent en grosse voiture, ont déjà une maison, et moi je peux à peine m’acheter un téléphone convenable ! Bien sûr ils se font de 20 à 50 TJS sur chaque patient, plus les bénéfices sur les analyses et les médicaments prescrits ! (Alim, 13 juillet 2015)

Shokir, enseignant à l’institut de médecine de 38 ans, comme Alim, a fini avec les honneurs son internat « à la onzième place, ce qui est excellent ». Lui aussi se compare aux mauvais étudiants de sa promotion et évoque la chaîne de la corruption : « Si tu ne paies pas, tu ne passes pas » (première étape de la corruption du médecin, que l’on retrouve dans le discours de Faridun). Il a d’ailleurs dû travailler trois ans en Russie pour accumuler assez d’argent, pour acheter son entrée à l’institut (normalement sur examen). À ma question sur les raisons de devenir médecin, il me demande d’éteindre l’enregistreur et déclare : « La vérité c’est que beaucoup pensent toujours faire de l’argent. Les chirurgiens et les gynécologues par exemple se font généralement beaucoup d’argent ». Ils exigent des honoraires informels et ont un bien meilleur niveau de vie que lui.

Comme souvent en cas de dénonciation des mauvais médecins qui réclament, Alim et Shokir font référence à la probable connivence de ces médecins-escrocs avec le marché pharmaceutique. Shokir déclare qu’« en majorité les médecins dirigent en parallèle un autre business. Souvent une pharmacie. Ils vendent des médicaments ». Par ailleurs ils peuvent être approchés par de grandes compagnies : pharmaceutiques.

Un représentant vient et présente ses produits aux médecins [...] j’ai entendu dire que parfois, c’est arrivé [...] certains médecins reçoivent des bonus. Apparemment plus ils prescrivent ce médicament et plus ils reçoivent de bonus.

Dans leurs discours, Alim et Shokir se définissent par opposition à un même groupe d’in- dividus aisés et malhonnêtes, composé d’abord des autres étudiants de leur promotion, ceux qui ne manquaient pas d’argent pendant les études et achetaient leurs notes d’exa- men, puis des médecins qui réclament d’importants honoraires informels, qui, dans leurs discours, semblent être ces mêmes anciens étudiants fainéants, tout comme ceux qui pres- crivent et vendent les coûteux médicaments. Ils associent de façon un peu caricaturale ces individus en un même groupe et les évoquent avec amertume. Ces médecins ont un

haut niveau de vie bien supérieur au leur, eux les honnêtes médecins et anciens excellents étudiants issus de milieu modeste. Ce qui les distingue, c’est leur éthique médicale. Pour autant, ils estiment que ce n’est pas vivable et bien souvent ils disent vouloir se reconver- tir ou émigrer. Gulnora, ancienne cardiologue, en voie de reconversion en santé publique, exprime elle aussi cette frustration d’être des « bons et honnêtes » médecins, pauvres mais méritants, la frustration de ne pas réussir à gagner sa vie, malgré de longues études et une vocation forte (« On étudie très durement, et après 6 ans, on est un peu frustré. Je ne suis même pas capable de gagner ma propre vie ! »). Comme beaucoup d’autres, elle tente d’entrer dans une ONG.

Il est assez symptomatique que la plupart des médecins que j’ai pu interroger soient tous très critiques à l’égard de leurs confrères et du système. Ils avaient presque tous le projet d’entrer dans le secteur privé (Alina), d’émigrer en Russie (Alim : « C’est tout le système de santé au Tadjikistan qui ne me plaît pas ; je voudrais que tout soit selon la loi, équitable »), aux États-Unis (Parviz) ou en Allemagne (Shokir, Khusrav), d’enseigner (Shokir) ou encore d’entrer dans une ONG (Gulnora, Shabnam, Nodira). Les raisons sont souvent l’impossibilité de survivre avec un salaire indécent, en refusant de demander des paiements informels, et sans même les accepter. Il pourrait, bien sûr, y avoir un biais parmi les enquêtés : ceux qui ont accepté l’entretien sont peut-être les plus enclins à faire part de leurs doléances.

Alim, Gulnora et Nodira, en dénonçant un groupe de médecin malhonnêtes, se dé- singularisent, se rapprochent d’un autre collectif de médecins honnêtes, supérieur dans leur référentiel. Ils rejettent ce nouveau modèle de médecin-businessman et défendent leurs propres valeurs. C’est une « montée en généralité » réussie au sens de Boltanski : « Pour grandir la victime, il faut la rattacher à un collectif, c’est-à-dire, dans ce cas, connecter son affaire à une cause constituée et reconnue » (« La dénonciation », 1984). Ils prétendent à une certaine « grandeur », relative à cette sphère actuellement légitime pour eux et les patients ; dans cette sphère c’est encore l’éthique médicale et l’image du médecin méritant et remercié qui prédominent et non celle des nouveaux médecins businessmen. Il semble qu’il y ait là une convergence entre des trajectoires personnelles (excellents élèves issus de milieux modestes qui aspiraient peut-être à plus d’aisance et de prestige en devenant médecins) et une évolution plus structurelle des représentations collectives en plein changement. Le rejet du « businessman » et la vision immorale du gain d’argent sont sans doute fortement liés à l’habitus socialiste encore fortement ancré. La dénonciation de l’homme d’affaire « crapuleux » et du « spéculateur » se retrouve dans de nombreux pays de l’est même 25 ans après la fin du bloc socialiste (Mandel et Humphrey, 2002) et y compris chez de jeunes docteurs (Alim, Gulnora et Nodira ont par exemple entre 28 et 32 ans).

L’hypothèse 1a est partiellement validée par les sources statistiques et qualitatives. Le schéma d’un médecin-monopoleur maximisant son intérêt propre - bien loin du modèle de

charité - apparaît dans les entretiens de patients et de médecins, même s’il est relativisé par rapport à la théorie (possibilité de négociation, de refus). Mais il est perçu comme un comportement déviant, anormal, qui augmente le sentiment d’incertitude déjà inhérent au champ de la santé. Il est opposé, par chacune des parties, à un paiement informel normal et justifié. Il ne reflète donc pas toutes les pratiques de rémunérations informelles. Ainsi peut-on trouver d’autres explications à l’existence d’un paiement informel en dehors de la seule maximisation unilatérale d’utilité du médecin, et où le patient trouve aussi son intérêt. Nous voyons alors comment la pratique se distingue de celle du médecin réclamant des honoraires informels.

4 Des paiements justifiés : les patients donnent, les

médecins acceptent et tous se justifient

4.1 La « juste rémunération » : premier niveau de justification