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Cartographie du renoncement

Le graphique I.4 présente les statistiques géographiques du taux moyen de renoncement total, c’est-à-dire la proportion de ménages dont au moins un membre a eu besoin de soins et n’a pas du tout eu recours aux services médicaux. Le graphique I.5 présente celle du renoncement partiel : le fait d’avoir eu recours mais d’avoir dû renoncer à une partie des soins.

La région la moins touchée par le renoncement est paradoxalement la région la plus éloignée du centre, la région montagneuse du Badakhchan. C’est une région pauvre et isolée, largement soutenue par les remises de fonds des migrants et l’aide de donneurs et ONG (comme l’Aga Ghan Foundation). Il est intéressant de noter que dans cette région nos interlocuteurs disaient généralement qu’ils n’avaient pas à se plaindre de paiements informels réclamés par les médecins hospitaliers, ce qui est confirmé par les statistiques issues du TLSS (II). La région la plus touchée par le renoncement, qu’il soit partiel ou total est le Khatlon, la région du sud assez pauvre, rurale et agricole (culture de coton). C’est la région la plus concernée par la migration saisonnière mais la région où il y a le moins de ménages déclarant recevoir des remises de fond.

Graphique I.5 – Renoncement partiel aux soins

Note : Moyenne par région du taux de renoncement partiel, la proportion de ménages dans lequel au moins un membre a du renoncé partiellement à des soins ou à poursuivre le traitement.

Illustration des problèmes de distance à l’offre et aux soins de qualité : l’accès aux soins en pratique

À ce sujet, nous avons eu beaucoup de témoignages expliquant la difficulté d’accéder à l’offre médicale et à des soins de qualité, lorsqu’on habite dans les districts reculés. Nous en rapportons deux exemples afin d’illustrer cet enjeu territorial que représente la santé au Tadjikistan, rendu plus aigu par les insuffisantes infrastructures de transport. Le pays est à 93% constitué de montagnes, donc la majorité des districts sont en fait concernés par ces difficultés d’accès, a fortiori en saison d’intempéries.

D. a 57 ans, elle est professeur de collège à la retraite et vit dans un petit district (rajon) isolé et montagneux du Badakhshan. D’après le directeur d’hôpital de district, on y recense 11 centres ruraux de santé avec médecin (RHC), environ un par dzhamoat, 22 medpunkts avec une infirmière, une polyclinique et un hôpital de district. Il y a donc environ 35 infrastructures de santé dans ce district. Le maillage du territoire semble à première vue satisfaisant. Cependant, en dehors de la polyclinique et de l’hôpital, les 33 autres infrastructures n’ont pas les moyens de soigner les cas pathologiques. La mère de D. vivait dans un village (kishlak) un peu éloigné dans la montagne. Quand elle est tombée malade, l’infirmière du medpunkt est venue à domicile et a dit qu’il lui fallait un médecin. Comme il y a trop peu d’ambulances (deux ou trois à l’hôpital central) et comme sa mère ne pouvait pas se déplacer, son frère est allé chercher le médecin en voiture. Le

médecin l’a envoyée faire des examens et elle a été hospitalisée à l’hôpital du rajon. Au bout d’une semaine son état ne s’améliorait pas, car l’hôpital manquait de moyens. Il a fallu l’emmener en voiture-taxi jusqu’à Douchanbé, c’est-à-dire 14h de route sinueuse. Elle est décédée là-bas quelques jours plus tard. L’exemple de la mère de D. souligne le manque de matériel, le problème de transport, la centralisation forte des équipements de qualité et des ressources humaines malgré le grand nombre d’infrastructures de proximité. La population doit très souvent aller chercher des soins spécialisés dans les grandes villes, voire à la capitale. En dépit de la couverture nationale en infrastructures sanitaires et de la gratuité théorique des soins, une très grande frange de la population cumule des barrières géographiques, sociales et financières pour accéder à des soins de qualité.

L’exemple de N., qui vit dans un district du sud, moins rural et moins isolé que D., montre également la forte centralisation des soins de qualité.

Ma nièce s’est cassée le poignet à un mariage. Elle jouait. Tu sais pendant les mariages les enfants font n’importe quoi [...] son bras près du poignet était carrément... c’était mou à un endroit, sans os, tu pouvais sentir ton doigt en faisant un cercle autour ! Horrible. [...] On ne pouvait pas attendre une ambulance au restaurant parce qu’elle aurait pu mettre une demi-heure facile, tu sais jamais quand elles arrivent... Heureusement, comme c’était un mariage, il y avait plein de véhicules, alors on l’a emmené à l’hôpital de district. Elle a eu une première opération, une broche dans un des deux os de l’avant bras. Parce qu’à la radio ils n’ont vu qu’une seule fracture. Mais après ils se sont rendus compte que l’autre aussi était cassé, alors elle a été réopérée là-bas. Il fallait l’immobiliser complètement pour que l’os se remette. Mais […] c’était impossible de la faire tenir tranquille. […] Elle avait qu’un demi plâtre alors bien sûr ça bouge [...] Alors ça s’est déplacé, c’était horrible ! (elle mime avec son propre bras). Tout le monde a flippé. On l’a emmené à l’hôpital de la ville. Là, ils l’ont réopérée pour voir ce qui n’allait pas et ils ont remis les os en place. Mais c’était toujours pas bon, parce qu’ils n’avaient pas vu qu’il y avait un autre tout petit os disparu ou déplacé, ou qu’ils ont touché en opérant. Ça c’est seulement à l’hôpital de ville de Douchanbé qu’ils l’ont vu car ils ont un meilleur équipement radiographique et de meilleurs spécialistes. Donc il a fallu lui faire un genre de greffe. Ils l’ont ouvert aussi à la jambe, pour lui prendre, je sais pas un bout d’os je crois, m’a dit sa mère, peut-être de cartilage, elle y connait rien, c’est elle qui m’a dit un bout d’os de jambe. Pour venir réparer le bras. La pauvre petite c’est déjà sa quatrième opération ! Deux au district, une à la capitale de région, une à Douchanbé… et il faudra la rouvrir dans un an pour enlever les broches.

Illustration du fonctionnement du financement en pratique

Les exemples ci-dessus montrent les obstacles physiques que rencontrent certains pa- tients, éloignés des centres, et l’accès à des soins de moindre qualité. Mais, comme le montrent les disparités régionales en terme de renoncement aux soins, il y a aussi des obs- tacles financiers importants qui entravent l’accès aux soins des ménages au Tadjikistan.

Les entretiens formels, les discussions informelles et les observations sont très conver- gents. Toutes les personnes interrogées et observées donnent à chaque soignant qui s’est

occupé de lui, un billet (souvent entre 5 et 20 TJS19), une somme relativement faible. Les patients donnent à la fin et surtout pas en essayant d’être discret. Contrairement à ce qui a été décrit à propos de la Hongrie et de la Roumanie. Il ne faut pas que cela soit caché dans une enveloppe (Kornai, 2000) ni glissé dans la poche du médecin (Stan, 2012). Il faut le poser en évidence sur le bureau ou le donner « naturellement » dans la main. Les grosses sommes en hôpital sont peut-être plus dissimulées (mais ce n’est pas ce que j’ai vu à la maternité de Khoujand, lorsqu’une cliente a donné 80 TJS). Ce sont de petites sommes et cela ne doit pas avoir l’air anormal (voirII).

Nous avons pu observer une visite de routine au service pédiatrique d’une polyclinique de ville (ambulatoire) en accompagnant une mère et son fils toute une matinée. Alors que les soins en polyclinique publique sont censés être gratuits, M. donne un billet à chaque soignant.

La visite de routine de M. (2 ans), fils de T. (32 ans). On prend la « carte » de patient à l’entrée. On passe voir une première infirmière qui prend ses mesures biométriques (le pèse allongé, le mesure debout, mesure son crâne, son poignet, son tour de poitrine et note le tout dans le carnet de suivi). On se prépare à repartir, T. s’enfuit, on le rattrape et on revient en arrière « oups, j’ai oublié de la payer ». M. sort un billet de 3 somoni. « C’est normal, tu sais, sinon la prochaine fois ... », commente-t-elle entre deux portes. Puis on va chez la pédiatre [...] <Elle> regarde la gorge de T. rapidement, puis l’ausculte au stéthoscope, et remplit le carnet. M. lui tend un billet de 10 et commente après « 10 somoni à elle », l’air entendu. Plus qu’à l’infirmière. Parce qu’elle est médecin ? Dans ce système informel de rétribution, la hiérarchie officielle est conservée, sous-entendue. Ce sont les patients qui contribue à une « grille de salaire » implicite. Même si tous ne donnent pas la même chose (certains m’ont plutôt parlé de 20 somoni pour une petite visite de routine), l’échelle semble juste translatée. Ensuite, direction vaccination. Là aussi ce sera 3 somoni : « 3 somoni pour tout le monde ! » (c’est-à-dire pour les infirmières).

(Extrait de carnets de terrain, juin 2014)

Mais le coût d’une consultation en ambulatoire n’est rien à côté du coût d’une hos- pitalisation (en « stationnaire »). Dans ce cas-là tous les coûts se cumulent : les frais d’entrée, le traitement, le remerciement au médecin, à l’infirmière, à l’aide-soignante, à la femme de ménage, la nourriture, les draps, les gants pour l’intervention, la perfusion, les poches de sang si nécessaire, etc. Tous les enquêtés sortant d’une hospitalisation ou d’un accouchement notent l’accumulation de dépenses, certaines formelles mais beaucoup informelles, dont ils ont généralement du mal à faire l’inventaire exhaustif.

Les montants très proches d’un témoignage à l’autre indiquent qu’outre les quelques prix officiels fixes, tout ce qui ne l’est pas, y compris « l’informel », est relativement homogène et normé. Il y a un genre de consensus ou de valeur tacite, mais aussi une possibilité de négociation (voir chapitre II).

On rapporte ici le cas de l’hospitalisation du père de Gulzara (voir 3.3), telle qu’elle nous l’a décrite. À l’enregistrement, on lui dit qu’ « il faut payer 540 somoni, à la caisse ».

Sandra : - Ce n’est pas à la fin que vous payez ?

Gulzara : - Non, dès le début, avant d’entrer, comme frais d’entrée, pour s’enregistrer. Avant l’opération. Les 540 somoni, c’est avant l’opération. Et puis ensuite après l’entrée, on a payé l’anesthésie (250 TJS « dans la main », détaille-t-elle plus loin), le médecin (50 TJS « dans la poche »), l’infirmière (40 TJS), et après les infirmières les aides-soignantes (20 TJS). […] S : - Et les médicaments il en fallait ?

G : - Oui il en fallait, tous les médicaments c’est nous qui les avons achetés. Cela allait de l’alcool pour désinfecter avant la piqûre… Tout tout tout : l’alcool, les seringues, la perfusion... En tout... C’était de l’ordre de 200 somoni, en plus. Oui, ça fait beaucoup la somme de tout ça ! (elle s’enflamme, parle très vite) Si t’y penses, ils ont dit comme ça, ce n’est pas tant de dépenses que ça, 540 pour la place et puis l’anesthésie et c’est tout. Et une fois là-bas, ils ont délivré les analyses et tout, et au final ça devient des montants d’environ 1500 somoni. (Gulzara, Douchanbé, août 2015)

En plus de tout cela, Gulzara et d’autres femmes de la famille ont préparé un grand plat de riz à la viande (plov, plat traditionnel) qu’elles ont apporté après que son père est sorti de l’hôpital (« pour remercier », ajoute-t-elle). Dans le propos de Gulzara, les différents postes de dépenses sont assez clairs, mais ce n’est pas toujours le cas. Dans beaucoup d’entretiens après des accouchements ou des hospitalisations, les enquêtés sont confus sur le détail de ce qui a été payé à qui et pour quel service, comme s’ils étaient confus du fait de l’accumulation de coûts non-anticipés. Firuz, par exemple (voir II), qui sort d’une hospitalisation en urgence, lorsque je le rencontre, évalue à plus de 2000 somoni l’enveloppe globale. Mais comme il était en réanimation, il ne connaît pas les détails. En revanche, il montre bien le rôle de sa famille. Son cousin, d’abord, a payé les premiers soins. Puis, lorsque cela s’est aggravé, ses parents ont été appelés pour payer les médicaments et les poches de sang (« mon cousin est venu, il a payé pour ça, puis mon père est venu il a payé pour ça, ma mère est venue et a payé pour ça. Même moi j’ai payé ! »). Il insiste beaucoup sur l’achat des poches de sang.

De même, Samir, que je rencontre le lendemain de l’accouchement de sa femme, ne peut pas dire pour quoi il a payé :

Donc dans les cliniques d’État, tu paies 298 somoni à la banque, les 64 somoni c’est aussi sur le compte bancaire. La banque est bien dans l’hôpital (pas besoin d’aller payer à la banque). On paie sur le compte bancaire de l’hôpital à la caisse. Mais les 298 somoni que tu paies une fois que tu accouches, c’est en personne (lichno) que tu paies (sic). Ils disent : « c’est 1000 somoni ». Oui sans doute pour l’État, on sait pas, c’est eux qui disent combien c’est, et nous on donne. À l’infirmière... elle dit « j’ai moi-même en personne fait ça et ça... donne-moi ça séparément, de la main à la main 25-30 somoni ». Le médecin il demande 700 somoni de la main à la main personnellement pour le médecin […] (un peu plus tard) On paie avant, à l’entrée, 64 somoni ; puis quand elle accouche 300. Avec opération c’est 1300 en tout, c’est-à-dire 300$ (206$ au taux actuel) sans opération, c’est au moins 600 somoni en tout. Ça veut dire 200$ ! (le beau-frère : - « Non, 100$ »). Dont environ 300 directement pour les médecins. Dans les 300 aux docteurs, ça inclut les tests (analyse de sang), etc., plus pour les infirmières, les femmes de ménage etc. (Samir, août 2015, Qŭrghonteppa)

Ces premiers éléments factuels issus de nos données permettent de dresser un portrait de la situation plus concret avec deux types d’obstacles, physique et financier. On retient l’importance des différents postes de dépenses, particulièrement en cas d’hospitalisation, formelles et informelles, la complexité pour les patients et leurs proches à anticiper le montant et même à le calculer ex post. Pour compléter le tableau des évolutions récentes du système de santé, nous nous tournons vers les perceptions des acteurs et la réception des réformes, à l’aide de l’analyse des discours.