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Les données mobilisées dans ce travail de recherche permettent de travailler sur trois périodes. La période du système à la fin de l’époque soviétique est toujours abordée par les enquêtés dans les entretiens. Les données d’enquête statistique (principalement de 2007 et 2009) informent sur la situation à la fin de la période de transition postsocialiste et post-conflit, au tournant de la vague de réformes. Les entretiens menés en 2014 et 2015 évoquent le système après une première vague de réformes et au début de la mise en œuvre de la nouvelle stratégie 2010-2020.

Données du Tajikistan Living Standards Survey

En économie du développement, les enquêtes sur le niveau de vie des ménages (Living standards measurement surveys) coordonnées par la Banque mondiale sont très souvent utilisées. Celle consacrée au Tadjikistan en coupe transversale en 1999, 2003, 2007 et 2009, a été assez peu utilisée, à l’exception de la vague 2003 qui a fait l’objet du plus grand nombre de publications. Les deux premières vagues ont été mobilisées principalement dans des études sur la pauvreté dans un contexte post-conflit (Clifford et al., 2010 ; Davis et al., 2010 ; Falkingham, 2005 ; Jha et al., 2009 ; Pomfret, 2003), puis de plus en plus dans des études sur les migrations, phénomène alors en explosion au Tadjikistan (Clifford, 2009 ; Clément, 2011). Les quelques publications basées sur les vagues suivantes concernent généralement les remises de fonds de migrants et leur effet sur la croissance, le bien-être, l’éducation, l’état de santé (Danzer et Ivaschenko, 2010 ; Gatskova et al., 2017 ; Kan, 2016).

La vague 2007 que nous utilisons dans cette thèse a été assez peu exploitée, elle est pourtant très riche en ce qui concerne les questions de migration et celles de santé. Elle comporte 15 modules de questions portant sur les caractéristiques des individus et des ménages, sur la migration, l’éducation, la santé, la participation au marché du travail, l’agriculture, le logement et autres biens durables, les transferts, la pauvreté subjective et la sécurité alimentaire, les dépenses courantes, les croyances subjectives, la vaccination des moins de 6 ans. Il s’agit d’un échantillon représentatif, au design complexe. L’échantillon est stratifié à partir du découpage par région (4 régions et la capitale) et du découpage par zone urbaine ou rurale. Au sein des 270 grappes, 18 ménages ont été tirés aléatoirement. En tout, il y a 9 strates, 270 clusters formant des « communautés » (dzhamoat), 4 860 ménages et 29 798 individus. Trois types de questionnaires sont disponibles : le questionnaire communautaire passé auprès du chef du dzhamoat, le questionnaire ménages incluant des modules individuels et le questionnaire femmes qui concerne essentiellement la fertilité.

La vague de 2007 comporte des défauts mais aussi des avantages. Deux passages de l’enquête ont été effectués, à un ou deux mois de différence selon les districts. Le premier passage en septembre-octobre 2007 est le questionnaire principal tel que décrit ci-dessus. Mais dans le module santé les questions de dépenses de médicaments n’ont pas été po- sées, elles ont alors été ajoutées lors du deuxième passage. Ce second passage a eu lieu en octobre-novembre 2007, il porte sur les migrations internationales, les dépenses de consul- tation et de pharmacie, l’alimentation et les mesures anthropométriques des moins de 6 ans. Il fait perdre une partie des observations puisque plus d’une centaine de ménages n’ont pas pu être réinterrogés (nous n’avons donc pas les dépenses de médicament pour ces ménages), principalement dans les districts très isolés comme celui de Murghab (Pamir). En revanche, ce second passage a permis d’interroger les ménages sur les membres arrivés récemment dans la famille et notamment les migrants de retour de séjour en Russie. Ce faible décalage temporel entre les deux passages d’enquête permet de faire l’hypothèse qu’un certain nombre de caractéristiques n’ont pas changé et de voir par exemple l’effet du retour d’un migrant sur la variation de frais de consultation (voir chapitre IV).

Nous avons également mobilisé au cours de notre recherche la vague 2009 qui est un semi-panel contenant 1500 ménages interrogés en 2007. Nous n’avons finalement pas conservé dans le manuscrit de thèse les estimations sur ce panel. En effet, les questions sur l’état de santé n’ont pas été reposées en 2009, ce qui ne nous permettait pas de contrôler des besoins de soins, et par conséquent faussait en partie les résultats.

Les variables d’intérêt et indicateurs utilisés

Un des enjeux de cette base de données était de réussir à estimer précisément le niveau de vie des ménages, puisqu’il s’agit dans le chapitre III et le chapitre IV de mesurer les inégalités de consommations de soins, et puisque dans le chapitre II une des hypothèses testées est l’indexation du paiement informel sur le niveau de vie. C’est pourquoi nous avons tenté de construire plusieurs indicateurs de niveau de vie et en avons retenu deux dans les résultats que nous présentons. Tout d’abord, nous avons construit un indice de dé- penses, à partir des questions sur les dépenses courantes alimentaires et non alimentaires, et un indice de revenu, à partir des questions sur le revenu du travail et le revenu agricole. La distribution des deux variables était très différente et d’après les moyennes agrégées par région celle des revenus était très incohérente. Cela s’explique par la grande difficulté des ménages à estimer leurs propres revenus dans un pays où le salariat représente une faible part du marché de travail, et où la plupart des transactions et services sont infor- mels. Au risque de sous-déclaration directe, s’ajoute celui d’une sous-déclaration indirecte, induite par l’existence de filtres dans le questionnaire, du type « Avez-vous travaillé dans les quinze derniers jours ? ». Nous avons donc par la suite totalement abandonné l’agrégat de revenu du fait de sa faible pertinence.

Nous avons amélioré l’agrégat de dépenses en prenant en compte l’autoconsommation, la valeur d’usage des biens durables et du logement et un indice de prix local (Deaton et Zaidi, 2002). Cet indicateur est utilisé dans le chapitre II et III, car dans ces chapitres le niveau de vie est une variable d’intérêt. En revanche, comme il ne l’est pas dans le chapitre IV, pour éviter d’avoir de la colinéarité avec les dépenses de santé et la réception de remise, nous avons préféré un indicateur de richesse basé sur le patrimoine et non sur les dépenses. Pour cela, nous avons estimé un score permettant de ranger les ménages par niveau de vie à l’aide d’une analyse en composante principale puis calculé les quintiles de ce score. Bollen et al. (2002) le recommandent lorsque la richesse a plutôt un rôle de contrôle dans le modèle. La construction de l’indice de niveau de vie est discutée dans la section 3 du chapitre III.

Par ailleurs, dans les chapitres III et IV, la variable d’intérêt est l’accès aux soins en fonction des besoins. Pour cela nous utilisons des proxys de consommation de soins : les questions sur le recours aux soins ambulatoires et l’hospitalisation ainsi que les questions sur les dépenses associées. Seules les variables binaires de recours ou non sont exploi- tées, car le nombre d’hospitalisations est très mal renseigné (chapitre III). Les dépenses de santé ambulatoires comportent les frais de consultation, les frais de transport et les médicaments. Les dépenses hospitalières comportent les frais d’entrée (copaiements), les paiements informels au personnel, et les autres coûts (nourriture, traitement).

Au sein des dépenses de santé, nous distinguons celles qui sont informelles, dans les chapitres II et III. La question n’est pas posée telle quelle aux ménages. Il s’agit d’une mesure approximative car la catégorie est elle-même approximative. Par exemple les mé- dicaments payés à l’hôpital pourraient être considérés comme normalement fournis gra- tuitement selon la constitution. Nous isolons néanmoins deux postes qui sont un proxy des paiements informels : les frais de service en consultation ambulatoire (à l’exception des copaiements existant alors dans 8 districts sur 64, ces frais n’étaient pas légaux en 2007) et les paiements donnés au personnel hospitalier.

Comme les dépenses sont une mesure indirecte de l’accès aux soins, nous complétons l’analyse par une mesure plus subjective mais pertinente : celle du renoncement aux soins. Les ménages qui déclarent qu’au moins un membre a eu besoin de soins se voient demander s’ils ont déjà eu à renoncer ou reporter à plus tard des soins. Plutôt que de se baser sur les proxys imparfaits des besoins de soins (âge, sexe, maladie chronique, etc.) pour estimer l’accès en fonction des besoins, on se base alors sur la perception de leurs besoins par les enquêtés. Un des biais possibles de la variable de renoncement est le fait que plus le ménage a consommé des soins, plus il a de chances d’avoir dû en reporter. C’est donc une mesure à utiliser avec précaution.

Cette base de données contient aussi plusieurs questions sur la migration et les remises de fonds qui permettent d’appréhender de différentes manières la migration. Nous utilisons les questions sur les membres du ménage actuellement à l’étranger, sur lesquels nous

avons peu d’informations personnelles mais pour lesquels nous disposons du montant de remises de fonds envoyées. Nous avons recours aux questions sur la migration passée pour identifier les ménages ayant un membre rentré récemment de migration (et pouvant avoir rapatrié de l’argent accumulé en Russie). Ces individus étant présents dans le ménage nous disposons de toute l’information personnelle les concernant. Nous avons également recours aux questions sur les intentions de migration future du ménage, qui nous permettent de voir si la santé des membres est prise en compte dans les projets de migration. Enfin, nous distinguons sur un petit échantillon les migrants très récemment rentrés de l’étranger en utilisant le second passage de l’enquête un mois plus tard. Ces questions mettent à jour différents profils de migrants (plus ou moins saisonniers, temporaires ou installés) et différents moyens de transférer de l’argent, ce qui n’a jamais été fait dans les articles consacrés aux ménages de migrants tadjiks (Clément, 2011 ; Gatskova et al., 2017 ; Kan, 2016).

Les méthodes

À partir de ces données, nous avons étudié l’ampleur des paiements informels et les conséquences du système de financement des soins en termes d’inégalité. Pour cela, nous utilisons dans le chapitre II un modèle en deux parties pour estimer indépendamment la probabilité de verser un paiement informel aux médecins et le montant du paiement (Duan et al., 1983 ; Leung et Yu, 1996).

Dans le chapitre III, nous étudions en parallèle la distribution de l’accès aux soins et celle de leur financement. Pour cela, nous mobilisons la méthodologie des courbes et indices de concentration, en se basant sur des critères d’équité horizontale en accès et d’équité verticale en financement (O’Donnell et al., 2008 ; Wagstaff, 2005 ; Wagstaff et al., 1991 ; Wagstaff et van Doorslaer, 1997).

Face au constat de la non gratuité des soins, de la prégnance des pratiques de rémuné- ration informelle, de leur régressivité et de l’importance des inégalités d’accès aux soins, on étudie le rôle des remises de fonds de migrant dans ce système. Pour cela, on mobilise différentes méthodologies permettant de traiter l’endogénéité potentielle des remises, des méthodes à variable instrumentale et d’estimation simultanée.

Les enjeux méthodologiques que soulèvent ces méthodes et les stratégies empiriques sont développés dans chacun des chapitres.