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DEVELOPPEMENT DURABLE ET VALORISATION DES PFNL, ETAT DES LIEUX EN CHIQUITANIE

2. La Chiquitanie dans le contexte bolivien

2.3. Le développement de la Chiquitanie depuis la deuxième moitié du XXème siècle dans le contexte régional, national et international

2.3.3. Réformes Agraires (1953-1996-2006) et distribution des terres

A partir des années 1950, en parallèle du processus de colonisation, se déroule un processus de morcellement et privatisation des terres dans le cadre de la Réforme Agraire de 1953. Cette réforme, si elle entraîna dans la région occidentale de la Bolivie une véritable redistribution des terres des grandes propriétés aux petits producteurs, eut des conséquences différentes dans la région orientale. Comme le résume Paz Ballivian (1977),

« la faiblesse numérique et organisationnelle de la population indigène et l’existence de grandes étendues de terre sont des facteurs qui déterminèrent un processus de réforme agraire distinct, favorisant plutôt la consolidation de la grande propriété privée et la dotation de nouvelles terres et aires d’exploitation à de nouveaux entrepreneurs et spéculateurs de terres et dans une moindre mesure aux paysans et petits agriculteurs colons, processus dans lequel la population indigène originaire de la zone fut absente »26

Ainsi, seules quelques haciendas proches de la ville de Santa Cruz de la Sierra furent expropriées et morcelées, tandis que les autres durent simplement se déclarer comme « entreprises agricoles » pour conserver leurs terres. Elles bénéficièrent même de l'application de mesures spécifiques favorables à leur modernisation, avec entre autres l'injection d'importants crédits internationaux, puis nationaux. L’immense majorité de la distribution des terres concerna alors des surfaces définies comme « inoccupées ». En effet dans les années 1950, près de 90% des terres du département de Santa Cruz ne faisaient l’objet d’aucun titre de propriété officiel et seules 10% des terres bénéficiant de titres de propriété étaient exploitées pour l’agriculture (Sandoval et al. 2003).

En conséquence de la réforme agraire, plus de 57 millions d’hectares de terres furent distribués entre 1953 et 1993, soit 52% de la superficie du pays (INRA 2008). Dans le département de Santa Cruz un peu plus de 2 millions d’hectares furent distribués entre 1955 et 1970. Le processus de distribution de terres s’accéléra ensuite avec la distribution de 7 millions d’hectares entre 1971 et 1978. Ceci d’une part grâce à l’action entre 1968-1975 de « brigades mobiles du conseil national de réforme agraire » qui allaient au devant des

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Traduction propre de l’espagnol : « la debilidad numérica y organizativa de la población indígena y la existencia de grandes extensiones de tierra, son factores que determinaron un proceso de reforma agraria distinto, posibilitando más bien la consolidación de la propiedad terrateniente y la dotación de nuevas tierras y áreas de explotación a nuevos empresarios y especuladores de tierras y en menor medida a campesinos y pequeños agricultores colonizadores, proceso en el que estuvo ausente la población indígena originaria de la zona »

populations rurales, d’autre part parce que sous la dictature de Banzer dans les années 1970, de grandes étendues de terres furent distribuées aux élites au pouvoir, par favoritisme politique (Sandoval et al. 2003). Dans le Tableau 3 on distingue clairement cette époque, puisque sur la période 1974-1978 ont été distribués 30,5% du total des terres distribuées au niveau national entre 1953 et 1993, à seulement 26,1% de tous les bénéficiaires. Le département de Santa Cruz est celui qui a fait l’objet de la plus grande partie de la distribution de terres, avec 38,6% du total des terres distribuées au niveau national entre 1953 et 1993. Les parcelles distribuées sur cette période furent en outre largement supérieures dans ce département (206 hectares/bénéficiaire en moyenne) par rapport à la moyenne nationale (75 hectares/bénéficiaires).

Tableau 3 : Distribution de terres en Bolivie sur la période 1953-1993

Période Superficie distribuée (ha) Bénéficiaires Proportion de la superficie totale distribuée entre 1953 et 1993 (%) Proportion des bénéficiaires entre 1953 et 1993 (%) 1953-1958 607356 13777 1,1% 1,8% 1959-1963 3315581 72147 5,8% 9,5% 1964-1968 3122358 34196 5,4% 4,5% 1969-1973 9086532 111384 15,9% 14,7% 1974-1978 17449864 198239 30,5% 26,1% 1979-1983 4912977 75334 8,6% 9,9% 1984-1988 4252377 83794 7,4% 11,0% 1989-1993 13612222 162621 23,8% 21,4% période non-définie 946054 7944 1,7% 1,0% Total 1953-1993 57305322 759436 100,0% 100,0% Santa Cruz 1953-1993 22111217 107213 38,6% 14,1%

Source INRA (2008) – élaboration propre

La Figure 16 permet de se rendre compte de l’inégalité du processus de distribution des terres entre 1953 et 1993. Durant cette période les communautés, petites propriétés et propriétés paysannes, n’ont bénéficié que de 30% des terres distribuées, alors qu’elles représentent 80% des bénéficiaires. Dans le même temps les moyens et grands propriétaires, soit 18,5% des bénéficiaires, ont reçu 68,5% des terres distribuées.

En Bolivie et particulièrement dans le département de Santa Cruz, la réforme agraire eut alors pour effet d’accentuer les inégalités en concentrant les terres aux mains des élites. Ainsi d’après le recensement agricole de 1984, les propriétés de plus de 200 hectares soit 6% des unités productives monopolisaient 84% des terres de ce département.

Cette situation débouche sur la réalisation en 1990 d’une « marche pour le territoire et la dignité » réalisée par les indigènes des basses terres, et à l’occasion de laquelle se fait connaître la CIDOB (Confédération Indigène de l’Orient Bolivien, depuis devenue Confédération des Peuples Indigènes de Bolivie). Durant cette marche de 34 jours entre

Trinidad et La Paz (650 km), la pression médiatique exercée sur le gouvernement est telle qu’il est obligé d’émettre en urgence des décrets pour répondre à la pétition de la CIDOB, dans laquelle figure la reconnaissance de territoires indigènes (Arreghini 2011). Ces décrets auront cependant peu d’effets en pratique et suront suivis de plusieurs autres marches des peuples des basses-terres, auxquels finiront par se joindre ceux des hautes-terres. Toujours en réponse à leur demande, le gouvernement promulgue en 1996 la loi Nº 1715, du Service National de Reforme Agraire, suivie en 2000 du décret suprême Nº 25763 définissant le nouveau règlement agraire.

Figure 16 : Proportion des terres distribuées par types de bénéficiaires à l’échelle nationale sur la période 1953-1993

Source : INRA (2008) – élaboration propre

Le nouveau règlement agraire introduit la possibilité pour les communautés indigènes de demander des terres communautaire (contrairement au mode de distribution antérieur de titres de propriétés individuels qui impliquaient un mode de tenure foncière parcellaire, contraire à l’organisation communautaire des peuples des basses-terres). Un ensemble de communautés peut également demander un titre de propriété privée collective sous la forme d’une Terre Communautaire d’Origine (TCO), qu’elles dirigeront au travers de leur propre gouvernement dotée d’une certaine autonomie. La nouvelle réglementation agraire met fin à la dotation individuelle de terres pratiquée durant la période 1953-1996. La distribution des terres peut dorénavant se faire par dotation ou adjudication, la dotation étant gratuite et limitée aux titres communautaires, tandis que l’adjudication est une vente par l’État et est accessible aux particuliers et aux entreprises.

Le concept de Fonction Économique et Sociale (FES) des terres devient l’un des piliers du nouveau règlement agraire. Il implique que les moyennes et grandes propriétés privées doivent avoir une FES, qui se démontre au travers de divers indicateurs (surfaces aménagées pour l’agro-élevage, nombre de têtes de bétail, etc.), sous peine de quoi la superficie considérée comme sous-exploitée est expropriée par l’État et redistribuée. Notons que les propriétés communautaires, TCO et petites propriétés se justifient uniquement au travers de leur fonction sociale, c'est-à-dire la résidence sur ces terres, et ne peuvent être expropriées.

Entre 1996 et 2006, en moyenne 3 680 hectares de terres furent distribués annuellement au niveau national, soit à peine 5% des terres fiscales distribuables identifiées (INRA 2008). C’est donc, depuis la réforme agraire de 1953, la période durant laquelle le rythme de distribution de terres a été le plus bas, puisque sur la période 1953-1993 (cf. Tableau 3) la distribution de terres atteint plus de 1,4 million d’hectares par an (le taux le plus bas étant observé durant le quinquennat suivant cette réforme agraire avec 121 000 ha/an et le taux le plus haut durant le quinquennat marqué par la dictature de Banzer avec jusqu’à 3,5 millions d’ha/an).

Quant à la distribution des titres fonciers, elle augmenta après 1996 mais resta très inférieure aux promesses. Fin 2005, la tenure foncière avait été définie et régularisée sur à peine un peu plus de 8% du territoire national (soit 9,2 millions d’hectares), tandis qu’environ 37% du territoire faisaient l’objet de démarches et que 55% n’avaient pas encore été examinés. Comme l’explique l’INRA (2008), la corruption et l’incompétence au sein des institutions responsables de la distribution des terres depuis les années 1950 avaient en effet débouché sur une situation extrêmement complexe et conflictuelle. La superposition de différents titres fonciers sur les mêmes terres était par exemple extrêmement courante.

L’arrivée au pouvoir du MAS sera rapidement suivie d’une nouvelle modification du régime agraire. En 2006 le gouvernement promulgue la loi Nº 3545 de « reconduction communautaire de la réforme agraire » puis en 2007 le décret suprême N°29215 la règlementant. Sur le plan légal, les modifications sont minimes par rapport à la loi INRA 1715 et sa réglementation27. Dans la pratique, les changements sont significatifs puisque le gouvernement accélère considérablement le processus de distribution de terres communautaires, l’assainissement de la tenure foncière et l’expropriation des terres de propriétés ne remplissant pas la FES.

Ainsi entre 2006 et 2012, le gouvernement a régularisé la tenure foncière sur 55,4 millions d’hectares, dont près d’un tiers correspondent à des TCO. Il a lancé en parallèle les procédures pour exproprier environ 300 000 hectares d’un total de 73 propriétés privées. Il a finalement redistribué près d’1,5 million d’hectares de terres fiscales à un total de 321 communautés (INRA 2013). Fin 2012, le bilan de régularisation des terres penche largement en faveur des petites propriétés et propriétés communautaires.

Le gouvernement de Morales a donc accéléré considérablement la distribution et régularisation des terres. Néanmoins le processus tend à s’essouffler depuis 2010. La distribution de terres est passé de 350 000 ha/an durant les deux premières années de gestion (INRA 2008) à peine plus de 150 000 ha/an en 2012 (INRA 2013). Le taux de régularisation des terres reste inférieur à l’objectif fixé par le gouvernement, qui prévoyait la régularisation totale pour fin 2013. Or d’après l’INRA (2013) elle est encore en cours pour 9% du territoire national et n’a pas encore commencé ou est paralysée pour 30% de celui-ci (cf. Figure 18). Il faudra d’après l’INRA près de cinq années supplémentaires pour compléter ce processus, étant donné que les situations les plus compliquées et conflictuelles restent à résoudre.

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La nouvelle Constitution en 2009 introduit postérieurement quelques certains changements au régime agraire : par exemple la superficie maximale d’une propriété privée, qui avait été fixée à 50 000 hectares pour l’Orient bolivien lors de la réforme agraire de 1952, est drastiquement réduite à 5 000 ha selon la décision du referendum constitutionnel de 2009 (notons que la mesure n’est pas rétroactive).

Figure 17 : Terres régularisées entre 1996 et 2012 par type d’acteur et de terres

Source : INRA 2013, élaboration propre

Le processus de réforme agraire en cours depuis 2006 n’est pas exempt de dérives : le trafic de terres et la spéculation persistent, l’électoralisme pèse sur le processus de distribution de terres et l’envahissement de certaines propriétés privées, de terres fiscales et d’aires protégées n’est pas fermement réprimé (cf. chapitre 2.4.4).

Comme l’indique Achtenberg (2013), il existe en outre des contradictions et intérêts divergents entre les populations indigènes des Terres basses et les colons en provenance de la partie occidentale du pays, qui s’exacerbent à mesure que s’amenuisent les superficies distribuables. Les colons lorgnent de plus en plus les vastes TCO attribuées aux indigènes des Terres Basses, qu’ils considèrent comme sous-exploitées. Leur vision « agrariste » de la terre s’oppose à celle des indigènes des Terres Basses, qui l’utilisent de manière plus extensive, notamment au travers des activités extractivistes (chasse, pêche, cueillette). En outre contrairement aux indigènes de Terres Basses, qui gèrent traditionnellement leurs terres de manière communautaire, les colons en provenance de la partie occidentale du pays montrent une préférence pour la propriété individuelle ou familiale, qui ne fait cependant plus l’objet de dotation depuis la réforme agraire de 1996. Les grands syndicats paysans auxquels sont affiliés ces colons, devenus extrêmement puissants, font pression sur le gouvernement pour faire prévaloir leurs intérêts. Ils ont ainsi récemment proposé une loi permettant l’expropriation des terres communautaires, réintroduisant la possibilité de distribuer des titres de propriété individuels et légitimant les colonies installées dans les aires protégées.

Les moyens et grands propriétaires font quant à eux pression pour que la régularisation de leurs terres s’accélère. D’ailleurs une grande partie des terres qui restent à régulariser sont entre leurs mains (Tito 2013), le gouvernement ayant donné la priorité aux communautés et petits propriétaires dans le processus de régularisation.

Le principe de la FES, s’il a permis de limiter la spéculation sur les terres, n’a donc pas pour autant éliminé la grande propriété terrienne. Les moyens et grands propriétaires appartiennent à des lobbys puissants et, en négociant avec le gouvernement, ils ont obtenu

une amnistie jusqu’en 2018 pour le contrôle de la FES et font pression pour qu’elle soit contrôlée moins fréquemment (tous les 5 ans au lieu de 2) pour faciliter leur accès au crédit bancaire. En outre bien que la taille maximale des propriétés privées ait été fixée à 5 000 ha, il est facile de cumuler plusieurs propriétés en les enregistrant par exemple aux noms des différents membres de la famille (l’une au nom du mari, l’autre à celui de sa femme ou encore d’un fils, etc.).

En Annexe 3, Annexe 4, Annexe 5, Annexe 6 et Annexe 7 vous pourrez apprécier plus en détail la distribution des terres dans les communes de Concepción et San Ignacio sur lesquelles se concentre notre étude.

2.3.4. Bilan sur le développement économique national et cruceño