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La réapparition des traités d’éducation destinés aux femmes au XVe siècle : éléments

b. Enseignements honnêtes et déshonnêtes

C. La réapparition des traités d’éducation destinés aux femmes au XVe siècle : éléments

d’explication d’un retour en grâce

On peut, évidemment, s’interroger sur les raisons qui ont conduit certains auteurs à produire des textes didactiques destinés aux femmes, alors même que ceux-ci avaient disparu des lettres péninsulaires pendant tant de siècles. Les paragraphes qui suivent vont donc chercher à apporter des explications à ce phénomène, qui dépend de multiples facteurs, notamment socio-culturels et politiques.

d’apprendre le latin sans intervention masculine.

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1. L’élan initial donné par la littérature catalane

C’est en effet d’abord dans la couronne d’Aragon222 que les pédagogues reprirent la plume pour composer des manuels d’édification destinés aux femmes. Or, de même qu’en France on observe une certaine concomitance entre le développement de la Querelle des femmes et la publication, à la fin du

XIVe siècle, de plusieurs traités importants qui prétendent éduquer les femmes, de même, dans les lettres catalanes, le débat sur les vices et les vertus de la gent féminine et la naissance de textes destinés à son éducation coïncident.

a. Une porte d’entrée de la « Querelle des femmes »

La Catalogne est en effet le premier territoire de la péninsule Ibérique concerné par la « Querelle des femmes ». Du point de vue européen, sa participation au débat est cependant assez tardive, puisque, si l’on en croit María-Milagros Rivera Garretas, le mouvement qui lui donne naissance trouve ses origines en Europe centrale entre l’an mil et le XIIIe siècle223. De façon, semble-il, indépendante, des femmes tendent alors à renoncer aux cadres que la société avait prévus pour elles, à savoir le mariage ou la vie en communauté au sein d’institutions religieuses, pour vivre seules ou rejoindre des groupes à la spiritualité plus ou moins hérétique. La « Querelle des femmes » aurait donc des origines sociales avant de devenir un débat littéraire, puisque le mouvement ne prendrait un tel caractère que dans un second temps (c’est à dire à partir du

XIIIe siècle), avec le triomphe, dans les universités européennes, de la conception aristotélicienne de la différence des sexes224. À partir de là, il

222 Ce territoire se composait notamment du Royaume de Naples qui comprenait la moitié sud de l’Italie et la Sicile, et partageait une longue frontière avec la France : il était donc en contact direct avec différentes aires culturelles, ce qui a pu faciliter la réception du débat pro et anti-féminin.

223 María-Milagros RIVERA GARRETAS, « La querella de las mujeres : una interpretación desde la diferencia sexual », Política y cultura, 6, 1996, p. 25-39, plus particulièrement p. 27-28.

224 Dans son article « La nature de la femme : Aristote, Thomas d’Aquin et l’influnce du

Cortesano dans la comedia lopesque », Christian Andrés écrit la chose suivante : « Tout d’abord, précisons, si besoin est, qu’à l’origie de l’idée d’imperfection de la femme et de toutes ses implications, métaphysiques, philosophiques, religieuses, sociales, semble se situer l’embryogenèse aristotélicienne, du moins pour notre civilisation occidentale. En effet, chez Aristote, la génération a pour cause motrice le sperme, la semence mâle, tandis que la femelle ne procure que la matière de l’embryon […] Il est donc compréhensible que, pour Aristote, la différenciation des sexes soit une conséquence de cette inégalité biologique originelle de l’homme et de la femme. […] La production d’une femelle sera pour Aristote le résultat d’un développement naturel incomplet, l’avatar d’une imperfection de la nature » (Christian

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franchira les barrières de l’université pour intéresser un public plus large, même si, en France, seuls des hommes y prendront part par écrit avant l’intervention de Christine de Pizan225.

Si ce débat s’anime en Catalogne dès le XIVe siècle, c’est notamment grâce à Bernat Metge qui, avant de rédiger le Somni en 1399 (dans lequel il s’inspire du Corbaccio de Boccace pour le traité portant sur les vices féminins)226, avait traduit en catalan l’histoire de Griselidis d’après la version latine de Pétrarque. La polémique ne s’éteint pas, et Ausiàs March227 ,par exemple, y participe au XVe siècle. Cependant, la voix emblématique des médisants est celle de Jaume Roig, à travers son Libre de les Dones o Spill (1460)228, écrit alors même que les débats de la « Querelle » s’étaient déjà largement diffusés dans les lettres catalanes. Ce texte d’un médecin229, qui était également marié et père, entre autres, de deux filles est particulièrement intéressant, et nous souhaiterions nous y arrêter quelques instants. Il est en effet emblématique de l’influence qu’a pu exercer la culture française sur le développement littéraire de la « Querelle des femmes » en Catalogne, et plus particulièrement dans le royaume de Valence. Joseph Pons y décèle par exemple quelques analogies avec les Lamentations de Matheolus, notamment la division en quatre livres, l’apparition de

comedia lopesque », Bulletin hispanique, 91, 1989, p. 255-277, plus précisément p. 256).

225 Certains auteurs suggèrent également de resituer ce débat particulier au sein des évolutions plus globales qui se produisent à l’époque. Claudia Costa Brochado, par exemple, s’interroge sur ses liens avec un changement de mentalités qui culmine dans le néoclassicisme de la Renaissance et la valorisation esthétique du masculin par rapport au féminin, et se demande même s’il y avait de la place pour les femmes dans un contexte où le savoir devient plus subtil, et ou l’esthétique se perfectionne (Claudia COSTA BROCHADO, « A Querelle des femmes », Textos de História, vol. 9, n° 1, 2001 , p. 31-50, plus particulièrement p. 32).

226 L’animosité que Lo somni déploie contre les femmes, cependant, ne prend pas uniquement ses racines dans la littérature, mais aussi dans les circonstances qui entourent son écriture. En effet ce texte fut rédigé alors que l’auteur, tombé en disgrâce aux yeux de l’épouse de Martin I d’Aragon, María de Luna, se trouvait en prison.

227 Ce poète, lié à la cour d’Alphonse le Magnanime que fréquente également Jaume Roig, a publié plusieurs « maldits », soit à l’encontre de femmes particulières, soit à l’encontre des femmes en général, comme dans le poème étudié par Rosa Cantavella dans « Sobre la poesía antifeminina de Ausiàs March : el poema 71 », Revista de Literatura Medieval, 22, 2010, p. 85-104, plus particulièrement p. 86.

228 Ce texte poétique, écrit en tétrasyllabes, raconte les tristes aventures de Jaumet qui, tel un personnage picaresque, commence par être chassé par sa mère, et croise ensuite, jusqu’à un âge très avancé, une multitude de femmes qui lui jouent toutes de mauvais tours. Le livre se conclut cependant sur un portrait de la femme idéale, à savoir la Vierge, dont les perfections apparaissent avec d’autant plus de force qu’elles tranchent avec les défauts de toutes les autres femmes.

229 Il a notamment été attaché au service de la reine Marie, femme d’Alphonse V le Magnanime et sœur de Jean II de Castille, à la cour duquel le débat sur les vices et les vertus des femmes connaîtra un certain développement, comme nous le verrons par la suite. Les deux cours étant liées par le biais des alliances matrimoniales, les échanges littéraires et poétiques étaient également fréquents, ce qui peut expliquer la transmission de la « Querelle » à la cour de Castille.

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Salomon qui serait comparable à celle de Dieu le Père et, surtout, l’opinion selon laquelle la Résurrection aurait d’abord été annoncée aux femmes afin que, grâce à leur tendance au bavardage et leur incapacité à garder un secret, la nouvelle se répandît plus vite230. On le sait, ce sont ces mêmes Lamentations qui ont incité Christine de Pizan à prendre la plume pour défendre le beau sexe. Or, certains ont considéré que l’ouvrage de Roig a influencé l’écriture de la Vita Christi d’Isabel de Villena, au sens où celle-ci y prendrait justement la défense du beau sexe face aux arguments développés dans le Spill. C’est, notamment, l’opinion de Claudia Costa Brochado231, selon laquelle les idées développées par les deux auteurs s’opposent sur plusieurs points, notamment sur la légitimité de l’accès des femmes au savoir. Elle argue par exemple que, dans la Vita Christi, la mise en scène du sermon que Jésus fait à Marthe sur la valeur de la vie contemplative par rapport à la vie active constitue une affirmation de la capacité des femmes à se livrer à la vie intellectuelle, Marie Madeleine incarnant, comme d’autres figures féminines du texte, le mélange parfait entre beauté et sagesse. Au contraire, Jaume Roig développe une bien piètre image de la femme savante, qui néglige non seulement la cuisine et l’entretien du foyer, mais également ses obligations religieuses pour pouvoir écrire en cachette232. On retrouve là, nous semble-il, l’opposition que nous avons décelée plus haut entre une sagesse féminine liée à la pratique de la religion et un savoir répréhensible dès lors qu’il excède certaines limites, notamment, comme chez Roig, quand il empêche d’accomplir ses devoirs domestiques et religieux : les deux auteurs ne s’opposent donc peut-être pas aussi frontalement que le dit Claudia Costa Brochado. Il est cependant intéressant de constater que la question de l’éducation des femmes et de leur

230 Joseph PONS, « Le Spill de Jaume Roig », Bulletin hispanique, vol. 54, n°1, 1952, p. 5-14, plus particulièrement p. 6 et 13. La forme même des « nouvelles rimées », utilisée par Jaume Roig, viendrait également de France (p. 12). L’auteur, cependant, évoque aussi la dette de Roig envers le Somni de Metge, dans lequel apparaissent aussi des figures mythiques, en l’occurrence Orphée et Tirésias, et qui est également composé de quatre livres. Signalons enfin que Christine de Pizan elle-même reprend, dans la Cité des dames, l’idée que les femmes ont été choisies pour annoncer la Résurrection en vertu de leur parole facile, mais pour faire de leur tendance au bavardage une qualité.

231 C. COSTA BROCHADO, art. cit. p. 34-35.

232 Jaume ROIG, Spill, Antonia Carré (éd.), Naples : RIALC, 2000, livre II, vers 625-653 : « Quant mal dinar /pijor sopar, / n’agui callant / he soportant / hi quant mal dia ! / Res no m valia / ans pijorava / mes exorava. / Ma de paper / ploma y tinter / ella tenia ; / que n’escrivia / may o sabi. / Per cas trobi / tot en la plegua / que fos seu negua / porfidiega / cridant bravega, / puga la quinta ;/ mas yo de tinta / ses mans sullades / viu prou veguades. / Durant l’avent, / lo fanchs ni vent / no lo y vedava / ella m tocava / pus de cent sous / cascun dijous, / ab noves manyes ».

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légitimité dans la pratique de la contemplation religieuse ou dans l’acquisition d’un certain savoir agitait encore les milieux littéraires alors même qu’un autre Libre de les dones avait vu le jour en 1396233.