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L’ouvrage de Francesc Eiximenis est en effet emblématique de cette résurgence des textes destinés à éduquer les femmes dans les lettres ibériques. Nous reviendrons plus tard sur les idées qui y sont développées et sur la postérité qu’a connue ce texte, mais il nous semble important d’en replacer l’écriture dans son contexte originel. Il n’est sans doute pas fortuit, en effet, qu’il ait vu le jour alors que la vie politique et culturelle du royaume d’Aragon était dominée par une figure féminine : celle de María de Luna, femme de Martin Ier d’Aragon. Celui-ci monte sur le trône en 1396, mais, occupé en Sicile, il ne peut exercer le pouvoir avant l’année suivante, et se voit donc obligé de confier la lieutenance du royaume à sa femme. Bien que le texte d’Eiximenis ne soit pas directement destiné à cette dernière, on peut néanmoins penser que le contexte a paru favorable à la publication d’un ouvrage fait pour guider les femmes sur la voie de la vertu. De même, en Castille, l’existence de figures féminines politiquement importantes a influencé de manière décisive, comme nous le verrons, la publication de textes dont les femmes étaient les destinataires ou le sujet.

Si l’on connaît mal les années de jeunesse234 de notre auteur, il est vraisemblable qu’il voyagea beaucoup, puisqu’il fait allusion dans ses textes à des anecdotes de provenances géographiques très diverses235, et aurait été en contact avec des milieux universitaires variés, notamment ceux de la ville de Toulouse où il obtint le titre de docteur en Théologie, avant de revenir en 1374 à Barcelone comme professeur et prédicateur, puis de vivre, à partir de 1383, à

233 Aucun des auteurs que nous avons consultés ne commente l’identité des titres de Francesc Eiximenis et de Jaume Roig. Il nous semble pourtant que la charge satirique de ce dernier se trouve renforcée par le fait qu’il propose un « libre » alternatif, un miroir renversé dans lequel la femme vertueuse que tente de former Eiximenis serait en fait révélée sous son vrai jour. Par ailleurs, l’écho renvoyé par l’œuvre de Roig attesterait de la popularité de l’œuvre de son compatriote franciscain plus de soixante ans après sa parution.

234 Né à Gérone vers 1340, il a vraisemblablement rejoint très tôt les rangs franciscains, avant de partir étudier dans plusieurs villes prestigieuses, notamment Oxford et Paris.

235 Dans le chapitre 59, il critique par exemple le roi de France qui autorise les maris à se venger de leur femme adultère en la tuant (Francesc EIXIMENIS, Lo libre de les dones, Frank Naccarato [éd.], Barcelone : Curial edicions catalanes, 1981, p. 96).

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Valence. Il mettra ensuite à profit toutes les connaissances et l’expérience acquises en rédigeant des ouvrages au caractère parfois encyclopédique, notamment Lo Crestiá236, à partir de 1380. Le Libre de les dones n’est d’ailleurs pas exempt d’une ambition encyclopédique, dans la mesure où, bien qu’il ait été composé pour une dame particulière237, l’auteur recommande lui-même son livre, non seulement à toutes les femmes qui veulent connaître leur propre nature, mais également à ceux qui veulent être leurs directeurs spirituels. Il tente ainsi d’étendre son propos au plus large public possible, public qui dépasse même les bornes du lectorat féminin puisque, nous y reviendrons, il n’est pas rare que les mots du prédicateur s’adressent davantage aux hommes qu’aux femmes. Peut-être ce trait est-il dû au fait qu’écrire pour le seul public féminin n’était pas encore entré pleinement dans les habitudes, l’auteur ayant ainsi pris le parti de former un texte hybride, qui, outre qu’il concerne les deux sexes, guide aussi bien les femmes laïques que les religieuses. Mais, par l’étendue de son propos, ce texte s’inscrit également pleinement dans la logique d’une œuvre qui touche à tous les aspects de la vie en société, aussi bien moraux que politiques ou spirituels. Enfin, compte tenu de l’activité de Francesc Eiximenis en lien avec la ville de Valence, dont il a notamment rejoint le conseil municipal, on peut également concevoir le Libre de les dones comme une tentative de réguler les mœurs de la cité dans sa globalité. Centre économique et démographique de l’époque, elle offrait aux femmes la possibilité d’exercer de nombreux métiers, y compris celui de prostituée dans l’un des nombreux établissements de la ville238.

236 Plusieurs auteurs s’accordent à dire que, pour avoir une juste idée de la conception de la femme et de la relation des sexes selon Eiximenis, il ne faut pas seulement lire le Libre de les dones, mais aussi ce texte. Dans son introduction au Libre, Frank Naccarato note ainsi que les deux ouvrages ont été rédigés à la même période, et que les parallélismes et les remplois sont nombreux (Libre…, introduction, p. 7). De même, dans son introduction à l’édition de la

Defensa de virtuosas mujeres de Diego de Valera, Federica Accorsi note que, le lecteur idéal du

Crestià étant un homme, l’auteur y fustige les vices des femmes (mais aussi de toute la société), de même que dans le Terç, où il réprimande cependant ceux qui disent du mal de la gent féminine en les accusant d’être en fait ceux qui jouissent le plus de sa compagnie (Federica

ACCORSI, introduction à la Defensa de virtuosas mujeres de Diego de Valera, Pise : Edizioni ETS,

2009, p. 68).

237 Il s’agit de Sancha Jiménez d’Arenós, qui venait de se marier avec le comte Jean, fils de l’infant Pierre d’Aragon. Les liens d’Eiximenis avec la famille de l’infant étaient en effet importants, puisque c’est pour Alphonse, marquis de Villena et héritier de Pierre d’Aragon qu’il composa le Dotzè, qui se consacre à la formation du prince. Par ailleurs, le Libre de les dones n’est pas la seule œuvre qu’Eiximenis ait écrite pour une dame, puisqu’il composa également la Scala Dei à l’intention de la reine María de Luna, femme de Martin I d’Aragon.

238 L’importance du travail des femmes dans la ville de Valence et ses environs a été étudiée par plusieurs auteurs, notamment Antoni Furio pour le monde rural (Antoni FURIÓ, « Entre la

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Ce livre est sans doute, par son étendue et sa postérité, le plus important de ceux qui virent le jour en Catalogne pour l’éducation des femmes. D’autres, cependant, suivront son exemple, y compris dans les sphères les plus hautes de la société catalane, puisqu’Alphonse d’Aragon et de Foix, duc de Gandia, marquis de Villena et comte de Ribagorça (qui n’est autre que le dédicataire du Dotzè), écrivit pour sa fille la Lletra a sa filla Joana, de càstig e de bons nodriments239, afin qu’elle puisse être heureuse en ménage240. On peut voir là les prémices de l’enracinement d’une tendance qui connaîtra ensuite un certain développement : celui d’écrire des guides à destination des femmes (et des hommes) mariés241. Mais si l’on se préoccupe bien de l’éducation des femmes dans l’Aragon de la première moitié du XVe siècle, ce n’est pas uniquement pour s’assurer du maintien de la morale, ou du retour de celle-ci. C’est en effet à la cour d’Alphonse le Magnanime (1416-1458) qu’est écrit un traité d’un genre qui semblait jusque là avoir été peu prisé des auteurs péninsulaires242 : les Flos del tresor de beutat, recueil de recettes de cosmétiques et produits pharmaceutiques en tous genres243. Il est l’œuvre d’un personnage relativement

complémentarité et la dépendance : rôle économique et travail des femmes et des enfants dans le monde rural valencien au bas Moyen Âge », Médiévales, nº 30, printemps 1996, p. 23-34), et Paulino Iradiel pour les activités non agricoles (Paulino IRADIEL, « Familia y función económica de la mujer en actividades no agrarias », in : Y. R. FONQUERNE (éd), La condición de la mujer en la Edad Media…, p. 223-260). Les deux auteurs s’accordent à dire que les femmes jouaient, dans la vie économique valencienne, des rôles multiples et particulièrement importants.

239 Alfons EL VELL, Lletra a sa filla Joana, de càstig e de bons nodriments, Rosanna Cantavella (éd.), Gandia : CEIC Alfons el Vell, 2012.

240 Il reproduit ainsi la démarche d’Eiximenis qui avait également dédié le Libre de les dones a Sancha Jiménez d’Arenós au lendemain de son mariage, et s’inscrit dans la tradition européenne des traités destinés aux jeunes marié(e)s, à laquelle renvoient également les premières lignes des Castigos e doctrinas que un sabio daba a sus hijas.

241 Plusieurs auteurs ont étudié les guides de mariage, qui fleurissent surtout, en Péninsule Ibérique, à partir de la fin du Moyen Âge. On peut citer notamment Tobias BRANDENBERGER,

Literatura de matrimonio (Península ibérica s. XIV-XVI), Saragosse : Libros pórtico, 1996, ou Maria de Lurdes CORREIA FERNANDES, Espelhos, Cartas e Guias. Casamento e Espiritualidade na Península Ibérica 1450-1700, Porto : Instituto de Cultura Portuguesa, Faculdade de letras da Universidade do Porto, 1995.

242 Cela ne signifie pas que l’on ignorait tout ce qui touchait à la sexualité et aux soins du corps féminin, puisque c’est en Espagne qu’ont été connus et traduits certains des traités arabes qui influenceront la médecine européenne en la matière durant tout le Moyen Âge. De même, le Trotula, l’un des textes médiévaux les plus diffusés pour ce qui touche aux maladies des femmes et aux soins du corps était sans doute connu en Espagne, mais restait cantonné aux bibliothèques des médecins ou des princes (Trotula. Un compendio medievale di medicina delle donne, Monica H. Green [éd.], Florence : SISMEL – Edizioni del galluzzo, 2009 [2001] p. 103). La particularité des Flos – ou Flores selon la récente traduction castillane du traité tient donc à ce qu’elles sont écrites pour des femmes de cour et sont destinées à être utilisées tout spécialement par elles, et non pas par le corps médical.

243 Les Flores elles-mêmes datent de la première moitié du XVe siècle, mais, comme le nom l’indique, elles ont été élaborées à partir d’un recueil pré-existant (un Tresor de beutat) dont elles constituent un florilège (Manuel DIES DE CALATAYUD, Flores del tesoro de la belleza, Tratado de

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haut placé à la cour, puisqu’il s’agit de Manuel Dies de Calatayud244, majordome du roi Alphonse de Magnanime. Destiné aux milieux curiaux, ce texte s’insère dans un manuscrit (Bibliothèque universitaire de Barcelone, ms. 68) qui contient des traités liés aux loisirs seigneuriaux, notamment la chasse et l’équitation, et à la gestion d’un ménage, ce qui suggère que, de même que ces pratiques, l’usage de cosmétiques et de produits liés, notamment, à la sexualité, était parfaitement commun. Néanmoins, la diffusion de telles connaissances va à l’encontre des principes moraux que tentaient d’imposer des prédicateurs comme saint Vincent Ferrier ou Francesc Eiximenis245, et atteste l’existence de deux champs d’enseignement totalement distincts : celui de la morale et de la religion, d’une part, et celui des pratiques liées aux soins du corps et à la sexualité de l’autre246. En somme, donc, la Catalogne de la fin du XIVe et de la première moitié du XVe siècle est un véritable creuset pour ce qui touche à l’éducation des femmes. En participant aux débats de la « Querelle des femmes », les écrivains catalans contribuent à mettre cette question au centre de la vie littéraire et intellectuelle du temps, tandis que des facteurs politiques et sociaux incitent à porter attention à la gent féminine. Des hommes se préoccupent alors de former celle-ci dans diverses matières, qui vont de la morale aux préparations cosmétiques. Or, nous allons voir que se met en place en Castille un processus assez semblable.

muchas medicinas o curiosidades de las mujeres, Manuscrito n° 68 de la Bib. Un. de Barcelona, Folios 151 a 170, María Teresa VINYOLES [intr.], Josefina ROMA [prol] et Oriol COMAS [trad.], Palma de Majorque : José J. de Olañeta, 1993, p. 25). Par ailleurs, ce texte s’insère dans un manuscrit qui comprend également le Libre dels Bons Amonestaments de Fra Anselm Turmeda, deux livres vétérinaires (De les qualitats dels cavalls i sas malalties et Tractat de les mules e llurs malalties), un traité sur la lune, les Instituts del illustríssim princep del senyor en Ferrando, le Libre dels Aucells de Cassa, le

Libre de totes maneres de confits et le Libre de totes maneres de potatges de menjar, ouvrages qui sortiraient tous de la plume de Manuel Dies de Calatayud.

244 Ce dernier était par ailleurs d’origine valencienne, ce qui n’est sans doute pas sans lien avec l’intérêt qu’il porte aux cosmétiques féminins.

245 Il ne faut pas aller plus loin que le chapitre 11 du Libre de les dones, en effet, pour trouver la première condamnation des cosmétiques, dont l’usage est d’ailleurs relié au péché d’Ève. Depuis lors, la femme, privée de tous les biens que Dieu lui a donnés dans un premier temps, craint de ne pas être suffisamment honorée, raison pour laquelle elle désire si ardemment être belle et cherche donc des stratagèmes pour augmenter sa beauté naturelle (F. EIXIMENIS, op. cit., p. 21).

246 Les deux enseignements se rejoignent toutefois pour ce qui touche à la cuisine. En effet, alors que les moralistes s’accordent pour souligner l’importance de la cuisine dans la gestion d’un ménage, les « réceptaires » recueillent des recettes de cuisine (notamment celles dont on pensait qu’elles pouvaient avoir un effet bénéfique sur la santé) au milieu de préparations plus licencieuses.

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2. Échos de la « Querelle des femmes » à la cour de

Castille

Le débat sur les vices et les vertus des femmes se développe particulièrement en Castille au cours de la première moitié du XVe siècle, et son éclosion ne peut se comprendre sans l’influence culturelle de la cour d’Aragon et la mise en place de circonstances particulières. Ce développement littéraire n’est en effet pas exempt de considérations politiques, et doit beaucoup à certaines figures féminines, notamment (mais pas seulement), à celle de Marie d’Aragon, reine de Castille par son mariage en 1420 avec Jean II de Castille.