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Par ses parents (Diego Hurtado de Mendoza et Juana de Cartagena), il est le descendant de deux des familles les plus importantes de la ville de

78 Julio Rodríguez Puértolas précise même que ce texte fut probablement composé dans le premier tiers de l’année 1475, dans la mesure où il ne comporte aucune allusion à l’invasion portugaise qui eut lieu en mars de cette année-là. Le Dechado est donc antérieur au Sermón trobado que l’auteur dédie à Ferdinand, mais aussi aux Coplasen que declara cómo por el advenimiento destos muy altos señores es reparada nuestra Castilla, deux textes qui évoquent l’invasion portugaise et qui datent probablement de 1475 ou du début de 1476. Les titres complets de ces deux œuvres, tels que les donne J. Rodríguez Puértolas sont, respectivement : Sermón trobado que fizo frey Íñigo de Mendoça al muy alto y muy poderoso príncipe, rey y señor el rey don Fernando, rey de Castilla y de Aragón sobre el yugo y coyundas que su alteza trahe por divisas, et Coplas compuestas por fray Yñigo de Mendoça al muy alto e muy poderoso príncipe, rey e señor, el rey don Fernando de Castilla e de León, e de Çeçilia, prínçipe de Aragón, e a la muy esclaresçida reyna doña Ysabel, su muy amada muger, nuestros naturales señores, en que declara cómo por el advenimiento destos muy altos monarcas es reparada nuestra Castilla (Íñigo DE MENDOZA, fray, Cancionero, Julio Rodríguez Puértolas (éd.), Madrid : Espasa Calpe, 1968, introduction, p. 63 et 65).

79Ibid., p. 281.

80 Le schéma des rimes est le suivant : pour les strophes de 13 vers, aabbbaaa-cccaa et, pour la strophe de 6 vers, abbaab.

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Burgos, dont l’une – les Cartagena – était d’ascendance converse81. Sa mère, Juana de Cartagena, était grande amatrice de livres, et c’est à elle qu’il dédie, ves 1467-1468 (date à laquelle il appartenait déjà à l’ordre franciscain82), la Vita Christi, son poème religieux le plus célèbre. Celui-ci est néanmoins porteur d’une certaine critique sociale et politique, qui démontre la bonne connaissance que son auteur avait de la cour, du fonctionnement de celle-ci et des hauts personnages qui l’animaient83. Il y témoigne sa désapprobation envers certains aspects de la politique royale, mais se montre attaché à l’idée de monarchie, et avant tout préoccupé par l’influence des grands lignages nobles, qu’ils soient, d’ailleurs, des partisans ou des ennemis d’Henri IV. Il y fustige également les mœurs frivoles et dépravées de la cour, ce qui fait dire à Rodríguez Puértolas qu’en 1467 – date de la première rédaction de la Vita christi – il avait sans doute abandonné les habitudes mondaines qui l’avaient conduit à écrire quelques pièces galantes84. Sa désapprobation envers le règne d’Henri IV le conduit à embrasser la cause des nouveaux monarques, pour lesquels il compose donc, comme nous l’avons dit plus haut, plusieurs œuvres destinées à orienter et encourager leur action au cours des premières années mouvementées de leur règne. À la fois homme d’Église et conseiller politique, il devint le prédicateur et l’aumônier d’Isabelle la Catholique, et fit donc partie, au même titre que le cardinal Cisneros ou, avant lui, Hernando de Talavera, de l’aréopage d’ecclésiastiques qui conseillaient la souveraine et veillaient sur sa conscience. On peut d’ailleurs noter qu’il partage avec Talavera le fait de n’avoir pu gagner l’amitié du roi, et de s’être attaché avant tout à la personne de la reine, ce qui, selon Rodríguez Puértolas, reflète en réalité des options politiques : « Creo que debe interpretarse esta actitud como reflejo del conflicto existente entre el grupo castellanista a

81 Fray Íñigo de Mendoza a ainsi des liens familiaux avec Pablo de Santa María, le célèbre rabbin converti de Burgos, mais aussi avec les autres membres éminents de la famille Cartagena, notamment Alonso de Cartagena et Teresa de Cartagena, dont il était le neveu.

82 On ignore le moment exact et les raisons de l’entrée de fray Íñigo de Mendoza dans un ordre qui, vers la moitié du XVe siècle, se montre déjà hostile aux descendants de judéo-convers.

83 La désapprobation de l’auteur envers les mœurs de la cour d’Henri IV s’exprimerait également dans les Coplas de Mingo Revulgo (1464), qui partagent avec la Vita Christi, selon J. Rodríguez Puértolas, « la situación histórica y mental » et « la continuidad ideológica y estilítica » (Julio

RODRÍGUEZ PUÉRTOLAS, « Sobre el autor de las Coplas de Mingo Revulgo», in : Jaime

SÁNCHEZ ROMERALO et Norbert POULUSSEN (éd.), Actas del Segundo Congreso Internacional de

Hispanistas, Nimègue : Instituto Español de la Universidad de Nimega, 1967, p. 513-516, plus précisément p. 515). Il conclut donc en désignant Íñigo de Mendoza comme possible auteur des Coplas de Mingo Revulgo.

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ultranza en torno a Isabel y el aragonés de Fernando, conflicto violento y evidente una vez muerta la reina »85. Lassé des intrigues de cour, fray Íñigo se réfugie dans le couvent de san Francisco de Valladolid à partir de 1495. Il y fait office de médiateur dans plusieurs conflits religieux, notamment en 1502, avant de mourir dans les premières années du XVIe siècle, puisqu’un texte de 150886

signale qu’il était décédé à cette date.

Bien qu’il soit, comme lui, un ecclésiastique, son parcours se différencie donc de celui de Martín de Córdoba par plusieurs aspects. Par sa chronologie, d’une part, puisque fray Íñigo était 20 ou 30 ans plus jeune que fray Martín. Ainsi, alors que celui-ci meurt peu après l’avènement d’Isabelle et Ferdinand, le magistère d’Íñigo de Mendoza peut se déployer au-delà des premières années de leur règne, et ce d’autant plus qu’il devient l’un des proches collaborateurs d’Isabelle. Contrairement à l’auteur du Jardín, donc, qui n’a sans doute jamais établi de réelle relation avec la dédicataire de son texte, fray Íñigo connaît bien, non seulement, la cour, mais aussi celle à laquelle il s’adresse en ce début d’année 1475.

b. Le Dechado : tisser la trame du nouveau pouvoir

Malgré les différences qui existent entre les deux auteurs et leurs textes respectifs (écrits à presque 10 ans d’intervalle, l’un en prose, l’autre en vers), ils donnent tous deux à Isabelle les traits d’une figure rédemptrice, en l’occurrence, la Vierge. Cette identification est parfaitement explicite au début du poème de fray Íñigo, puisque la reine est « por gracia de Dios venida / como quando fue perdida / nuestra vida / por culpa de una muger / nos quiere Dios guarnecer / e rehacer / por aquel modo y medida / que llevó nuestra caída »87. La strophe suivante poursuit cet éloge, mais cette fois par une métaphore médicale, dans laquelle Isabelle tient lieu d’électuaire88. D’un point de vue formel, le Dechado se

85Ibid., p. 17.

86Ibid., p. 18.

87Ibid., p. 281. On retrouve une autre déclinaison de cette dichotomie Eva/Ave dans le Jardín de nobles doncellas : « ca así como Eva es vituperio de las mugeres, así la Virgen es loor d’ellas »

(M. DE CÓRDOBA, op. cit., p. 155).

88 L’auteur joue ici sur l’association entre féminité et médecine, dont on peut voir un autre développement dans le Jardín de nobles donzellas : dans le troisième chapitre de la seconde partie, Martín de Córdoba affirme ainsi, en se basant sur l’opinion de Salomon, que, là où la femme n’est pas, le malade gémit (M. DE CÓRDOBA, op. cit., p. 203). Plus loin, Íñigo de Mendoza identifie d’ailleurs la reine, non pas à un médicament, mais à un médecin, qui administre le remède de sa compassion aux nobles des bandos « con condición / que con esta melezina / se remedien

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rapproche ici du Regimiento de Gómez Manrique (ca. 1470), qui fait également précéder ses conseils de deux strophes d’éloge à sa destinataire, bien qu’il emploie des arguments légèrement différents de ceux de Martín de Córdoba et Íñigo de Mendoza : chez lui, point d’idenfication à la Vierge, mais l’énumération des qualités de la reine, qui vont de la beauté physique à la vertu morale89. Après s’être livré à la traditionnelle et non moins nécessaire protestation de modestie auctoriale90 (étape que chacun de nos trois auteurs respecte scrupuleusement), le Dechado se présente comme un cadeau que l’on fait à celle que l’on veut instruire, en l’occurrence, pour « que la gente / gobernéis discretamente »91. Mais ce présent est bien particulier : il s’agit d’un « dechado », c’est à dire, au sens premier, d’une tapisserie sur laquelle prend modèle celle qui veut en reproduire la facture, métaphore que l’auteur va filer tout au long du texte92. Cette image textile n’a, évidemment, rien de fortuit quand on sait toute l’importance des travaux d’aiguille dans les occupations du beau sexe, et donne, si l’on peut dire, sa coloration féminine au texte.

La première vertu que doit cultiver Isabelle, si l’on suit l’énumération d’Íñigo de Mendoza, est celle de la Justice, avant tout envisagée dans sa fonction punitive. En effet, outre qu’elle est représentée allégoriquement par une épée, rouge qui plus est, elle doit servir à rabattre l’orgueil de ceux qui pratiquent la tyrannie. Faut-il y voir une allusion à l’influence qu’avaient les conseillers d’Henri IV ? Toujours est-il que l’exercice de la Justice est bien une prérrogative royale, et qu’elle doit toucher de manière égale les puissants et les petites gens93. Elle doit néanmoins être maniée avec discernement et clémence,

mucho aína » (I. DE MENDOZA, op. cit., p. 286).

89 Sara RUSSO, Aproximación a la tradición textual de Gómez Manrique, s. XV-XVI, Master de Littérature espagnole soutenu en septembre 2012, Département de Philologie Hispanique de l’Université Complutense de Madrid, strophe LXVII, p. 106. La beauté physique de la princesse (puisqu’Isabelle n’est pas encore reine au moment où Gómez Manrique s’adresse à elle) est même plusieurs fois soulignée : « A quien fizo Dios hermosa /[…] / diovos estrema belleza, / diovos linda proporçión », strophe LXIII.

90 Íñigo de Mendoza tient néanmoins, malgré la banalité du sujet, à faire preuve d’esprit : « no me hallo tan loco / que non sé que sé tan poco » (I. DE MENDOZA, op. cit., p. 282).

91 I. DE MENDOZA, op. cit., p. 282.

92 L’image du « dechado » apparaît également dans le Regimiento de Gómez Manrique, bien qu’elle soit moins développée. La tapisserie sur laquelle on prend modèle est alors la reine elle-même, qui doit inspirer, par sa conduite, tous ses sujets. Par conséquent : « como los dechados / herrados en los lavores / son sin dubda causadores / de los corrutos traslados / así seréis, señora / siguiendo viçios senzillos / de doblados causadora » (S. RUSSO, éd. cit., p. 110).

93 « Será de punto real […]al mayor y al menor / de un tenor / darles la pena del mal / por labor muy especial », I. DE MENDOZA, op. cit., p. 283. Cette idée de justice égalitaire est encore présente, mais sous une formulation beaucoup plus amère et désabusée, dans La Célestine, où elle n’est déjà plus qu’un slogan galvaudé dans la bouche des personnages les plus vils. Voir, par

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non pas pour assouvir une soif de vengeance personnelle94, mais afin que le troupeau soit préservé du danger que représente la brebis galeuse. D’abord figuration de la Vierge, Isabelle adopte donc ici le rôle du Bon pasteur95. Mais, contrairement au Christ, elle ne doit pas pardonner à ses ennemis : les réalités de la vie politique prennent le pas sur le modèle religieux, et la reine est invitée à ne pas suivre l’exemple de son demi-frère dont l’indulgence excessive a conduit la Castille dans l’état désastreux où elle se trouve96. Au contraire, la strophe conclusive de ce premier mouvement abandonne même toute image pour prôner des mesures très concrètes : « matando pocas vidas corronpidas / todo el reino, a mi creer / salvaréis de perecer »97 . C’est donc avant tout la Justice que fray Íñigo veut voir rétablie, une Justice égalitaire et sélective, mais qui ne recule pas devant les moyens les plus définitifs, sauf si les fautifs demandent le pardon de leurs fautes, auquel cas la reine est invitée à faire preuve de compassion.

La seconde vertu évoquée est la Force, et cet ordre est, nous semble-il, significatif. Ainsi, si Martín de Córdoba pouvait donner à sa pupille des exemples de femmes savantes pour l’encourager à l’étude, Íñigo de Mendoza se situe dans un temps où c’est l’action qui prime. Par ailleurs, Gómez Manrique ordonne bien son Regimiento selon les vertus cardinales, mais c’est uniquement dans la partie qu’il dédie à Ferdinand, et selon un ordre légèrement différent, puisqu’il place, certes, la Justice en premier, mais la fait suivre de la Tempérance, puis de la Force. Plusieurs éléments nous paraissent donc importants : la définition du pouvoir comme application des vertus cardinales ne dépend pas du sexe de celui qui dirige ; il faut par ailleurs noter que, alors

exemple, la réplique de Célestine : « justicia hay para todos, a todos es igual » (F. DE ROJAS, op. cit., p. 496).

94 On trouve une recommandation assez semblable dans le Regimiento de Gómez Manrique : « Al Mayor de los mayores / son sacrifiçios plazibles / las sangres de los nozibles / crueles y robadores / esta le sacrificad / con grand deliberaçión / pero, señora, guardad / no se mezcle crueldad / con tal esecuçión » (S. RUSSO, op. cit., p. 107). Derrière ces recommandations transparaît la conscience de l’aporie de la guerre civile et des règlements de compte sans fin entre bandos : il est donc nécessaire qu’un monarque se place au-dessus de tous pour faire justice.

95 I. DE MENDOZA, op. cit., p. 284. On trouve exactement la même image au début du 18e

chapitre de la première partie du Livre des Trois Vertus, qui traite cependant d’une question légèrement différente, puisqu’il s’agit, cette fois, des mœurs des dames de la cour (« Ci devise le

VI enseignement de Prudence, qui est comment la sage princepce tendra en bonne ordenance les femmes de sa cour »). Ainsi, de même que la princesse doit éliminer les nobles qui sont susceptibles de lui nuire pour Íñigo de Mendoza, elle doit éliminer les dames peu vertueuses de sa cour, selon Christine de Pizan : « la sage princepce, tout ainsi que le pastour se prent garde que ses brebis soient maintenues en santé et se aucune en devient roingneuse, il la separe du troupel de paour qu’elle peust empirer les autres, elle se prendra garde sur le gouvernement de ses femmes » (C. DE PIZAN, Le livre…, p. 72).

96Ibid., p. 284.