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Les « miroirs de princes » sont l’une des sources les plus importantes de l’éducation chrétienne et de la formation de modèles de comportement dans la société médiévale, que ce soit dans la péninsule Ibérique ou dans d’autres espaces européens. Ils sont également la théorisation littéraire la plus exacte et la plus complète de la relation de l’individu avec le pouvoir, qu’il soit politique, social, économique, religieux ou culturel. À la différence d’autres ouvrages de la littérature didactique comme les catéchismes, les miroirs de princes s’adressent avant tout à une élite, en l’occurrence le prince et éventuellement ses collaborateurs1. Il ne s’agit pas seulement, en effet, de former un homme, mais également de former un dirigeant, d’où les difficultés rencontrées par les auteurs pour conjuguer ce type de textes au féminin. Dans ce chapitre, nous entendrons néanmoins le terme de « miroir » au sens large de texte didactique visant à modeler les comportements de l’élite dans ses pratiques sociales et politiques, puisque nous ne nous intéresserons pas exclusivement aux ouvrages destinés à la formation de la reine, mais également à ceux qui visaient à éduquer les dames de la cour ou de la famille royale, autrement dit aux espejos de princesas et aux espejos de damas.

A. Nouveaux miroirs pour une situation

inédite : le pouvoir au féminin

À la fin du Moyen Âge, les auteurs de traités didactiques qui

1 Selon Marta Haro, on peut ainsi parler d’« espejos de nobles, de caballeros, de consejeros, de prelados, regimientos de corte » qui sont autant de « derivaciones » des miroirs de princes (Marta HARO

CORTÉS, « Mujer, corona y poder en un espejo de princesas : El Jardín de nobles doncellas de fray

Martín de Córdoba », in : María Pilar CELMA VALERO et Mercedes RODRÍGUEZ PEQUEÑO

(éd.), Vivir al margen. Mujer, poder e institución literaria, , Ségovie : Instituto castellano y leonés de la lengua, 2009, p. 43-57, plus particulièrement p. 43).

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s’intéressent à l’éducation des dirigeants sont confrontés à une double nécessité. D’une part, celle de légitimer le pouvoir politique exercé par le souverain en donnant à celui-ci une formation adéquate, puisque, comme le fait remarquer Bonifacio Palacios Martín2, les sources traditionnelles de légitimation ne suffisent plus, et l’on attend désormais du prince qu’il ait des dons concrets pour gouverner. À cela s’ajoute, comme nous l’avons dit plus haut, la perspective de voir une femme monter sur le trône de Castille3. Or, au défaut de légitimité dû à son sexe, s’ajoute un manque de formation quant à l’exercice du pouvoir, puisque aucun texte n’avait été spécialement écrit pour enseigner à une femme le maniement du sceptre. Il semble donc urgent, dans les années 1465-1475, d’écrire pour Isabelle des textes susceptibles de l’aider dans la tâche qui pourrait être la sienne.

Deux auteurs, tous deux issus des rangs ecclésiastiques, vont particulièrement s’intéresser à l’éducation d’Isabelle en tant que dirigeante4.

2 Bonifacio PALACIOS MARTÍN, « La educación del rey a través de los « espejos de príncipes ». Un modelo tardomedieval », in : Daniel BALOUP (dir.), L’enseignement religieux dans la Couronne de Castille. Incidences spirituelles et sociales (XIIIe-XVe siècle), Collection de la Casa de Velázquez, nº 79, Madrid : Casa de Velázquez, 2003, p. 29-41, plus particulièrement p. 30-31. L’auteur s’intéresse plus précisément dans cet article à l’Exhortaçión o ynformaçión de buena e sana doctrina fecha por Pedro de Chinchilla al muy alto e muy poderoso y esclaresçido príncipe y sennor don Alfonso, por la graçia de Dios rey de Castilla y León, destinée, donc, au frère d’Isabelle que certains considéraient, après la Farsa de Ávila, comme l’occupant légitime du trône. Ce texte aurait été terminé en juin 1466, ce qui montre combien les auteurs se sont intéressés tardivement à la formation politique d’Isabelle, celle-ci n’étant apparue comme l’héritière potentielle du pouvoir qu’à partir de la mort de son frère. Ce texte est par ailleurs accompagné d’un « miroir de nobles » adressé au comte de Benavente, c’est à dire au membre le plus éminent d’une famille influente sur le plan culturel et politique, notamment dans l’entourage d’Isabelle. Il est, d’autre part, intéressant qu’un même auteur s’occupe d’instruire le prince et le comte, quand on sait que c’est le confesseur d’Isabelle qui se chargera de confectionner un manuel d’éducation pour la comtesse de Benavente. On peut donc établir un parallèle entre les deux textes écrits au milieu des années 1460 et la double fonction de Hernando de Talavera au milieu des années 1470, parallèle qui souligne combien les femmes avaient peu à peu gagné en importane aux yeux des éducateurs.

3 Cette perspective n’est cependant pas totalement inédite dans un royaume péninsulaire. La Castille, en effet, avait déjà été dirigée par une reine propriétaire, Urraque (1109-1126). En Aragon, Pétronille exerça le pouvoir de 1137 à 1164, mais c’est en Navarre que les reines propriétaires furent les plus nombreuses : Jeanne (1274-1305), Jeanne II (1328-1349), Blanche (1425-1441), Leonor de Foix (bien que très brièvement) et Catherine (1483-1512).

4 Il faut, en effet, bien distinguer ces manuels destinés à l’éducation d’Isabelle en tant que reine en titre de ceux que l’on pouvait adresser, par exemple, aux reines consorts. Ainsi, en 1455, Dom Pedro de Portugal écrit pour la future femme d’Henri IV, Jeanne de Portugal, des « amonestamientos » en castillan, qui comportent notamment une série de conseils liés au mariage (N. SALVADOR MIGUEL, Isabel la Católica…, p. 142). Ce texte se présente donc comme une dot profitable, topos que nous retrouverons également dans les Castigos e doctrinas, et démontre la prédilection des membres de la cour portugaise pour tous les types de littérature morale. Par ailleurs, nous voyons qu’Isabelle la Catholique n’a été ni la seule, ni la première reine du XVe

siècle hispanique à recevoir des textes spécialement destinés à son édification comme femme et comme souveraine, et qu’une reine comme Jeanne, dont on a tant critiqué les mœurs, pouvait être la destinataire de ce type de littérature.

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Fray Martín de Córdoba, d’une part, avec son célèbre Jardín de nobles doncellas, écrit avant qu’Isabelle ne monte sur le trône, aux alentours de 14685. Fray Íñigo de Mendoza, d’autre part, avec son Regimiento de príncipes ou Dechado, qu’il compose alors qu’Isabelle vient de monter sur le trône, soit vraisemblablement dans le premier tiers de 14756. Tous deux sont influencés, comme nous l’avons dit, par le débat qui animait la cour de Castille quant aux vertus des femmes, mais s’inscrivent également dans la tradition des miroirs de prince, qu’ils contribuent cependant à renouveler en s’adressant à une femme. Ces textes avaient en effet l’habitude d’encourager leurs destinataires à s’éloigner des femmes, et de considérer qu’il était dangereux de leur confier le pouvoir. Par conséquent, le Jardín de nobles doncellas, avant d’éduquer la future reine, doit poser les bases de la légitimité d’un pouvoir féminin7.

1. Le Jardín de nobles doncellas : du bien-fondé du

gouvernement féminin

Tout au long des années 1460, les différentes factions de la noblesse castillane s’affrontent au sujet de l’identité du successeur d’Henri IV sur le trône, affrontements qui ne prendront réellement fin que 5 ans après la mort de celui-ci, avec la signature du traité d’Alcáçovas, en septembre 1479. Le Jardín8 est donc écrit dans un contexte où la légitimité d’Isabelle est loin d’être

5 Grâce aux indications internes fournies par le texte, on peut en situer plus précisément la date de composition entre la conclusion du pacte des Toros de Guisando (19 septembre 1468), quand Isabelle est désignée comme héritière du trône, et le mariage de celle-ci avec Ferdinand d’Aragon, en octobre 1469 (M. HARO, art. cit., p. 44).

6 Voir David NOGALES RINCÓN, « Los espejos de príncipes en Castilla (siglos XIII-XV) : un modelo literario de la realeza bajomedieval », Medievalismo. Boletín de la sociedad española de estudios medievales, 16, 2006, p. 9-39, plus particulièrement p. 15. L’auteur, qui ne cite pas le Jardín de nobles donzellas, mentionne par ailleurs trois autres titres qui méritent notre intérêt : le Regimiento de príncipes de Gómez Manrique, le Directorio de príncipes para el buen gobierno de España d’Alonso Ramírez de Villaescusa, destiné aux Rois Catholiques et le Dialogum inter regem et reginam regni

d’Alonso Ortiz. Le premier ne contient en fait que 15 strophes réellement destinées à la reine (l’œuvre, qui devait au départ contenir autant de conseils pour le roi que pour son épouse, ayant été tronquée) ; le second s’adresse, non pas spécifiquement à Isabelle en tant que femme détentrice du pouvoir ; mais au couple des monarques ; enfin, le troisième fait d’elle une interlocutrice dans un dialogue qui porte sur l’instruction du prince Jean.

7 Marta Haro souligne le caractère inédit de la démarche de l’auteur : « el Jardín de nobles doncellas de fray Martín de Córdoba es fundamental en la tradición de la literatura de regimientos por ser el primer espejo de princesas escrito en castellano y por acometer la difícil tarea de conjugar y conciliar tres conceptos nada acordes en el pensamiento medieval : mujer, corona y poder » (M. HARO, art. cit., p. 44).

8 Ce texte a connu deux impressions relativement précoces : l’une en 1500 par Juan de Burgos (Valladolid) et l’autre en 1542, par Juan de Espinosa (Medina del Campo). On peut donc en conclure que le texte a été lu par un public bien plus large que la seule reine, même si

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acquise, et fray Martín de Córdoba doit donc non seulement former sa destinataire, mais aussi prouver qu’un gouvernement féminin est possible, voire bénéfique9.