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a. Francesco da Barberino : la volonté de parler à toutes les femmes

Del reggimento e de’costumi delle donne (1348) porte la marque de la double activité de son auteur : à la fois notaire et poète associé aux Documenti d’amore dont Dante fit également partie, il produit un texte en vers. Les textes didactiques destinés aux femmes et adoptant une forme versifiée ne sont pas rares, et notre corpus en compte d’ailleurs quelques-uns, comme la Relaçión a las señoras e grandes dueñas de la dotrina que dieron a Sarra, de Fernán Pérez de Guzmán, le « Dechado que hyzo frey Ýñigo de Mendoça a la muy escelente reyna doña Ysabel, nuestra soberana señora », ou encore la Crianza y virtuosa doctrina, de Pedro de Gracia Dei, qui met en scène, comme Barberino, plusieurs figures allégoriques. La première et la plus importante de celles qui apparaissent dans le Del reggimento est « Madonna ». Il est en outre intéressant de voir qu’au début de son texte, l’auteur définit lui-même le style qu’il va y employer, style dont les caractéristiques sont choisies en vertu de leur efficacité didactique. Ainsi, la langue des vers devra être le toscan, au lieu du latin, et devra être compréhensible par toute femme, le texte devant être ponctué d’exemples illustrant les propos tenus71. En somme, nous trouvons là énoncés plusieurs des principes pédagogiques qui guideront la rédaction de certains des textes de notre corpus, sans toutefois qu’ils soient si explicitement exposés.

Si la forme du Reggimento l’apparente aux textes en vers de notre corpus, il s’en distingue en revanche grandement par le contenu, dans la mesure où Barberino a souhaité traiter dans son texte des femmes de tous les âges et de toutes les conditions sociales, allant de la jeune fille des meilleures familles aux esclaves. Contrairement à Christine de Pizan, cependant, il se refuse à parler

70Le livre des Manières d’Étienne de Fougères, évêque de Rennes de 1168 à 1178, est en effet le premier texte écrit en langue vernaculaire recensé par A. Hentsch (op. cit., p. 42). Il s’agit d’un poème en vieux français mêlant satire et enseignement, qui s’adresse aux femmes de la haute société laïque. Son public est donc le même que celui que visent les textes de notre corpus. Les textes cités par A. Hentsch pour les siècles antérieurs du Moyen Âge, provenant d’aires géographiques variées, sont tous écrits en latin et concernent tous la vie monastique ou, du moins, la virginité consacrée.

71 Ce sont, plus précisément, Éloquence et Industrie qui donnent au poète les consignes qui doivent guider son écriture : « Non vuò che sia lo tuo parlare oscuro / Acciochè veramente / Con ogni donna possa dimorare / […] / Ma ben porrai tal fiata / Per dare alcun diletto / A chi ti leggerá / Di belle gobbolette seminare / […] Indurrai ad esemplo / E parlerai sol nel Volgar Toscano » (Francesco DA

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aux prostituées72, qui, du fait de leur dépravation, ne sont pas dignes que l’on écrive quoi que ce soit à leur propos73. Du point de vue du contenu, il se rapproche donc davantage de textes à tendance encyclopédique, comme le Libre de les dones, le Livre des Trois Vertus ou l’Institutione foeminae christianae. À l’inverse de ces textes, cependant, il n’hésite pas à aborder le délicat sujet de la conversation en société, autorisant donc par là même des plaisirs mondains que les trois textes de notre corpus déconseillent fortement ou, dans le cas de la traduction du texte de Christine de Pizan, entourent de maints avertissements. Cet aspect plus courtois, moins ascétique de l’éducation proposée par Barberino se retrouve également dans les consignes qu’il donne à la jeune fille de la bonne société : si elle doit modérer son rire, ce n’est pas pour des raisons morales ou religieuses, mais à cause des convenances sociales, dans la mesure où dévoiler ses dents dans un rire un peu trop enthousiaste est considéré comme inconvenant. Par contre, il serait mal venu pour une jeune fille de ne pas rire du tout, puisque cela démontrerait un caractère cruel et méchant qui ne correspond pas à son âge74. Par ailleurs, cette jeune fille doit apprendre à lire et à écrire en vue, non seulement, de la bonne gestion de son domaine, mais aussi pour pouvoir enrichir sa pensée75. Deux points sont ici à souligner : la recommandation d’enseigner l’écriture à la jeune fille, fait assez exceptionnel, et l’idée que cela doive être fait non seulement dans un but utilitaire, mais aussi pour l’épanouissement intellectuel de la personne concernée. L’apprentissage de la lecture et de l’écriture est également permis aux filles des « cavalier da scudo », des juges et des médecins, qui sont, de plus, davantage libres de rire, de jouer, de chanter et de danser avec des démonstrations de joie76. Bien que l’approche de l’âge du mariage conduise à un durcissement des règles, notamment pour ce qui touche aux contacts avec la gent masculine et, plus généralement, avec l’extérieur, dans un environnement sûr – c’est-à-dire, quand elle est entourée de femmes pour celle qui est issue de la plus haute noblesse

72 Celle-ci consacre en effet le dixième chapitre de la dernière partie du Livre des Trois Vertus

à l’admonestation des « femmes de folle vie » (C. de PIZAN, Le livre.., p. 211).

73 Francesco DA BARBERINO, op. cit. p. 14.

74Ibid., p. 22.

75Ibid., p. 24.

76Ibid.., p. 27 et 29. L’idée selon laquelle les femmes de la haute noblesse, quel que soit leur âge et leur état civil, se doivent d’être encore plus irréprochables que les autres apparaît dans de nombreux textes, notamment dans le Jardín de nobles donzellas, de fray Martín de Córdoba, qui affirme que les reines, notamment, « deven ser exemplo a todos » (M. DE CÓRDOBA, op. cit., p. 204). Elles doivent, en effet, être un exemple digne d’être imité par les classes inférieures, « ca lo baxo se ha de conformar quanto puede a lo alto et tomar dende enxemplo » (op. cit,. p. 201).

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ou, pour la jeune fille des classes inférieures, quand elle se trouve dans un lieu honnête – la fille à marier pourra renouer avec les rires et les jeux de l’enfance, voire avec la musique en jouant d’un instrument honnête ou en dansant. La troisième partie, de façon assez originale, concerne celles qui ont dépassé l’âge du mariage, c’est-à-dire, selon les dires de l’auteur, celles qui, aux environs de leur vingtième année, ne sont toujours pas mariées77. Si leur état n’est envisagé que comme transitoire et devant mener, in fine, au mariage, il est cependant intéressant de constater qu’est ici esquissée la perspective d’un célibat féminin, période au cours de laquelle les jeunes femmes acquerraient un statut légèrement différent de celui de la jeune fille à marier ou de celui de celle qui s’est destinée au célibat perpétuel. Ces détails, ainsi que les concessions faites à l’éducation des jeunes filles, donnent au texte de Barberino un caractère plus libéral. Certes, il mène son entreprise éducative en ayant en tête les idéaux de l’époque en matière de morale féminine (chasteté, réserve, modestie, etc.), mais il sait aussi les modérer et les adapter aux réalités de la société dans laquelle il évolue. De ce point de vue, il fait preuve d’un pragmatisme et d’une indulgence qui ne se retrouveront que rarement dans les textes de notre corpus. Sans doute cela est-il dû à la condition particulière de l’auteur : n’étant pas un ecclésiastique mais un juriste, et appartenant, par ailleurs, à une association de poètes, il est à la fois aux prises avec la réalité et porté à apprécier la société galante, et construit un texte dans lequel transparaissent ses goûts et ses aspirations, même si, répétons-le, il se fait également le chantre de la morale dominante de son époque. Avant de clore notre analyse, nous voudrions nous livrer à une comparaison qui permet d’apprécier, nous semble-il, le décalage existant entre ce texte et certains des opuscules de notre corpus. Dans la cinquième partie de son texte, consacrée aux femmes mariées, Barberino formule une longue série de conseils, qui commence comme suit : il faut aimer et craindre Dieu à tout moment, aimer son mari plus que tout, fuir la compagnie des femmes dont la réputation est mauvaise et ne pas rechercher la compagnie de celles qui sont plus belles ou plus jeunes que soi78. Ce ne sont là

77 F. DA BARBERINO, op.cit., p. 68.

78Ibid., p. 141-143. La liste complète des conseils comprend, en tout, quarante-cinq points, dont certains sont classiques (surveiller les mœurs de sa cour, choisir un confesseur au-dessus de tout soupçon, prendre soin de son mari, s’adapter à son humeur, etc.), et d’autres plus originaux : la destinataire doit prendre garde à ce que la personne qui s’occupe de sa toilette soit nette de corps et d’esprit, elle doit aider son mari à choisir ses vêtements et se montrer

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que les quatre premiers conseils, mais si on les compare avec ceux que donnent les Castigos e doctrinas que un sabio daba a sus hijas, par exemple, on observe très vite un écart. L’auteur de cet opuscule conseille ainsi aux femmes d’aimer et servir Dieu, d’aimer leur prochain, puis, en troisième lieu, d’aimer leur mari, et quatrièmement d’être chastes79. Alors que Barberino prend en compte des sentiments comme l’envie et la jalousie et établit ses enseignements en ayant à l’esprit le fonctionnement d’une cour, l’anonyme sabio s’inspire des commandements divins et s’en tient à de grands principes, comme la chasteté, qu’il s’agit de recommander dans toute sa pureté, sans faire de concession à la psychologie de ses destinataires ou au contexte social dans lequel elles évoluent. Del reggimento e de’costumi delle donne n’a donc pas son pendant dans la littérature didactique castillane destinée aux femmes, du moins si l’on s’attache au point de vue adopté par l’auteur.

b. Former à la vie conjugale au

XIVe

siècle : conseils aux