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Deux principes semblent guider l’organisation globale de l’opuscule : l’ordre et l’équilibre, qui s’expriment notamment par une division tripartite maintes fois déclinée à différents niveaux du texte70. C’est elle, comme nous l’avons dit, qui guide la structure générale de l’ouvrage, divisé en trois parties, mais elle se retrouve également au sein de ces unités (dans la seconde partie, trois chapitres forment un ensemble consacré aux principales qualités féminines), au sein de chapitres particuliers (le quatrième chapitre de la seconde

69 Elle affirme en effet : « The overall impression created by the language, style and structure of the

Jardín is that of a work designed to be immediately comprehensible to a wide readership, prepared by a man with a strong sense of order » (ibid., introduction, p. 94).

70 Utilisée pour ses vertus pédagogiques, la division tripartite est également riche de symbolisme puisque, en reprenant le chiffre de la Trinité, elle est synonyme de perfection.

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partie traite des trois défauts des femmes), et, souvent, au niveau syntaxique71. Dans ce dernier cas, cette division peut participer d’un procédé mnémotechnique dont l’efficacité peut être renforcée par l’assonance, comme au début du sixième chapitre de la seconde partie : « la primera en a Él solo adorar ; la segunda, en no le blasfemar ; la tercera, en las fiestas bien guardar »72. Les bases de la piété de la princesse sont donc ainsi posées, et destinées à être mémorisées et remémorées comme une devise. L’auteur n’hésite pas, par ailleurs, à employer plusieurs fois les mêmes tournures, notamment, comme nous l’avons montré plus haut, pour inciter la reine à être une exception à son sexe. On observe alors deux formules parallèles, selon que l’auteur évoque une qualité ou un défaut : « E si esto es necessario a todas las donzellas, mucho más a las princesas » ou « Pues si esto es dapñable a todo honbre, quanto más lo deve ser a los reys et reynas »73. Ainsi, la prose de Martín de Córdoba cherche avant tout à être claire, compréhensible, et la réitération des formules vise à ce que l’on ne prête pas tant attention à la forme du discours qu’à son contenu. Mais son écriture est aussi guidée pas l’adage horacien, et, afin de mieux enseigner, il cherche à désennuyer son lecteur, notamment en lui offrant un certain nombre de références et d’exemples. Les textes cités sont en effet nombreux, allant de ceux d’Aristote à ceux des Pères de l’Église en passant par ceux de Sénèque et la Bible. En ce sens, le Jardín, comme d’ailleurs beaucoup des textes que nous étudierons, est également un répertoire d’autorités, et se rattache ainsi à un genre très prisé à la fin du Moyen Âge. Mais les citations et les exemples du catalogue de femmes illustres n’ont pas la même fonction pédagogique. Les premières visent en effet à établir la véracité du propos tenu par l’autorité que l’on prête à l’auteur auquel il est fait allusion74, tandis que les seconds sont faits

71 On peut par exemple citer « la princesa ha en tal manera de ordenar sus condiciones, que algunas sean buenas respecto a Dios, otras por respecto de sí misma et otras por respecto del pueblo que rige » (ibid., p. 213). De même, « el mucho hablar haze tres males : desvanesce la cabeça, ensuzia la conciencia et disfama la vida » (ibid., p. 226), ou encore, dans une vision organiciste du royaume : « el reyno fuesse como un cuerpo et su cabeça fuesse el rey et la justiçia es el ánima del reyno » (ibid., p. 235).

72Ibid., p. 217.

73Ibid., p. 197 et 177, respectivement.

74 Aristote, par exemple, est souvent cité au début d’un chapitre, pour établir un postulat à partir duquel l’auteur va ensuite travailler. C’est le cas, notamment, dans le 7e chapitre de la seconde partie (ibid., p. 221), qui porte sur la nécessité pour la princesse de renoncer à rechercher les richesses. L’auteur mentionne ainsi que, dans la Politique, Aristote définit deux types de richesse (naturelle et articicielle). Cette définition n’est pas contestée, mais cette distinction est ensuite dépassée dans un mépris général des richesses, quelles qu’elles soient. Ainsi, Aristote fournit à l’auteur un tremplin pour engager son argumentation, même si ce n’est qu’un tremplin thématique et que Martín de Córdoba ne fonde pas sa vision des richesses

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pour illustrer une idée, plutôt que pour proposer un exemple à imiter75. Il ne s’agit pas, en effet, qu’Isabelle se suicide plutôt que de voir sa virginité corrompue, à l’image de Lucrèce ou de sainte Pélagie. Martín de Córdoba semble d’ailleurs conscient des dangers de l’identification, et prend soin de préciser qu’il n’est pas licite de mettre fin à ses jours pour ne pas perdre son intégrité, sauf autorisation spéciale de Dieu76. Ce commentaire de l’auteur révèle néanmoins toute l’efficacité pédagogique que l’on attribuait à ces exemples édifiants.

Peut-on dire que le Jardín a atteint son but ? C’est là, en tout cas, l’opinion d’Harriet Goldberg selon laquelle :

If one purpose of a didactic work is to instruct and to delight, then the Jardín de nobles donzellas had fulfilled its purpose. It outlined a course of action or behaviour for Isabel ; it instructed her and the general reader as to the potential benefits of feminine rule ; and at the same time it entertained with references to the popular controversy of the battle between the sexes77.

Nous voudrions également souligner qu’il représente une tentative inédite de concilier deux types d’enseignements : ceux que l’on adresse au dirigeant et ceux que l’on adresse à la gent féminine. Dans cette perspective, les procédés rhétoriques de la « Querelle des femmes » (catalogue de femmes illustres, contraste entre les qualités des femmes et leurs défauts, création d’un opposant fictif qualifié négativement) ne sont pas, nous semble-il, utilisés seulement à des fins de divertissement. D’une part, ils participent pleinement du propos de l’auteur qui définit la nature féminine en des termes connus de la société de son temps, c’est à dire, entre autres, ceux de la « Querelle ». D’autre part, ils fournissent un catalogue de formules et de procédés pédagogiques qui ont prouvé leur efficacité et que Martín de Córdoba réinvestit en les mettant au service d’une nouvelle cause : l’éducation politique d’une princesse.

mondaines sur les thèses aristotéliciennes.

75 En proposant ce catalogue d’exemples, fray Martín de Córdoba suit la ligne définie par la pédagogie médiévale, en ce qu’il passe d’un exposé théorique sur les vertus à cultiver à l’application pratique de celles-ci, illustrée par un certain nombre de figures féminines.

76Ibid., p. 257.

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2. Le Dechado de fray Íñigo de Mendoza : guider les

premiers pas d’une reine

Quand fray Íñigo de Mendoza écrit, il ne s’agit déjà plus d’éduquer une princesse, mais bien une reine, puisqu’Isabelle est déjà montée sur le trône78, comme l’indiquent, du reste, les premiers vers du poème : « Alta reina esclarecida / guarnecida / de grandezas muy reales »79. Pour autant, la position d’Isabelle reste précaire, et a toujours autant besoin d’être défendue. Ainsi, ce poème allégorique de 42 coplas de pie quebrado (qui comptent, chacune, 9 octosyllabes et 4 tétrasyllabes) et une letra de 6 octosyllabes80 mêle-il conseils de gouvernement et arguments en faveur de la légitimité des nouveaux monarques. Il est le premier d’une série de trois poèmes politiques écrits par un franciscain qui, pour être moine, ne s’en est pas moins intéressé aux problèmes de son temps. Également auteur de poèmes religieux dans lesquels perce la critique sociale, de poèmes moraux et de quelques pièces amoureuses voire érotiques, il s’est très tôt montré soucieux de conseiller et d’encourager Isabelle et Ferdinand, dont il attendait qu’il missent fin aux désordres en tous genres qu’avait connus le règne d’Henri IV.

a. Fray Íñigo de Mendoza (ca. 1424-ca. 1508) : franciscain et