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maturation d’un mouvement

A. De la polémique à l’enseignement : le règne d’Henri IV

2. Éduquer les femmes : un nouvel enjeu

Henri IV monte sur le trône à la mort de son père en 1454, alors qu’il a 19 ans et que son union avec l’infante Blanche de Navarre vient d’être annulée en raison de la prétendue impuissance sexuelle du nouveau roi. Celui-ci se remarie cependant en mai 1455 avec Jeanne de Portugal, qui ne donnera naissance à une fille que sept ans plus tard, en 1462 : Jeanne de Castille, surnommée « Juana la Beltraneja » pour être le fruit supposé d’une relation adultère entre la reine et le favori du roi, Beltrán de la Cueva. Même si sa légitimité est entamée, elle n’en est pas moins l’héritière de la couronne, que lui disputent cependant les deux enfants de la seconde femme de Jean II, Isabelle de Portugal : Isabelle, née en 1451 et Alphonse, né en 1453. Nous ne reviendrons pas sur les détails de l’affrontement entre les deux branches de la famille royale ; il suffit, pour notre propos, de remarquer qu’à partir de 1462, les Castillans sont confrontés à la perspective d’être dirigés par une femme, perspective qui s’affirme à partir de la mort de l’Infant en 1468. Or, les reines du XVe siècle n’avaient guère donné satisfaction : outre la description peu flatteuse de Catherine de Lancastre donnée par Fernán Pérez de Guzmán, les actions de Marie d’Aragon en faveur de sa famille d’origine et la réputation de dépravation de Jeanne de Portugal ont suffit à persuader les auteurs que, afin que le royaume soit dirigé convenablement, il fallait que la reine reçût une formation adéquate. C’est ce défaut de formation que vont s’employer à pallier, notamment, Martín de Córdoba et Íñigo de Mendoza avec Isabelle I de Castille.

Les tout premiers textes didactiques destinés aux femmes sont cependant antérieurs à la désignation d’Isabelle comme héritière du trône (1468), et même aux luttes politiques qui vont précéder cette désignation. Même si la conscience que le royaume est destiné à être dirigé par une femme contribue à renforcer l’idée qu’il est nécessaire de s’intéresser de près à la question de l’éducation de la gent féminine, elle n’est donc pas, à proprement parler, un élément déclencheur. Ainsi, aux facteurs que nous avons évoqués

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plus haut et qui peuvent expliquer la résurgence de la littérature didactique destinée aux femmes – à savoir, les développements de la Querelle des femmes et l’affirmation, sur le plan politique, de figures féminines – il faudrait peut-être ajouter la crainte née d’une certaine instabilité politique et sociale. Ainsi, étudiant deux « household books » brabançons, Anneke B. Mulder Bakker note que l’apparition de ces textes correspond à un moment où le pouvoir en Brabant était en train d’être redéfini, l’autorité royale étant contestée et les villes s’arrogeant de plus en plus de prérogatives7. Reprendre le contrôle de l’éducation des femmes en affirmant, par l’écrit, l’autorité des clercs en la matière serait donc une manière de maintenir une certaine stabilité à une époque où les relations de pouvoir étaient en train d’être refondées. Bien que le Brabant de la fin du XIVe et du début du XVe siècle présente des caractéristiques spécifiques qui ne sont pas celles de la Castille de la seconde moitié du XVe

siècle, il nous semble intéressant de retenir cette idée que l’attention portée à l’éducation des femmes et, partant, à la transmission de certaines valeurs au sein de la famille s’accroit quand s’installe un sentiment d’insécurité quant à la pérennité des fondements de la société, notamment au niveau politique.

C’est donc à partir de la seconde moitié du XVe siècle que sont composés les quatre premiers textes de notre corpus. La Relaçión de Fernán Pérez de Guzmán a ainsi été écrite au plus tard au début des années 1460, l’auteur mourant au cours de cette décennie, tandis que la date d’écriture des Castigos e doctrinas que un sabio dava a sus hijas, bien qu’incertaine, peut également remonter au milieu du XVe siècle8. Les deux autres textes composés entre 1454 et 1474 sont plus directement liés à la guerre civile qui anime les dernières années du règne d’Henri IV : il s’agit du Libro de las Historias de Nuestra Señora, de fray Juan López de Salamanca, vraisemblablement composé entre 1465 et 1468, c’est-à-dire dans les mêmes années que le Jardín de nobles donzellas de fray Martín de Córdoba. Sous des formes diverses, donc, différents textes ont été écrits pour éduquer les femmes, ce qui démontre qu’il s’agissait d’une préoccupation partagée au moins par une partie de la noblesse, mais aussi par

7 Anneke B. MULDER-BAKKER, « The Household as a Site of Civic and Religious Instruction : Two Household Books from Late Medieval Brabant », in : Anneke B. MULDER

-BAKKER et Jocelyn WOGAN-BROWNE (éd.), Household, Women and Christianities in Late Antiquity

and the Middle Ages, Turnhout: Brepols, 2005, p. 191-210, plus précisément p. 195.

8 Nous reviendrons sur ce point dans le paragraphe de notre deuxième partie consacré à cet opuscule.

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les directeurs de conscience des dames concernées et ce, bien au-delà de l’entourage royal. Enfin, les premières copies manuscrites du Libro de las donas datent également de cette période. À cela, donc, on peut fournir au moins trois explications : d’une part, l’émergence du public féminin pour lequel on se met à écrire des ouvrages spécifiques, aussi bien dans le domaine narratif – nous pensons aux romans sentimentaux – que dans le domaine spirituel ou didactique ; d’autre part, l’idée selon laquelle, à l’image de celles de la reine, les mœurs féminines se seraient dégradées au temps d’Henri IV, ce qui implique la rédaction d’ouvrages destinés à rétablir une certaine moralité des comportements9 ; enfin, la conscience que c’est bientôt une femme qui va avoir en main les destinées du royaume, alors qu’aucun ouvrage n’a été rédigé spécifiquement pour un dirigeant féminin.

B. 1474-1504 : l’apogée de la littérature

didactique destinée aux femmes sous le règne

d’Isabelle la Catholique ?

Compte tenu de ses aspirations politiques, religieuses et intellectuelles, on pourrait être tentée de penser que le règne d’Isabelle de Castille constitue un moment particulièrement favorable à l’épanouissement de la littérature didactique destinée aux femmes en Espagne. Néanmoins, son arrivée sur le trône suscita davantage de réflexions quant à sa légitimité que de textes didactiques directement destinés à la reine. En outre, alors que le règne d’Henri IV était celui de l’instabilité et de la méfiance envers la monarchie, celui d’Isabelle se veut celui de la stabilité et de la confiance retrouvée, mais aussi celui de la vertu, notamment féminine. Ainsi, si la production didactique destinée aux femmes se développe à cette époque, ce n’est plus en opposition à une cour dont il faudrait réformer les mœurs, mais c’est au contraire pour

9 Selon Harriet Goldberg, dans son édition du Jardín de nobles doncellas, l’insistance de l’auteur sur la nécessaire moralité sexuelle de celle qu’il tente de former au rôle de souveraine ne peut se comprendre sans avoir en tête les reproches qui étaient faits à la reine Jeanne de Portugal et sa cour, au sein de laquelle Isabelle a été élevée durant une partie de sa jeunesse. Il est ainsi essentiel de l’inviter à ne pas reproduire des comportements qu’elle a pu observer, et donc à faire preuve de la plus rigoureuse chasteté, d’autant plus compte tenu des problèmes de légitimité qui en découlent. C’est pourquoi fray Martín de Córdoba affirme à sa destinataire qu’une noble dame qui renonce à sa chasteté « deturpa a si et a su linage et toda su hidalguía se torna en proverbio et escarnio»(M. DE CÓRDOBA, op. cit., p. 255).

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répondre au modèle prôné par le pouvoir en place.

1. La reine et la production didactique