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VI. De la sanskritisation à la dalitisation, et au-delà

1. Réapparition moderne des ashrams

Comme je l’ai montré autour de la renaissance au Bengale, plusieurs éléments des missions chrétiennes en Inde furent repris par des groupes hindous afin de combattre la montée du christianisme sur le sous-continent, que ce soit à travers le Brahmo Samaj, l’Arya Samaj, ou même dans la manière d’organiser l’ordre de la Ramakrishna Mission. De même, la tradition des ashrams. Très populaire dans certains milieux euro-américains depuis les mouvements de contre-culture aux USA et ailleurs, cette tradition n’était pas très prégnante dans l’Inde médiévale jusqu’au XIXe

siècle, mais apparaît plutôt comme un fruit de l’orientalisme : c’est par le croisement entre la lecture de textes védiques racontant la vie des sannyasi et d’autres écrits plus récents comme les Dharmasastras113, que s’élabore – chez les brahmanes uniquement – un système de vie ashramite.

Selon Patrick Olivelle,

The term ashrama is somewhat new in the Sanskrit vocabulary and was probably coined to

express a new reality. Contrary to the common perception, the term did not refer to ascetic habitats or modes of life, if by “ascetic” we understand values and institutions that oppose Brahmanical values centered around the householder. On the contrary, asrama is a

fundamentally Brahmanical concept and is absent outside Brahmanical discourse. It referred originally to habitats and life styles of exceptional Brahmins living apart from society and devoted solely to austerities and rituals (Olivelle 2003, 277-78)114.

112 Expression théorisée par Mysore Narasimhachar Srinavas (1916-1999), elle fut utilisée une première fois dans sa monographie Religion and Society among the Coorgs of South India (1952) pour expliquer les processus d’exclusion et d’inclusion ou de mobilité sociale.

113 Composés vers le IIIe ou IIe siècle avant notre ère, les dharmasastras contiennent surtout des codes de conduites, des lois et autres écrits organisant la société. C’est dans cette catégorie que se retrouvent les fameuses « lois de Manou » ayant théorisé le système des castes.

114 De fait, il suffit de consulter les livres d’introduction à l’hindouisme pour constater l’absence d’explication de ce que représentent les ashrams comme communautés avant l’époque contemporaine, le terme ashrama étant réservé à la désignation des quatre étapes de la vie (voir par exemple Knott 2000).

Alors que les fondateurs de traditions religieuses comme le jaïnisme ou le bouddhisme insistèrent sur la nécessité du renoncement et du célibat pour atteindre la libération – et pareillement dans l’école védantine de Shankara insistant sur la non-dualité, par exemple, ou plus généralement chez les shivaïtes et les vishnouïtes – pour Olivelle, ce sont les traditions bakhti qui dominèrent le Moyen-Âge indien115. Ainsi, le système actuel des ashrams fut plutôt réanimé que

perpétué, inspiré qu’il fût à la fois par les études orientalistes que par les coordonnées traditionnelles hindoues comme l’ascèse et le yoga. Cette réémergence de groupes religieux organisés autour d’un ashram donna naissance à de nouvelles communautés souvent désignées comme des expériences « néo-hindoues » proche de la renaissance indienne au Bengale (Sharma 1988 ; Klostermaier 2007, 410-428).

Quoi qu’il en soit de la qualification de ces nouveaux mouvements, à côté de la Ramakrishna Mission et de Shantinikitan, fondé par Tagore et déjà évoqué plus haut, s’ajoutent en tous les cas d’autres lieux qui exercent encore une forte influence dans le monde hindou actuel selon Mayeul de Dreuille (1999, 22) : le Satyagraha Ashram, fondé par Gandhi en 1915 (et appelé ensuite Sabarmati Ashram, du nom de la rivière où ils s’installèrent en 1917) inspira plusieurs chrétiens intéressés par cette voie communautaire, comme Jesudason ; l’ashram d’Aurobindo à Pondichéry116 ; la Divine life society de Sivananda ; ou encore l’ashram de Ramana Maharshi, qui

émerge progressivement entre 1907 et 1922 à Tiruvannamalai, au pied d’Arunachala, et que visiteront aussi Jesudason et Henri le Saux.

S’il est difficile d’évaluer jusqu’où les chrétiens furent dans ce contexte des « braconniers » d’ashrams, qui récupérèrent cette configuration communautaire dans leur propre intérêt – explorer de nouvelles formes de communautés ecclésiales –, ils aidèrent certainement au développement de ceux-ci en Inde et au-delà, de deux manières : à la fois par leur intérêt marqué pour ce type de lieu (qui rappelle le monachisme), en leur offrant une publicité importante dans les pays du Nord, mais aussi par leur propre histoire, dans la mesure où cette réapparition d’ashrams fut inspirée par les modes d’organisation propre au christianisme selon Klostermaier, qui ne récuse pas l’hypothèse d’une influence christiano-européenne sur le renouvellement de l’hindouisme, mais en souligne surtout les racines hindoues117.

115 « Most of the medieval Indian sects, however, had devotional theologies and liturgies that asserted the centrality of love and devotion to its particular god as the sole means of attaining liberation » (Olivelle 2003, 283-84)

116 À propos des nouveaux gourous et de leurs ashrams, voir le chapitre « New faces of Hinduism » que lui consacre Klostermaier (2007).

117 « While it may be admitted that these reforms were effected under the impact of a new social consciousness that was sharpened by the contact with representatives of Christianity and often in response to accusations by Western missionaries, the religious reform properly speaking, the intensification of devotion, the purification of ritual, and the new seriousness shown in the study of the religious classics were Hindu inspired phenomena that in the end turned out to be more important for Hinduism » (Klostermaier 2007b, 413).

Les premiers Indiens chrétiens, en fondant leurs ashrams118, ne furent pas tant dans une

attitude de récupération que dans celle d’une participation à un mouvement beaucoup plus large, mais tout aussi « récent », d’exploration de nouvelles formes religieuses en Inde pouvant mener à une libération spirituelle, certes, mais aussi culturelle et même politique dans sa version nationaliste. Pour Stanley Jones (1884-1973), par exemple, l’un des premiers – sinon le premier – pionniers non indiens à poursuivre la mise en œuvre d’ashrams, « there is no orthodox type of Ashram, either in Hinduism or in the Christian expression of it » (Jones 1939, 201). D’où l’option qu’il prit de fonder Sat Tal Ashram dans l’Himalaya : « The Ashram seemed to offer the mould for that identification with India. It was religious, it was cultural, it was economic, it was nationalistic. So we took it » (ibid., 205).