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V. Entrelacements entre nationalisme et missiologie

4. De Jérusalem (1928) à Tambaram (1938), entre Hocking et Kraemer

De la Grande Guerre au krach boursier de 1929, en passant par le renversement du régime tsariste de 1917 et le démembrement de l’Empire ottoman, aucun de ces événements ne semblent avoir autant bousculé la théologie que la montée des nationalismes dans les pays colonisés (Gort 1978, 274-5) et la crainte de la montée de la sécularisation dans les pays euro-américains (Ariarajah 1991, 32s), selon le compte-rendu des plénières et le message final de la conférence tenue à Jérusalem en 1928. Au cours de la première moitié du XXe siècle, la théologie libérale

s’essouffle, en Angleterre comme en Allemagne, et un autre front s’ouvre entre fondamentalistes et modernistes aux USA sur la manière de lire la Bible, alors que ces questions se retrouvent plutôt reprises dans la différence entre anglo-saxons et continentaux en Europe (Gort 1978, 275- 6). À côté de certains durcissements identitaires en politique, un « raidissement » théologique s’observe également dans le cadre de la théologie des religions et de la missiologie, qui voit d’un très mauvais œil la sécularisation des institutions. Ainsi, pendant la conférence de Jérusalem, les théologiens se divisaient en quatre courants selon Ariarajah, dont un, plus libéral, qui envisageait

positivement les traditions religieuses non-chrétiennes90, et un courant inverse, qui insistait sur

la rupture entre son passé et son présent lorsqu’on devient disciple du Christ91.

Comme le souligne Ariarajah, bien que le message final – dont le brouillon fut rédigé par l’archevêque de Canterbury, William Temple (1881-1944) – put réunir les diverses positions entendues, le résultat « remains, and could only be, a bundle of theological contradictions » (Ariarajah 1991, 50). De fait, note l’auteur,

On the one hand, it affirms the spiritual values of other faiths ‘as part of the one truth’ and calls upon the people of other faiths “to hold fast to faith in the unseen and eternal, in the face of growing materialism in the world,” and obvious attempt to recognize the position held by the Asians and Hocking. […] On the other hand, it speaks in some place in a way that radically dissociates the human person from the religious life, saying that “the gospel speaks to each man, not as a Moslem, or as Buddhist, or as an adherent of any system, but just as man,” adding that the Christian message is full and sufficient for all human life (ibid., 50).

Au lieu de calmer les tensions – et de diminuer la polarisation des positions – sur les questions entourant la valeur et la légitimité des religions non-chrétiennes, la conférence de 1928 attisera plutôt les antagonismes théologiques.

Aux USA particulièrement, un groupe de laïcs se réunira pour discuter des nombreuses questions reliées à la mission, estimant que celle-ci était « at a fork in a road » (Hocking 1932, ix), et décida de commissionner un groupe d’étude présidé par William Hocking (1873-1966), un philosophe des religions de l’université Harvard – bastion de la théologie libérale aux USA –, pour élaborer une sorte d’état des lieux de la mission. Dans le rapport de la commission, Re-Thinking Missions. A Laymen’s Inquiry after One Hundred Years (1932), celle-ci fait trois constats majeurs sur les mutations en cours : la théologie doit continuer à moins insister aujourd’hui sur l’aspect négatif que positif du christianisme, d’où l’idée que « there is little disposition to believe that sincere and aspiring seekers after God in other religions are to be damned » (Hocking 1932, 19) ; l’émergence d’une culture mondiale, qui présente une (« dangereuse ») tendance à se séculariser (ibid., 19-22) ; et enfin, la montée des nationalismes en orient, en réaction contre l’impérialisme occidental (ibid., 22-23). De ces trois grands changements, conclut la commission, la mission doit apprendre à rester humble, c’est-à-dire à ne semer que des graines, et non à viser la croissance de l’arbre (ibid., 24). Les méthodes d’évangélisation doivent passer d’une logique « temporaire » à un mode « permanent », au point de s’interroger sur le nom à donner à ces nouvelles postures,

90 Tels Nicol Macnicol (1870-1952), européen – mais aussi Wei Zhuomin (1888-1976), Zhao Zichen (1888-1979), Kanakarayan Tiruselvam Paul (1876-1931) ou Pandipeddi Chenchiah (1886-1959) du côté asiatique (Ariarajah 1991, 48-51).

91 Cette ligne regroupait des figures telles Robert E. Speer (1867-1947), Hendrik Kraemer (1888-1965), mais surtout des Allemands comme Julius Richter (1862-1940) ou Karl Heim (1874-1958), lequel estimait que « one ought to make a distinction between true and false religions » (Ariarajah 1991, 42).

déclinées sous six lieux différents92. Enfin, estime la commission, la situation des nouvelles Églises

n’étant pas fondamentalement différente de celles des Églises mères, l’humilité des missionnaires doit être d’autant plus grande puisque nous sommes tous – et à égalité – engagés dans la même quête : « It is incumbent upon us to acknowledge, without blindness to the special problems of Asia, our common need of salvation, the common drag toward paganism and indifference, an incomplete grasp of our own faith in matters affecting individual and social conscience, our need to confer in the search for a deeper view of religious truth » (ibid., 25-26),

En écho à ce rapport, qui suscita de très nombreuses réactions, une monographie d’Hendrik Kraemer (1888–1965), The Christian Message in a Non-Christian World (1938), commissionnée par la Conférence à venir de Tambaram, fera également sensation lors de sa publication et orientera fortement les discussions à Tambaram, tant l’intransigeance de son auteur devant les attitudes à adopter avec les non-chrétiens était dure. Dans son deuxième opus majeur, La foi chrétienne et les religions non chrétiennes (1956)93, celui-ci dénonce encore avec force la théologie sous-jacente au

rapport de Hocking, tout en reconnaissant son influence majeure pendant Tambaram. Pour l’auteur,

La publication de ce rapport […] fit l’effet d’une bombe dans l’élite intellectuelle chrétienne des États-Unis. Tout d’abord, le christianisme s’y trouvait placé presque sur pied d’égalité avec les autres religions. Ces religions semblaient être d’un tel secours moral et religieux pour les populations en cause que l’introduction du christianisme perdait presque toute raison d’être. Sans doute était-il bon que les missionnaires continuent à partir ; toutefois, ils ne devaient pas souhaiter travailler à la disparition des religions non chrétiennes, mais à leur coexistence avec le christianisme, dans une émulation et un nivellement qui conduiraient finalement à l’unité dans la vérité religieuse totale. Partager des expériences religieuses, et non pas gagner des hommes au Christ, voilà quel devait être le but des missions ! Et l’on affirmait que cette attitude nouvelle n’enlevait rien au caractère unique du christianisme (Kraemer 1956a, 93).

92 Ces propositions étant largement en avance sur leur temps, il vaut la peine de les retranscrire ici : « 1. Maintaining a relatively few highly equipped persons, representing the Christian way of thought and life, acceptable to or invited by the foreign land. 2. Standing at the service of the local church for advice and counsel, as well as of other leaders of thought and religion. 3. Studying sympathetically the problems of the changing local culture; trying to preserve what is valuable in the past of the people, and to minimize the dangers of abrupt break with tradition. 4. Carrying on pioneer and experimental work in education, medicine, rural development and other social applications of the Christian view of life, primarily in view of the emerging needs of the foreign land. 5. Maintaining institutions for the study and interpretation of Christian civilization, of philosophy, theology, comparative religion, both for the higher training of qualified Christians, and as places of liaison with scholarly inquirers and interpreters of the Orient. 6. Seeking through such intercourse a deeper grasp of the meaning of Christianity; promoting world unity through the spread of the universal elements of religion; enlivening the churches at home and abroad through rapport with each other » (Hocking 1932, 28).

93 Cette deuxième monographie est issue des cours donnés aux facultés de théologie de Genève pendant l’hiver 1953-54, puis de Lausanne à partir de janvier 1955. Alors que la publication française est, aux dires même de l’auteur dans les préfaces des deux éditions, nettement moins développée que dans la version anglaise – Religion and the Christian Faith (1956) – plusieurs passages utilisés ici restent très proches dans les deux langues.

De fait, la pensée d’Hocking, aux yeux de Kraemer, était profondément choquante94 et

clairement inadmissible :

L’enquête Repenser les missions et son président, W. Hocking, adoptent une position dénuée

de tout fondement théologique et qui fausse complètement le message chrétien, son contenu et sa signification réelle. La religion et le christianisme sont réduits à de simples phénomènes immanents de la civilisation. C’est le suicide des missions et la destruction de la foi chrétienne. […] Sur le fond, nous dirons que ce rapport est l’œuvre de libéraux bien intentionnés, qui n’ont pas assez le sens de ce que l’Évangile nous révèle de divin et de diabolique en l’homme, et qui s’imaginent par conséquent qu’une religion universelle peut naître d’entretiens fraternels et d’un accord unanime (Kraemer 1956a, 93-94).

D’où, aussi, la forte insistance sur la discontinuité entre le christianisme et les autres traditions religieuses. Se fondant sur la théologie de la rupture – ou de la discontinuité – chez Barth95, la

mission ne peut envisager les autres traditions religieuses de manière inclusive comme le voudraient les théologiens inclusivistes de l’accomplissement. Au contraire, seule la révélation biblique peut et doit ordonner la théologie des religions et partant, la mission. Suivant Barth sur le versant théorique et théologique de son appréciation du phénomène religieux, il reconnaît avec le théologien suisse que la révélation de Dieu entraîne une assomption (Aufhebung), selon le titre du §17 de sa dogmatique96 – mais qui pourrait encore être traduite par abolition ou annulation de la

religion97. Pour Barth, puisque « la religion est incrédulité, [que] la religion est par excellence le

fait de l’homme sans Dieu » (Barth 1954, 91), seule la foi fondée sur la révélation divine peut servir de remède. Autrement dit, insiste Barth,

Aucune religion n’est vraie en soi. Mesurée à la révélation divine, aucune religion ne saurait par elle-même nous permettre de connaître et d’honorer vraiment Dieu, ni d’être véritablement réconciliés avec lui […]. Dire qu’une religion est « vraie » en soi est tout aussi impensable que d’affirmer de quelqu’un qu’il est « juste et bon » par lui-même. Tout ce qu’il y a lieu de dire c’est, au contraire, qu’une religion peut devenir vraie […]. La vraie religion est, comme l’homme justifié, une œuvre de la grâce (Barth 1954, 115).

Kraemer s’appuie sur les critiques de Barth contre la théologie naturelle98, et critique donc

Brunner sur ce point, ainsi que Barth lorsqu’il se montre trop rationaliste (Kraemer 1956a, 161). Pour lui, la problématique de l’inexistence de « points de contact » (Kraemer 1938, 101-141), qui est « en réalité une nouvelle face du problème de l’accomplissement et de celui de la continuité-

94 L’auteur insiste néanmoins à bien distinguer les personnes de leurs idées : « Nous ne jugeons pas ici les personnes, mais les principes qu’impliquent inconsciemment leurs théories » (Kraemer 1956a, 93), ce qui permettra au théologien hollandais d’écrire à propos d’Hocking, pour son Festschrift, qu’il était « not only a man of outstanding merit in the field of thinking, but is, as a man, a shining example of truly Christian urbanity » (Kraemer in Leroy 1966, 235).

95 Aux dires de ses commentateurs, même si Kraemer se réfère et se revendique de la pensée barthienne, il se révèle plus proche de Brunner que de Barth (Kraemer 1956a, 71-84 ; Hallencreutz 1970, 47-55).

96 1er volume, 2e tome, chapitre 2, 3e section de la Dogmatique de Barth (1954, 71).

97 Sur cette traduction d’Aufhebung, voir Kraemer 1956a, 74 note 3. La version anglaise utilise plutôt annulment qu’assomption (Kraemer 1956b, 186).

98 « La théologie naturelle (et ajoutons la loi naturelle et la morale naturelle) est une notion étrangère inadmissible à la lumière de ce que dit la Bible sur les modes que Dieu emploie pour se dévoiler à l’homme. C’est une notion qui fausse l’enseignement de la Bible » (Kraemer 1956a, 161).

discontinuité » (Kraemer 1956a, 162), doit mener vers une « total rupture with one’s religious past » qu’engendre la conversion (Kraemer 1938, 308). Mais si, pour Barth, la critique de la religion tient pour toutes les traditions religieuses – christianisme y compris, donc99 –, cette radicalité

reste problématique pour Kraemer. La thèse de Barth s’avère, aux yeux du théologien hollandais, certes « a purifying storm » (ibid., 131), mais demeure « trop simpliste et évidente », comme il l’écrit encore en 1956 (Kraemer 1956a, 79), quand il s’agit d’évaluer la pertinence de la religion chrétienne dans le monde.

Ainsi, pour Kraemer, si dans le domaine théorique, la proximité avec Barth semble prononcée, la réalisation – ou l’application – de sa théologie se révèle moins en rupture avec la réalité qu’elle doit appréhender. Sur la question du point de contact entre Dieu et le monde, par exemple, Kraemer estime qu’il existe en fait un paradoxe : s’il n’y a, théologiquement parlant, aucun point de contact « entre le monde de la Justice de Dieu et de la Sagesse en Christ et celui de l’adikia de l’homme, de sa justice et de sa sagesse » (Kraemer 1956a, 162), il existe toutefois des points de contact dans la communication (entre Dieu et les humains), « dans la réalité de la vie », qui est une autre dimension que la théologique (ibid.). Ainsi la pratique missionnaire, à travers les dispositions et attitudes de l’évangélisateur, devient la porte d’entrée pour connaître Dieu (Kraemer 1938, 139-41). Kraemer rompt ici avec la dimension dogmatique du problème, et insiste plutôt sur son aspect praxéologique et surtout : éthique. D’où sa conclusion, particulièrement pastorale : « On ne saurait formuler ici ni règle ni méthode. Tout dépend de l’amour, de la sensibilité, de l’esprit de solidarité, de la pureté directe et de la franchise de pensée dont témoigneront aussi bien le simple porteur du message évangélique que le théologien dans leurs rencontres avec des non-chrétiens ou avec certaines manifestations de la réalité spirituelle » (Kraemer 1956a, 163).

Pareillement, même si Kraemer insiste sur la discontinuité entre christianisme et autres religions non-chrétiennes, il ne se prononce pas purement et simplement contre les théologies prônant l’adaptation ou l’indigénisation100, mais plutôt contre ce qu’il considère comme des

dérives de celles-ci :

99 Le propos n’étant pas sur Barth, mais sur Kraemer ici, je ne développe pas sur le premier maintenant. Mais sa critique de la religion, qu’il adresse à toute tradition sans exception, devient même très sévère quand il est question du christianisme : « Concrètement, cela signifie que toutes nos activités chrétiennes – qu’il s’agisse de nos conceptions de Dieu, de notre théologie, de nos cultes, des formes de notre vie communautaire, de notre éthique et de notre esthétique, de nos directives individuelles ou sociales, de notre politique d’église – ne correspondent nullement, pour autant qu’elles sont des entreprises menées par nous–mêmes et qui, de ce fait, se situent sur le même plan que celles des autres religions, à ce qu’elles devraient être en fait : à savoir une expression adéquate de la foi et de l’obéissance à la révélation. Au contraire, tout cela relève d’une manière différente certes, et cependant tout aussi sérieuse, de ce qui se passe dans le cadre de la religion en général – de la pure incrédulité, c’est-à-dire de l’opposition à Dieu et à sa révélation, de l’idolâtrie et de la propre justice » (Barth 1954, 117).

100 « In the present situation, as missions have been till recently largely in the hands of Europeans, these Europeans can proffer no reasonable objection to adaptation in the sense of various, characteristically Asiatic or African,

Many of them [the adaptationists] overlook too much the theological, psychological and sociological problems that are involved in it. Their idea of adaptation, although they intend the opposite, inevitably leads to the weakening of Christianity, for in practice it is not the endeavour to bring Christian truth to its most vigorous and clear expression by indigenous ways, but to recast Christianity into an indigenous philosophy of life, in which the dominant elements are the pre-Christian apprehension of existence, coloured and sanctioned by supposedly kindred Christian elements (Kraemer 1938, 317).

Car au fond, être missionnaire suppose forcément, rappelle Kraemer, la nécessité d’interpréter et de traduire les évangiles dans la langue et la culture du pays :

To be a missionary, to be a messenger of the Gospel means everywhere and always and in all kinds of work (not least in the case of spoken and written presentation) to interpret, to translate, that is to say, to impart the content of the Christian revelation to those concerned, not in a way we find correct according to our doctrinal standards, but in a way that can convey meaning to their minds and consciences, and that expresses intelligibly the contents of the revelation (ibid., 334).

La difficulté de l’interprétation de son travail ne loge donc pas tant dans la théorie de la mission, mais dans l’application de celle-ci, sur les questions d’indigénisation, mais aussi en d’autres lieux, comme sur l’éducation ou l’engagement des missionnaires pour la justice sociale. Reste qu’en revenant vingt ans plus tard sur les controverses de Tambaram, Kraemer se dira encore « foncièrement partisan du terme de discontinuité, malgré toutes les critiques dont il [le terme] a fait l’objet depuis 1938 » (Kraemer 1956a, 158) pour dénoncer les théologies de l’accomplissement. Alors qu’il souligna surtout la dialectique divine, et pas assez la double dialectique – divine et humaine, qui incorpore le phénomène de communication –, il reconnaîtra qu’à l’aune de cette deuxième dialectique, la controverse devient « vaine » (ibid.). Ainsi, conclura franchement le théologien, « la controverse continuité-discontinuité n’a donc plus de raison d’être. Si, pourtant, nous soutenons avec tant d’ardeur le parti de la discontinuité, c’est que la continuité a encore de très nombreux adeptes et qu’elle est une notion évidemment séduisante » (ibid., 159).