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V. Entrelacements entre nationalisme et missiologie

3. Édimbourg (1910) et les débuts d’un cautionnement institutionnel

La première Conférence mondiale des missions, tenue à Édimbourg en 1910, n’était pas exactement « la » première conférence internationale, mais le résultat de plusieurs conférences préalables. D’abord désignée comme la troisième conférence œcuménique, après Londres en 1888 et New York en 1900 selon les premiers documents de préparation (Stanley 2009, 18), elle se distingua des deux précédentes en se modelant sur l’organisation de deux autres conférences missionnaires régionales d’importance : celles de Madras en 1902 et de Shanghai en 1907, qui évoquaient déjà l’importance de l’Asie comme continent de mission. Mais elle fut aussi inspirée

85 Seulement, relèvera l’auteur plus loin : « As the months went by, and then the years, Brahmobandhab gradually ignored Christianity as he defended Hinduism. He was accelerating the pace of his nationalist development, leaving not only Christ behind him, but the Brahmo orientation that had sustained him for years » (ibid., 210).

par la jeune génération de missionnaires et universitaires nord-américains et européens, qui s’étaient organisés en différentes associations, dont le YMCA, mais surtout la World Student Christian Federation fondée par John Mott en 1890, celui-là même qui reprendra le leadership d’Édimbourg vingt ans plus tard. Selon Harry Sawyerr, qui suit en cela la thèse de Stephen Neill, le fait que sous l’égide de Mott, du 2 au 6 janvier 1900, « 1400 students from 200 colleges, coming “from every nation of the earth”, met in London at an International Student Volunteer Missionary Movement Conference » (Sawyerr 1978, 256), constitua certainement un précédent crucial pour penser et organiser la mise sur pied de la conférence missionnaire d’Édimbourg86.

Cette conférence d’Édimbourg fut ainsi la plus importante, et marqua véritablement – symboliquement – le début du mouvement œcuménique, jusqu’à la tenue de la première assemblée qui donna naissance au Conseil œcuménique des Églises en 1948. Devant le nombre de sujets à aborder, leur amplitude et leur diversité en fonction des différentes réalités des missions à travers le monde, la Conférence envoya pour la première fois un questionnaire afin de mieux connaître la réalité du terrain, et thématisa les sujets selon huit différentes commissions87 – où

seules la première et la quatrième nous intéresseront.

Pour la commission I, prénommée Carrying the Gospel to all the non-Christian world, le but était « to consider the present world situation from the point of view of making the Gospel known to all men, and to determine what should be done to accomplish this Christ-given purpose » (Mott 1910, 1). Passant en revue les différents champs et méthodes utilisées pour évangéliser, la commission avait pour charge de proposer ensuite des recommandations, qui se révélèrent extrêmement positives pour les nouvelles Églises « du grand Sud ».

Très proche de cette première commission, la quatrième, intitulée The Missionary Message, in relation to Non-Christian Religions, avait quant à elle la charge « to study the problems involved in the presentation of Christianity to the minds of the non-Christian peoples » (Cairns 1910, 1), en fonction des pratiques, traditions et doctrines religieuses des populations non-chrétiennes que les missionnaires auront pu observer88. Posant un œil plutôt favorable sur les différentes facettes

de l’hindouisme pendant la conférence, relayant par là l’expérience positive de plusieurs missionnaires en poste en Inde, la commission reçut un nombre de plaintes suffisamment élevé

86 « Thus a young generation of missions-inspired students, men and women, formulated their own programme for the evangelization of the world in their generation. That conference “became probably the most decisive factor leading to Edinburgh 1910” » (ibid., 257).

87 Les huit commissions furent les suivantes : (I) Carrying the Gospel; (II) The Church in the Mission Field; (III) Christian Education; (IV) The Missionary Message; (V) Preparation of Missionaries; (VI) The Home Base; (VII) Missions and Governments; (VIII) Co-operation and Unity.

88 Ayant reçu plus de deux cents dossiers, la commission résuma et organisa l’ensemble des réponses selon cinq groupes religieux dont la répartition aussi géographique que thématique laisse sans doute à désirer : (A) religions animistes ; (B) religions chinoises ; (C) religions du Japon ; (D) islam et (E) hindouisme.

pour devoir ajouter une nouvelle « Concluding note » dans laquelle les membres de la commission relèvent les aspects moins lumineux de l’hindouisme. La conclusion dit bien la tension dans laquelle ils veulent rester, selon les deux approches déjà illustrées historiquement entre Tertullien et Origène :

All down through the history of Christian missions, from the very earliest days, there have been two types of thought on the question of the relation of the Gospel to existing religions – the types exemplified in Tertullian and in Origen – the one dwelling most on the evils of those religions and the newness of the Gospel; and the other seeking to show that all that was noblest in the old religions was fulfilled in Christ. This duality of type goes right back to the very beginnings of Christianity, and is found in the New Testament itself. It seems quite clear that both types are necessary to the completeness of the Christian idea. We would suggest that no man can really penetrate to the innermost heart of the higher thought of Hinduism unless he antagonises the manifold evils of its popular religion: and on the other hand, that no man can successfully attack its evils unless he has a true and sympathetic understanding of its nobler thought and life, and so is able to build up as well as destroy (ibid.,

279).

Pour Wesley Ariarajah, la commission IV était clairement « en avance sur son temps » : « Faced with the reality of the religious and spiritual life in other faiths, the Commission refused to become defensive. It did not engage in apologetics, seeking to marginalize other religious experiences or even the doctrinal formulations of other faiths, as ‘primitive’, ‘preparatory’, ‘natural’, ‘human’, etc., but sought rather to deal with them theologically » (Ariarajah 1991, 28-29). Et l’auteur de souligner l’approche « dialogique et sympathique » de la commission, qui estimait que les formulations doctrinales chrétiennes n’étaient pas (plus ?) forcément adéquates, et que les Églises étaient appelées à les revoir, en profitant de ce nouveau contexte « to make sense of the religious life of the people with whom it was in contact » (ibid., 30) en intégrant la réalité extrachrétienne à l’intérieur de sa théologie. Ainsi, pensent les membres de la commission comme Ariarajah, ces rencontres sont aussi vitales que nécessaires pour permettre aux Églises de retrouver les sources spirituelles qui les animent (ibid., 30 ; Cairns 1910, 229 et 266s).

Néanmoins, pour Stanley, alors que les Églises chrétiennes d’Asie purent en effet compter sur les avancées d’Édimbourg pour revendiquer une autonomie propre89, ni Cairns ni Mott

n’envisageaient un grand rôle pour les chrétiens non-euro-américains, au contraire : chez les deux on retrouve selon Stanley une présomption tacite « that Christians from the non Western world had only a subsidiary, if important, part to play in shaping the future of world Christianity », et bien que certains comme Charles Gore de la commission III espérait une véritable diversité des Églises et non « a monochrome replication of Western styles » (Stanley 2012, 59), l’évangélisation ne pouvait se concevoir autrement que par les standards déterminés par les euro-américains.

89 « Probably the most significant aspect of the legacy of Edinburgh 1910 was the fillip which it gave to Asian Christians in their quest for forms of church life and organization that would be free of western denominational labels. This was despite the fact that some leaders of western denominational missions after 1910 remained wary of proposals for church union in the mission fields » (Stanley 2009, 310).

Sans dire qu’Édimbourg revendiqua pour elle seule les entreprises missionnaires, la direction revient tout de même aux pays colonisateurs, estime quand même Stanley, qui conclut : « [Edinburg] did assume that Western leadership of the whole enterprise was both appropriate and destined to remain intact for the foreseeable future » (Stanley 2012, 62).

Quoi qu’il en soit des différentes appréciations possibles de la conférence d’Édimbourg, les ouvertures face à l’hindouisme manifestées par plusieurs participants permirent d’approfondir les questions de théologie des religions sous-jacentes à la mission. Ainsi, une première discussion entre l’approche exclusiviste et inclusiviste fut notamment effectuée et popularisée par John Nicol Farquhar (1861-1929) dans son livre The Crown of Hinduism (1913), où il tente, pour mieux légitimer la mission des chrétiens, de penser à la fois les aspects positifs de l’hindouisme, tout en considérant le Christ comme celui qui couronne et accomplit la foi hindoue :

Christ provides the fulfilment of each of the highest aspirations and aims of Hinduism. […] Every true motive which in Hinduism has found expression in unclean, debasing, or unworthy practices finds in Him fullest exercise in work for the downtrodden, the ignorant, the sick, and the sinful. In Him is focused every ray of light that shines in Hinduism. He is the Crown of the faith of India (Farquhar 1913, 457-8).