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I. Ouverture au dialogue interreligieux : l’exemple des papes depuis Vatican II

1. Concile Vatican II

L’une des affirmations les plus conséquentes pour le magistère catholique en général et pour le dialogue interreligieux en particulier, qui représente un tournant capital dans l’autocompréhension que l’Église catholique a d’elle-même avec le monde, se trouve dans la Déclaration Nostra Aetate – sur l’Église et les religions non chrétiennes (1965). Bien que la mention du dialogue apparaisse comme secondaire, les déclarations d’estime rendues aux autres religions représentèrent, pour l’époque, une révolution théologique. Car en reconnaissant positivement l’existence des autres religions et en valorisant la liberté religieuse de tout un chacun, l’Église pouvait à présent se montrer amène au dialogue en le légitimant théologiquement. On connaît cette affirmation qui apparaît dès le second paragraphe de Nostra Aetate : « L’Église catholique ne rejette rien de ce qui est vrai et saint dans ces religions. Elle considère avec un respect sincère ces manières d’agir et de vivre, ces règles et ces doctrines qui, quoiqu’elles diffèrent en beaucoup de points de ce qu’elle-même tient et propose, cependant apportent souvent un rayon de la Vérité qui illumine tous les hommes » (Vatican II 1965, NA §2).

L’énoncé qui suit tempère cependant les choses : « Toutefois, elle annonce, et elle est tenue d’annoncer sans cesse, le Christ qui est ‘la voie, la vérité et la vie’ (Jn 14,6), dans lequel les hommes doivent trouver la plénitude de la vie religieuse et dans lequel Dieu s’est réconcilié toutes choses » (ibidem). Cette annonce demeure un devoir, une nécessité coextensive au dialogue possible. La prédication ne peut pas être extraite du rapport à l’autre, mais elle n’est pas non plus encore forcément fondée sur le dialogue. Dialogue et annonce se côtoient, sans forcément s’entremêler. Par la phrase qui suit – première mention du concept –, le dialogue se formule comme une volonté de faire grandir l’autre dans sa propre tradition : « Elle exhorte donc ses fils pour que, avec prudence et charité, par le dialogue et par la collaboration avec ceux qui suivent d’autres religions, et tout en témoignant de la foi et de la vie chrétiennes, ils reconnaissent, préservent et fassent progresser les valeurs spirituelles, morales et socioculturelles qui se trouvent en eux » (ibidem).

C’est surtout dans le Décret Ad Gentes – sur l’activité missionnaire de l’Église (1965) que le dialogue se trouve clairement entendu comme œuvre missionnaire. Placé à l’article 1 de cette œuvre (Vatican II 1965, AG §11), côte à côte avec le témoignage, le dialogue n’est pas considéré comme une activité à part entière dont l’activité serait sa propre fin. Au contraire, il se révèle ici pratiquement synonyme d’enseignement15. Le missionnaire agit comme un tuteur, un maître, qui

15 « Le Christ lui-même a scruté le cœur des hommes, et les a amenés par un dialogue vraiment humain à la lumière divine ; de même ses disciples, profondément pénétrés de l’Esprit du Christ, doivent connaître les hommes au milieu desquels ils vivent, engager conversation avec eux, afin qu’eux aussi apprennent dans un dialogue sincère et patient, quelles richesses Dieu, dans sa munificence, a dispensées aux nations ; ils doivent en même temps s’efforcer

vient instruire les non-chrétiens à la vérité entière. À cet effet, le dialogue devient alors élément de formation nécessaire aux futurs prêtres et missionnaires16.

Certes, comme le soulignera par ailleurs la Déclaration Dignitatis Humanae – sur la liberté religieuse, l’évangélisation ne peut pas (plus ?) empiéter sur la liberté de conscience. Mais là encore, à la seule occurrence du mot dialogue, l’idée d’enseignement revient, renforcée par l’évocation du Magistère :

Chacun a le devoir, et par conséquent le droit, de chercher la vérité en matière religieuse afin de se former prudemment un jugement de conscience droit et vrai, en employant les moyens appropriés. Mais la vérité doit être cherchée selon la manière propre à la dignité de la personne humaine et à sa nature sociale, à savoir par une libre recherche, avec l’aide du magistère, c’est-à-dire de l’enseignement, de l’échange et du dialogue par lesquels les uns exposent aux autres la vérité qu’ils ont trouvée ou pensent avoir trouvée, afin de s’aider mutuellement dans la quête de la vérité » (Vatican II 1965, DH §3).

Dans la Constitution pastorale Gaudium et Spes – sur l’Église dans le monde de ce temps (1965), le respect de la dignité, des communautés et des activités humaines commande aussi le dialogue entre l’Église et le monde (Vatican II 1965, GS §40.1). Pour les pères du Concile, qui affirment dans cette Constitution leur foi dans les vertus du dialogue, celui-ci représente le mode par excellence sur lequel devraient fonctionner les chrétiens entre eux : « Que toujours, dans un dialogue sincère, ils cherchent à s’éclairer mutuellement, qu’ils gardent entre eux la charité et qu’ils aient avant tout le souci du bien commun » (ibid., §43.3). Mais ce dialogue est aussi vu comme moyen pour trouver des solutions aux conflits (ibid., §68.3) ou pour la coopération (ibid., §85.3). La conclusion de cette Constitution pastorale rappelle finalement les liens intrinsèques entre le dialogue et la mission, mettant de l’avant le fait que l’Église doit devenir le signe de ce dialogue loyal : « En vertu de la mission qui est la sienne, d’éclairer l’univers entier par le message évangélique et de réunir en un seul Esprit tous les hommes, à quelque nation, race, ou culture qu’ils appartiennent, l’Église apparaît comme le signe de cette fraternité qui rend possible un dialogue loyal et le renforce » (ibid., §92.1). Seulement, il est étrange, comme nous le reverrons par la suite, que le dialogue soit ici qualifié de loyal quand l’Église s’autoproclame, à la suite du message évangélique, celle qui peut éclairer l’univers entier17.

d’éclairer ces richesses de la lumière évangélique, de les libérer, de les ramener sous l’autorité du Dieu Sauveur » (Vatican II 1965, AG §11).

16 « Ils doivent être éduqués dans un esprit d’œcuménisme, et préparés comme il convient au dialogue fraternel avec les non-chrétiens » (ibid., §16 ; voir aussi §34 et §41).

17 Le mot loyal est ambigu car il peut soit signifier qu’un simple « respect des règles du dialogue » est observé comme un professeur et un élève, où le différentiel de pouvoir est assumé, mais le respect demeure; soit impliquer une parité/égalité des protagonistes, où aucun a priori particulier ne doit régir ni dominer la rencontre. Dans le premier cas la prétention dogmatique à connaître la vérité est admise, dans le second, c’est l’humilité qui est requise.

Bien que la diversité soit reconnue comme telle au sein même de l’Église18, celle-ci ne va pas de

soi quand il s’agit du pluralisme religieux. Au contraire, les autres religions ne sont pas reconnues dans leur intégrité pleine et entière – dans ce qui constitue leur dignité – : elles ne possèdent que des « semences du verbe » (Vatican II 1965, AG §11 et 15), des « rayons de la vérité qui illumine tous les hommes » et des « valeurs spirituelles » (Vatican II 1965, NA §2) ou dans cette constitution : « de précieux éléments religieux et humains » (ibid., §92.4). Mais la seule religion qui soit complète et absolue demeure, pour le Concile, le christianisme. Cette vision du pluralisme religieux reste la ligne officielle du magistère, comme le rappellera Dominus Iesus (2000) où le pluralisme est entendu comme donnée de facto, et non de iure (CDF 2000, §4).

Les pères du concile souhaitent néanmoins « qu’un dialogue confiant puisse nous conduire tous ensemble à accepter franchement les appels de l’Esprit et à les suivre avec ardeur » (§92.4). Cet ajout, qui place le dialogue sous l’égide de l’Esprit, permettra finalement à d’autres théologiens de penser l’équité (ou la parité ?) des acteurs engagés dans ce dialogue, puisque chrétiens et non-chrétiens se retrouvent sous la tutelle d’un mystère au final insaisissable, et non comme dans un face-à-face où l’un aurait la prétention plus ou moins avouée d’enseigner à l’autre sa vérité.