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II. Missions jésuites et querelle des rites malabars

3. L’adaptation selon Roberto de Nobili

Sans pouvoir entrer dans les travaux de Ricci en Chine, ni évoquer son œuvre essentielle pour la théologie, La vraie doctrine du Seigneur du ciel (1603)44, qui concentre certaines questions au

cœur de la querelle des rites chinois, venons-en à son « alter ego » envoyé en Inde, Roberto de Nobili. Aîné d’une famille aristocratique de Montepulciano45 et ayant étudié à Rome, il fut envoyé

en pays tamoul en 1605 afin de mettre en œuvres les méthodes d’accommodation proposées par Ricci et Valignano, soutenu et encouragé par son provincial, Alberto Laerzio (1557- 1630) et par Francesco Ros (1557-1624), l’archevêque de Cranganore (Anchukandam 2007, 86), tous deux convaincus de ces méthodes pour « gagner des âmes »46. L’un des premiers Européens à

apprendre le Tamoul47, il fut le premier à écrire des traités théologiques en langue vernaculaire,

selon Francis Clooney (Clooney 2000, 402). Les brahmanes ne provoquèrent pas chez le jeune jésuite, qui n’avait que 28 ans à l’époque, de colère ou de mépris : au contraire de Xavier, il fut assez vite amené à considérer les brahmanes comme à la fois l’élite et l’aristocratie du sous- continent indien, mais aussi des érudits plutôt que de vulgaires gérants de temples. Ceux-ci devraient donc inspirer chez les Européens de l’estime et de l’admiration : « Those Brahmins who in this country command the highest esteem and are regarded as truly authentic Brahmins are

44 Cette œuvre majeure est ainsi traduite aux éditions Les belles lettres (2013) mais a connu plusieurs autres traductions du titre : La vraie idée de Dieu ; La vraie idée des études célestes ; La vraie signification du Seigneur du ciel ; Le sens réel de « Seigneur du ciel » ; …

45 Jean Filliozat écrit, à l’instar de l’encyclopédie catholique de théologie, que Nobili était le neveu du renommé cardinal Bellarmin (Filliozat 1953, 88). Mais je n’ai pu vérifier l’information ailleurs.

46 Sur les soutiens précis de Laerzio, voir aussi Zupanov (1996, 1219 ; 1999, 3 et 57-62)

precisely those whose constant activity and practice consists in nothing else than in the teaching of the sciences » (1613 – Nobili 2005, 60).

Si Nobili était toujours conscient dans ses lettres que son travail représentait bien un combat contre les démons selon Zupanov48, son regard s’avéra plus nuancé que Xavier. Le démon était

certes présent dans les traditions « païennes », mais il ne se logeait pas dans tous les temples ; toutes les coutumes indiennes n’étaient pas à condamner, ni bien sûr les brahmanes, vus comme les éminents représentants de cette tradition. Peut-être préfigurera-t-il d’ailleurs la différence qu’opéreront surtout les orientalistes britanniques entre un hindouisme de lettrés – moins sous l’emprise du mal, puisque versé dans la réflexion philosophique –, et l’hindouisme populaire, peuplé celui-là de démons et de croyances à combattre49. Mais le démon, estime Nobili, pouvait

aussi s’emparer de l’esprit de ses coreligionnaires, tel Gonçalo Fernandes (1541-1619), qui, en tant que « compagnon » de Nobili à Madurai, fut néanmoins le premier à incriminer ses méthodes (Zupanov 1999, 204).

Dans sa première lettre de dénonciation envoyée au visiteur de la Société, Nicolau Pimenta, le 7 mai 1610, Fernandes n’accuse pas directement son compagnon, mais reproche néanmoins à Nobili de s’être tellement intégré à la vie des brahmanes, que non seulement il ne prend plus ses repas avec lui (Fernandes), mais qu’en plus, on se demande s’il est encore chrétien :

It has gone so far that a Brahmin asserts that Fr. Robert [de Nobili] is not a paranghi

[Européen], because in the course of a long conversation with him lasting several hours, he had not heard him (de Nobili) use the term Jesus, the name which, the Brahmin adds, the

paranghis have always on their lips. […] Father himself [Nobili] told me [Fernandes] that the

Brahmins who came to consult him mentioned the numerous gods that they adore and asked him, since he was not a paranghi, of which god he was a follower. As he said that he did not

adore any, they said: “It is a man without god, one of those who say that there are no gods” (cité dans Anchukandam 1996, 118).

À partir de cette lettre, et ce jusqu’en 1619, Nobili se retrouve plongé dans différentes controverses toutes liées à ses méthodes jugées trop innovatrices, où il risque de se perdre lui- même. Il n’écrira pas moins de sept traités en latin visant à expliquer à ses coreligionnaires sceptiques son approche de la mission. Son premier, Responsio ad ea quae contra modum qua nova missio Madurensis utitur ad ethnicos Christo convertendos, objecta sunt (1610)50, qui fut écrit à la

hâte, car pressé par les accusations de ses détracteurs qui autrement l’obligeaient à retourner en

48 Dans une lettre adressée à sa famille en 1609, Nobili écrit : « I am in good health, God be thanked, though living amidst persecutions and labours made for me by these ministers of the demon who cannot bear that the light of the Holy Gospel should spread in this kingdom » (lettre de 1608 citée dans Zupanov 1999, 203)

49 Pour Zupanov, « Popular Hinduism, that is, the tightly-knit, community-based religious practices, were to be devalued as ancestral demon- or hero-worship, having no religion at all; while textual Hinduism, as expounded to the British by the Brahman literati, gained respect and became the ‘true’ representation of the Indian religious spirit » (ibid., 30).

50 Abrégé sous le terme Responsio il sera traduit en anglais sous le titre First apology. Ce traité est le seul de Nobili qui soit disponible en français sous le titre Première apologie et publié en 1931 par Pierre Dahmen.

Europe, selon Thomas Anchukandam (1996, 32), sera suivi d’une seconde apologie, Responsio ad quibusdam a P. Buccerio objectis contra meam informationem (1615), écrite contre un « ancien » ami et compagnon jésuite, Andrea Buccerio. Ensemble, l’Informatio de quibusdam moribus nationis indicae (1613)51 et le Narratio Fundamentorum quibus Madurensis Missionis Institutum caeptum est

et hucusque consisit (1619)52, s’avèrent les sources les plus précieuses : les idées de ses traités y

sont les plus abouties et permettent d’analyser la pensée de Nobili sur ce qu’il est convenu d’appeler aujourd’hui « l’inculturation », mais que Nobili désigne, à l’instar de Valignano et Ricci, comme de l’accommodation ou de l’adaptation. Après avoir reçu la permission de pratiquer ses méthodes en 1623 par le pape Grégoire XV53 par la constitution apostolique Romanæ Sedis

Antistes, la suite des écrits du jésuite s’avérera nettement plus catéchétique puisqu’ils s’adresseront d’abord aux populations locales. Rédigés en tamoul, ils restent jusqu’ici peu traduits dans les langues vernaculaires européennes54.

Après avoir explicité pendant une décennie sa méthode et son bien-fondé, le jésuite italien identifie dans son dernier traité destiné à ses coreligionnaires de 1619, les quatre principes ou fondements qui orientent sa mission :

The evangelical preacher, following the precept of our Lord Jesus Christ and the example of the Apostles is to make himself all to all, and take up that mode of life which will make him acceptable to the people among whom he works. We have explained how this mode of life requires holiness of life, solidity of doctrine, and the adoption of the way of living of the people. In this consists the first foundation on which stands the Madurai Mission. Secondly,

we find that the Church never prohibited the diverse customs and practices observed by different nations. This is the second foundation. Thirdly, we have seen how innumerable

partially social and partially superstitious practices were allowed by the Church to continue, after they had been rid of their superstitious elements. This is the third foundation. Finally,

we have shown how the Church allowed innumerable ceremonies and rites, which were wholly religious in character, but which she rid of all superstition and turned into practices of Christian piety (1619, §1.5 – Nobili 1971, 83).

51 Abrégé sous le terme Informatio, il fut traduit en anglais sous le titre Report on Indian Customs par Savarimuthu Rajamanickam en 1972, après que le manuscrit de ce document fut redécouvert dans les années 1960 dans les archives des jésuites sans jamais avoir été publié auparavant. Il fut republié en 2000 et 2005 par Anand Amaladass et Francis Clooney.

52 Abrégé sous le terme Narratio, il fut traduit sous le titre An exposition of the basic principles which inspired the founding of the Madurai Mission and continue to guide it, il fut également traduit en anglais par Rajamanickam en 1971. Celui-ci fait remarquer que bien que le traité fut signé par l’archevêque Ros, afin de lui donner « an impartial hearing » pour les autres missionnaires, ce traité n’est pas de Ros mais bien de Nobili (Rajamanickam 1971, v). 53 Grégoire XV, pape de 1621-23 et très proche des jésuites, sera celui qui institua la Congrégation pour la Propagation de la foi en 1622 et qui canonisera également François Xavier et Ignace de Loyola ensemble le 12 mars 1622.

54 Clooney s’en étonne, d’ailleurs : « Surprisingly, none of de Nobili’s Tamil writings has yet been published in English translation » (Clooney 2000, 414, note 4). Seul existe d’Anand Amaladass et de lui-même un ouvrage qui rassemble trois traités, dont l’Informatio de 1613 qui permet d’éclairer les deux autres textes en tamoul : « The Dialogue on Eternal Life » et « The Inquiry into the Meaning of ‘God’ » dans Preaching Wisdom to the Wise. Three Treatises by Roberto de Nobili, S.J. – Missionary, Scholar and Saint in 17th Century India (2005 [2000]).

La limite qu’entend poser Nobili pour évangéliser reste somme toute assez simple : garder une sainteté de vie et une saine doctrine (in vitae sanctitate, sanaeque doctrinae) afin d’être tout à tous en fonction des us et coutumes du lieu. Quand celles-ci sont parfaitement profanes, elles ne doivent poser aucun problème. Mais si elles se révèlent « doubles », c’est-à-dire partiellement superstitieuses et partiellement sociales, ou même entièrement religieuses, Nobili ose encore proposer, dans ce dernier traité, de les christianiser tout simplement, en s’inspirant de nombreux exemples, de Saint Augustin de Cantorbéry (†604) pendant la fête des martyrs en Angleterre, aux réflexions du pape Grégoire le Grand à la même époque, ou de plusieurs autres pères de l’Église en face de situations semblables (ibid., 64-83).

Les tentatives nobiliennes d’indianisation du christianisme tombèrent progressivement en disgrâce, à Rome d’abord avec le Décret de Tournon (1704), puis furent définitivement condamnées par la bulle Omnium Sollicitudinum du pape Benoît XIV (1675-1758) en 1744. Dès lors, une certaine conformité culturelle fut de mise dans les Églises catholiques de rite latin à partir du XVIIIe siècle

en Inde (Clémentin-Ojha 2008, 142-148). Je reviendrai sur les problèmes et les limites de l’approche du jésuite dans la partie suivante, au deuxième chapitre, quand j’aborderai les entreprises d’inculturation.