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III. La renaissance indienne au Bengale

1. Critiques chrétiennes et coloniales de l’hindouisme

L’abbé Dubois, par exemple, qui après avoir fui la Révolution française, arrive en Inde en 1790, se montre aussi admiratif que dépréciateur devant l’hindouisme qu’il étudia pendant trois décennies en s’intégrant, à ses dires, totalement dans la population. Autant son analyse se veut scrupuleuse et pleine d’acuité devant les pratiques qu’il observe – sans éviter toutefois plusieurs clichés (Mohan 2004) –, autant la visée ultime de ses recherches se révèle funeste pour l’hindouisme. À la fin de la préface à la deuxième édition de sa monographie Mœurs, institutions et cérémonies des peuples de l’Inde (1825), l’auteur n’hésite pas à s’expliquer : « Un motif d’un plus grand poids à mes yeux a influé encore sur ma détermination. En traçant un tableau fidèle des turpitudes et des extravagances du polythéisme et de l’idolâtrie, j’ai pensé que sa laideur ferait ressortir avec un immense avantage les beautés et les perfections du christianisme » (Dubois 1825, xxvi)56.

55 Bien que certains auteurs ont déjà rapidement été évoqués plus haut, on peut rappeler les noms du calviniste néerlandais Abraham Roger (1609-1649), du luthérien danois Bartholomäus Ziegenbalg (1683-1719) ou de l’abbé français Dubois (1765-1848), mais également du jésuite Jean Venant Bouchet (1655-1732) ou plus récemment, de William Clarkson (1817-188?) ou de John Nicol Farquhar (1861-1929).

56 D’autres exemples pourraient encore être donnés, avec India and the Gospel ; An Empire for the Messiah (1851) de William Clarkson, ou encore Hinduism and Christianity (1875) du révérend John Robson. Dans sa préface à la première édition, et réitérée 30 ans plus tard dans sa troisième édition, ce dernier écrivait : « Not only does Hinduism contain a subtle philosophy, express high moral truths and enjoin many social virtues; it even in one guise or other

Alors que l’idée de « religion » n’était pas si prégnante – et certainement pas dominante – au début des grandes explorations (nous y reviendrons dans la quatrième partie de ce travail), celle- ci deviendra prépondérante aux XVIIIe et XIXe siècles. La théologie missionnaire oscillera entre

une optique de « nettoyage » ou de purification des pratiques, et une incorporation sociale fonctionnant selon un christianisme plus institutionnalisé et statique. La religion chrétienne, vouée à dominer – ou à remplacer, voire à éliminer – les autres traditions religieuses, s’est à cette époque de plus en plus explicitement pensée soit comme alternative aux traditions non- chrétiennes (posture exclusiviste), ou dans certains rares cas, comme moyen d’« accomplissement » pour ces traditions (posture inclusiviste), sans qu’il soit possible de théologiser à l’intérieur de la tradition chrétienne l’approche pluraliste57. Celle-ci se développera

plutôt d’abord en marge du christianisme, dans les cercles théosophiques de Mme Besant, par exemple.

Alors que le dédain est assumé devant les pratiques hindoues, il est plus subtil devant les textes et la pensée philosophique hindoue. Mais dans les deux cas, il reste dépréciatif de l’héritage. Du côté hindou, le sentiment général de mépris reste vif. D’autant plus vif, d’ailleurs, que la pensée colonisatrice, appuyée par plusieurs discours orientalistes devenant particulièrement prépondérants au XIXe siècle, s’est également insinuée dans la théologie des

missionnaires. Ainsi, bien que de nombreux Européens estimaient que les Indiens bénéficiaient d’un passé glorieux ayant produit une haute pensée mystique et un patrimoine religieux impressionnant, ceux-ci ne pouvaient apprécier avec le même enthousiasme les traditions hindoues courantes trop corrompues à leurs yeux. Selon Triloki Nath Madan,

Alors que l’Inde des indologues pouvait à juste titre s’enorgueillir de ses anciennes traditions littéraires, et religieuses, l’Inde des fonctionnaires ethnographes ne pouvait qu’avoir honte de son manque de civilisation, de ses superstitions et de sa magie, ainsi que de coutumes barbares telles que la thagi (vols de grands chemins et meurtres au nom de la religion), la sati

(immolation de la veuve hindoue sur le bûcher funéraire de son mari) et la prostitution chez les devadasi (danseuses du temple) (Madan 1990, 174).

En réaction à cette arrogance – qu’elle vienne des autorités britanniques ou des missions chrétiennes –, il n’en résulta pas un abattement des leaders hindous (pour faire vite), mais une stimulation, voire un raffermissement de leurs convictions, estiment plusieurs penseurs, dont Arvind Sharma : « the very set of circumstances which provoked the challenge stimulated the response; the very forces which brought Christianity to India imparted new vigour to Hinduism »

embodies many of the leading religious truths which Christianity teaches. But that there is in it an ineradicable vice which neutralises all that is good, which has paralysed, and which must paralyse, all those efforts at reform within Hinduism that more enlightened Hindus have made and are now making, and which leaves Christianity the only hope for India – is what I have endeavoured to show » (Robson 1905, iii).

57 La posture inclusiviste apparaîtra surtout au tournant du XXe siècle, avec Farquhar et d’autres, alors que la pensée pluraliste ne sera envisagée, en régime chrétien, que dans la seconde moitié du XXe siècle.

(Sharma 1988, vii). De fait, de nombreux acteurs hindous d’horizons politiques et religieux très variés, se servirent de cette confrontation avec le christianisme pour repenser et renouveler leurs propres pratiques et visions de ce que devait ou pouvait devenir l’hindouisme. La plupart venant du Bengale – d’où est né ce que l’on appelle la « renaissance indienne » –, ces intellectuels cherchèrent à renouveler l’hindouisme non pas seulement contre le christianisme, mais en s’inspirant aussi des qualités que ce christianisme pouvait présenter – en commençant par celles de son fondateur historique, Jésus –, afin de réformer les traditions hindoues tout en soulignant les déficiences de ce Jésus devenu, au fil des siècles, trop anglais – ou trop européen à tout le moins.

Pour Madathilparampil Mammen Thomas (1916-1996), l’un des grands penseurs protestants de l’indigénisation du christianisme en Inde, même si ces figures se sont inspirées du christianisme sans avoir demandé le baptême, elles ne doivent pas être négligées par les théologiens dans la mesure où elles sont les premières à avoir indirectement forgé la théologie indienne chrétienne. Dans la préface de son livre The Acknowledged Christ of the Indian Renaissance (1970), l’auteur conteste ainsi la démarche de Panikkar dans sa thèse The Unknown Christ of Hinduism (1964) qui, en fouillant les rapports hindous-chrétiens, restait trop théorique et faisait l’impasse sur l’histoire de cette rencontre à partir de ses acteurs58. Pour Thomas, puisque le dialogue fut déjà amorcé

depuis plus d’un siècle avec ces intellectuels du Bengale, il est nécessaire de les entendre et comprendre leurs observations pour véritablement entrer dans un processus d’indianisation du christianisme : « the mission of the Church in the religion and life of India, and the development of an Indian Christian theology serving that mission require that the crucial issues and terms of Christ’s dialogue with India underlying the nature of these partial acknowledgments be properly understood and evaluated » (Thomas 1970: xiv).