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V. Entrelacements entre nationalisme et missiologie

2. Brahmabandhab Upadhyaya, le catholique hindou

Brahmabandhab Upadhyaya (1867-1907) est le premier indien à vouloir hindouiser la pensée chrétienne et christianiser l’hindouisme pour le monde catholique. Bengali d’origine brahmane, il fut certainement inspiré par son oncle Kali Charan Banerji au départ (évoqué plus haut), mais décidera en 1891 d’entrer dans l’Église catholique plutôt qu’anglicane. Avant, proche ami de Vivekananda quand ils étaient tous deux disciples de Sen au Brahmo Samaj (Baago 1969, 26-27), il fut également très intéressé par la pensée de Ramakrishna. Enfin, revenant à un nationalisme hindou quand, à la fin de sa vie, il ne reçut non pas l’appui, mais des réprimandes du côté des catholiques, Upadhyaya fut, dans les mots de Kopf, « in a perpetual state of identity crisis » (Kopf 1979, 201) ou dans les mots de Julius Lipner, « a figure of paradox » (Lipner 1999 repris par Chandra 2001). Bien que Felix Wilfred admette aussi que l’identité de ce dernier n’était pas chose aisée, le théologien évite de résumer la vie d’Upadhyaya par ces conflits, et insiste surtout sur la double appartenance dans laquelle ce dernier se reconnaissait :

When Upadhyaya died in an hospital in Calcutta at the age of 46, his body was cremated by Hindus who claimed that he was a Hindu, while a Catholic priest who arrived at the cremation site claimed his body for a Catholic burial. But Upadhyaya was neither Hindu nor a Catholic but a Hindu-Catholic. Upadhyaya remained firm in his faith and deeply attached to Christ until his death, without ceasing to be a Hindu. He was referred to by Rabindranath Tagore, his contemporary, as a Roman Catholic Vedantin (Wilfred 1993, 30-31; Baago 1969, 49).

De fait, gardant un pied dans cet hindouisme qui n’est pas simplement « religieux », mais aussi culturel, social et national, et l’autre dans un christianisme débarrassé de son eurocentrisme, le défi personnel et politique d’Upadhyaya sera de permettre à ces deux réalités de coexister côte à côte. Une manière de rendre compte de cette tension fut de thématiser l’hindouisme comme un samaj dharma (ensemble d’obligations sociales) et le christianisme comme un sadhana darma (voie de salut et de vie religieuse), comme il le dira lui-même ainsi que plusieurs commentateurs à sa suite (Indian Theological Association 2008, 186). Pour Painadath, sa démarche pouvait se résumer à « Be deeply rooted in faith in Christ, but draw water from the well-springs of Hindu spirituality » (Painadath 2008, 93 ; voir aussi Gispert-Sauch 2008, 20-24). Ou comme Upadhyaya

l’exprimera lui-même dans un fameux article de 1898 paru dans le journal Sophia qu’il fonda et dirigea (1894-1900) :

By birth we are Hindu and shall remain Hindu till death. But dvija (twice-born) by virtue of

our sacramental rebirth, we are Catholic; we are members of an indefectible communion embracing all ages and climes. In customs and manners… we are genuine Hindus; but in our faith we are neither Hindu nor European… but all-inclusive. […] Our thought and thinking is emphatically Hindu. […] It is extremely difficult for us to learn how to think like the Greeks of old or the scholastics of the middle ages. Our brains are moulded in the philosophic cast of our ancient country. We are Hindus so far as our physical and mental constitution is concerned, but in regard to our immortal souls we are Catholic. We are Hindu Catholics (cité

dans Painadath 2008, 93-4 ; voir aussi Boyd 1989, 68).

Matériellement – c’est-à-dire sur le versant concret de ces considérations existentielles –, Upadhyaya décida dès 1894 de vivre comme un sannyasi (renonçant) en tant que chrétien, en adoptant différents signes de cet état comme la robe safran, être strictement végétarien, étudier le sanskrit et vivre dans la pauvreté, mais suivre et méditer les préceptes du Christ (Boyd 1989, 64s; Mattam 1974, 194). Ayant rassemblé autour de lui quelques personnes partageant les mêmes vues, l’étape suivante vers 1899 s’avéra plus radicale, et ne rencontra pas le succès escompté. Dans les mots de Boyd,

He longed to establish a matha (monastery) which might become a centre for new spiritual

experiments, a source of Christian life which was yet closely linked with the old Hindu ideal of a group of ascetics living together in poverty and following a life of contemplation and study. Here there would be an opportunity to express the heart of the Christian faith in a new way, using terms and concepts and practices which would attract the Hindu world instead of alienating it like so much missionary work of the West (Boyd 1989, 65).

Alors qu’il aurait été le premier selon ses commentateurs à construire un ashram chrétien83,

l’idée ne reçut pas l’assentiment des autorités romaines, qui mirent également un terme à la revue Sophia en 1901. De Jabalpur où il pensait installer son ashram, il revint aider Rabindranath Tagore pour le développement de sa nouvelle école-ashram, Shantinikitan84, dont il fut le « headmaster »

au départ. Les deux hommes s’apprécièrent mutuellement pendant un temps, mais aux dires du fils de R. Tagore qui était présent ces mêmes années à Shantinikitan, la virulence nationaliste d’Upadhyaya, son agressivité et sa haine de tout ce qui était étranger l’éloignèrent rapidement du fondateur de Shantinikitan (Kopf 1979, 212-13).

Pendant cette dernière partie de sa vie (six ans), son regard sur l’Europe tournera à l’amertume, et son nationalisme s’exacerbera. Tandis qu’il avait mis les questions politiques de côté dans Sophia, il les mettra au centre de ses interventions dans son nouveau journal, Twentieth

83 Pour Paul Collins, trois prêtres catholiques de rites syro-malabar (Thomas Palackal, Thomas Porukara et Kuriakos Elias) « began living as sannyasi under the Carmelite rule in 1831 », et donc précèdent la figure emblématique d’Upadhyaya (Collins 2006, 122-23).

84 Ce lieu, initialement pensé comme lieu de retraite par Debendranath, le père de Rabindranath, fut véritablement mis sur pied en 1901. Aujourd’hui moins un ashram qu’une institution publique, Shantinikitan existe encore comme petite ville abritant la Visva-Bharati University, où se prolonge la philosophie initiale du poète.

Century, qu’il créa suite à l’arrêt du premier, où il se révélera alors comme « a revolutionary nationalist » (ibid., 209) :

In a brilliant essay on “Europeanism versus Christianity,” he made his position extremely clear, arguing lucidly that “Christianity is generally confounded with Europeanism,” whereas in fact “Christianity is distinct and transcends the racial genius of Europeans.” […] Because Brahmobandhab was not yet prepared to surrender his loyalty to Christ, while at the same time having become defiantly nationalistic, these writings during this stage of his development represent a creative contribution to the pioneering efforts at establishing indigenous Christianity in India (ibidem)85.

Pour l’Indian theological association (ITA), qui regroupe les théologiens du sous-continent depuis 1976, le travail d’Upadhyaya reste en effet un modèle d’originalité, unique et fondamental pour la suite : « The pioneering attempt he made to develop an Indian Christology is an inspiration for us Indian theologians to share the liberative story of Jesus in ways that are appealing to our people with diverse religio-cultural background » (Indian Theological Association 2008, 201).

Après sa mort, ce sont surtout les jésuites belges de l’école d’indologie de Calcutta – parmi eux : Pierre Johanns (1882-1955) et Georges Dandoy (1882-1962) – qui, dans la ligne d’Upadhyaya, ont aussi insisté sur les lumières déjà présentes et à préserver de l’hindouisme. D’où le titre de leur revue mensuelle, Light of the East, où les jésuites esquissèrent, dans leur premier numéro de 1922, quelques nouveaux traits d’une théologie de l’accomplissement : « We have no intention to put out the existing lights. Rather we shall try to show that the best thought of the East is a bud that fully expanded blossoms into Christian thought » (cité dans Wilfred 1993, 38). Ces jésuites, à leur tour, inspireront plusieurs théologiens, dont Jules Monchanin, mais également les semaines missiologiques de Louvain, dont Pierre Charles (1956) – celui-là même qui aurait conçu le terme d’inculturation selon Claude Prudhomme (2005).