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I. Repères sociohistoriques du christianisme indien

2. De l’apôtre Thomas aux Thomas Christians

Si les routes terrestres et maritimes étaient, comme nous l’avons vu, déjà bien pratiquées au premier siècle de notre ère, d’autres que des marchands et des philosophes les ont empruntées. La tradition indienne, suivant ce que racontent différents épisodes des Actes de Thomas (Bremmer 2002 ; Poirier et Tissot 1997), estime que l’apôtre Thomas a mis les pieds en Inde et y a connu le martyr. Ici, les déformations de l’histoire n’appartiennent pas aux Européens, mais aux Indiens eux-mêmes : est-ce vraiment lui, ou plutôt des disciples d’une communauté syriaque qu’il aurait fondée vers la péninsule arabo-persique, qui furent les premiers à fouler du pied la côte malabare ? La question reste difficile à résoudre devant des courants qui se contredisent et de nouvelles découvertes archéologiques qui peuvent remettre en question les arguments des uns comme des autres. Alors que Doubting Thomas (2005) de Glenn Most reste une biographie plutôt « conservatrice » sur la question, et essaie de comprendre les possibles liens entre documents apocryphes et histoire réelle, d’autres recherches, telle la monographie Thomas fonde l’Église en Chine (65-68) (2008) de Pierre Perrier et Xavier Walter, osent aller nettement plus loin dans les hypothèses8. Le jésuite George Nedungatt, dans Quest for the Historical Thomas, Apostle of India.

A Re-reading of the Evidence (2008), réaffirme lui aussi l’historicité de sa venue et critique l’analyse « occidentale » des documents, en la contrastant avec celle des Orientaux. Enfin, lors d’un colloque organisé à Paris en 2012 – d’où sont sortis les actes L’apôtre Thomas et le christianisme en

8 Pierre Perrier, bien que membre de l’académie des sciences en France et spécialiste de la mécanique des fluides, se montre peu crédible quand il entre en des domaines comme l’archéologie et l’histoire ancienne. Son livre Kong Wang Shan – L’apôtre Thomas et le Prince Ying (2012) qui veut confirmer avec des archéologues chinois que l’apôtre Thomas aurait rencontré le Prince Ying, est difficile à suivre (à croire ?) sur le plan strictement historique et archéologique.

Asie – Recherches historiques et actualité (2013), dirigés par Ilaria Ramelli, Pierre Perrier et Jean Charbonnier – plusieurs abondent dans le sens d’une venue de Thomas sur le continent indien9.

Je n’oserais abonder dans le sens de ces derniers, et me prononcer de manière aussi nette sur la question, mais je me range volontiers derrière la formulation de Frykenberg pour reconnaître que « large measures of circumstantial and corroborative evidences are such that the plausibility, if not possibility, of historicity cannot be entirely or lightly dismissed » (Frykenberg 2008, 114). S’il est impossible d’affirmer que l’apôtre Thomas a effectivement été en Inde et encore moins de savoir s’il serait même passé en Chine, il est symboliquement considéré, depuis les premiers siècles de notre ère, comme le patriarche du christianisme en Inde.

Les communautés chrétiennes qui s’en réclament étaient toutes de rite syriaque oriental – également désignées comme rite chaldéen – et relevaient à ce titre du patriarcat de Babylone jusqu’à l’arrivée des Portugais (Clémentin-Ojha, 124-130). Sans doute parce que les Églises nestoriennes connurent une longue tradition missionnaire, ayant fondé des communautés jusqu’en Chine – vivantes entre le VIIe et Xe siècle comme en témoigne encore la stèle de Xi’an par

exemple10 –, elles étaient connues depuis l’époque latine et jusqu’au Moyen-Âge. Or, désignées

comme « nestoriennes » depuis la Haute Antiquité parce qu’elles sont associées aux Églises de Mésopotamie, ce terme avait pour plusieurs Églises un sens plus géographique et ecclésiologique que théologique ou dogmatique, estiment Frykenberg (2008, 105) et Henri-Irénée Dalmais :

Faut-il pour autant qualifier cette Église de nestorienne, alors qu’elle existait bien avant

Nestorius et que celui-ci ne vint jamais à l’Est de l’Euphrate ? Comme disent aujourd’hui tous les représentants de l’Église syriaque orientale, « nous n’avons rien à voir avec Nestorius. Nous l’honorons, mais c’est Théodore de Mopsueste qui reste pour nous le docteur, l’interprète des Écritures » (Dalmais 2018 [2000]).

Ces communautés étaient nombreuses en Asie centrale et au-delà, maintenues qu’elles étaient grâce aux contacts continus avec la Perse, à la fois par voie maritime via les différents comptoirs de l’Océan indien que par voie terrestre. Selon Hervé Legrand, « Dès le haut Moyen Âge, elle rayonna de son berceau mésopotamien et d’Asie centrale jusqu’en Inde et en Chine » (Legrand 2018).

9 Pour une vue d’ensemble plus critique et un excellent tour d’horizon des recherches actuelles, on pourra encore se référer à Gli apostoli in India nella Patristica e nella letteratura sanscrita (2001) d’Ilaria Ramelli ou à Origin of Christianity in India. A historiographical Critique (2007) de Benedict Vadakkekara.

10 Voir à ce sujet « Le Jésus-Messie de Xi’an » d’Yves Raguin dans Le Christ chinois. Héritages et espérance (1998) dirigé par Benoît Vermander ou les travaux de Li Tang dont A Study of the History of Nestorian Christianity in China and its literature in Chinese: Together with a new English translation of the Dunhuang Nestorian documents (2004). On pourra également se référer, pour les Églises nestoriennes d’Asie : The Martyred Church – A History of the Church of the East (2011) de David Wilmshurst ; Les Évangiles de la route de la soie (2004) de Martin Palmer ; Church of the East: A Concise History (2003) de Wilhelm Baum et Dietmar Winkler ; Christians in Asia before 1500 (1999) de Ian Gillman et Hans-Joachim Klimkeit.

Jusqu’à l’arrivée des Portugais, les nominations des évêques s’effectuaient donc en communion avec Babylone. Mais en 1665, un premier schisme éclata au sein de l’Église syriaque entre les pro- Rome et les anti-Rome, puis à l’intérieur de ces derniers en 1771 entre les malabars et les malankars, puis de nouveau à l’intérieur de ces dernières communautés en 1876, 1912, 1930, etc., alors que du côté « romain » une nouvelle division s’opéra en 1814 entre les syro-malabars et l’Église assyrienne. L’histoire des différentes divisions, qui s’articule selon les différentes politiques de l’époque, mais également selon des questions de rites et d’autorité patriarcales, serait nettement trop longue à raconter. Existent aujourd’hui les Églises suivantes : Églises syro- malabares de rite syriaque ou latin ; les Églises orthodoxes syriaques – d’Antioche ou de Babylone – ; les Églises syro-malankares de rite syriaque ou latin ; l’Église malankare – chaldéenne, syrienne ou jacobite – ; l’Église syrienne indépendante de Malabar (Kunnamkulam) ; et les Églises évangéliques de Mar Thoma.