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II. Missions jésuites et querelle des rites malabars

1. François de Xavier, le conquérant

Héritiers de l’humanisme de la Renaissance du fait de leurs études à Paris, et profondément ancrés dans les exercices spirituels que leur proposa Ignace de Loyola, les premiers compagnons ne se doutaient pas des développements futurs qu’allait connaître la Société, selon Ronald Modras :

Even though engagement with culture was not a goal of the Society at its inception, it has become a Jesuit hallmark, integral to the Society’s self-definition. An evolution in that direction was not a fluke, however. Cultural engagement was a natural and logical outgrowth of their humanistic values. A willingness to accommodate to circumstances carries its own dynamic, amenable to further evolution (Modras 2003, 80)36.

Ainsi, François de Xavier (1506-1552) n’aura pas de méthodes d’évangélisation aussi originales que ses successeurs, mais par ses intuitions et ses manières de faire, il ouvrira des pistes que ses compagnons défrichèrent gaillardement. Très tôt surnommé « l’apôtre des Indes » – l’expression « les Indes » incluait au départ la péninsule indienne, mais aussi les côtes malaisiennes et indonésiennes où Xavier voyagea –, le missionnaire se rendit jusqu’au Japon, mais ne put entrer en Chine comme il le désirait à la fin de sa vie. Pendant ses dix années de mission en Asie – il

35 Pour une histoire globale des jésuites pendant cette période, on pourra se reporter aux travaux de John W. O’Malley, The First Jesuits (1993) ou à l’ouvrage qu’il a dirigé : The Jesuits : Cultures, Sciences, and the Arts, 1540- 1773, Volume 1 (1999).

36 Sur la spiritualité humaniste de la Société de Jésus, voir les chapitres « The Renaissance Origin of Ignatian Humanism » et « Matteo Ricci » dans la monographie de Ronald Modras, Ignatian humanism : a dynamic spirituality for the 21st century (2003).

débarqua à Goa en 1542 –, il s’employa au « salut des âmes » de très nombreux Indiens, selon ses propres écrits et les premiers récits qu’on en fit. En témoigne par exemple sa lettre à la Société de Jésus à Rome, du 27 janvier 1545, où il s’exclame : « Dans le royaume de Travancor [au Sud de l’Inde, dans le Kerala et un peu vers le Tamil Nadu actuel], où je suis maintenant, Dieu en a appelé plusieurs à la connaissance de son Fils. Dans l’espace d’un mois, j’ai fait plus de dix mille chrétiens » (Xavier 1828, 168). Quand Xavier baptise, c’est après avoir enseigné « les premiers éléments de la foi chrétienne […], l’unité de Dieu et le mystère de la Trinité », et avoir fait « répéter en leur langue, à haute voix, le Confiteor, le Credo, le Décalogue, le Pater, l’Ave, le Salve Regina », et leur avoir expliqué « chaque article du Symbole et du Décalogue » (ibidem). Puis, explique l’apôtre :

Lorsque je les vois assez instruits pour être admis au baptême, je leur fais faire à tous amende honorable publique de leur vie passée, à haute voix, et cela en présence même des païens, en présence de ceux qui avaient jusque là la religion chrétienne en horreur, et cela pour exciter et animer les uns, conforter et confirmer les autres. Le succès est presque infaillible […]. Lorsque mon discours est fini, je prends en particulier chaque catéchumène qui est disposé au baptême, je lui demande s’il croit pleinement et fermement tous les articles du Symbole qu’il a récités. Alors tous ensemble, se croisant les bras sur le cœur, répondent à haute voix qu’ils ne doutent d’aucuns. Je leur confère ensuite le sacrement du baptême, et je donne à chacun son nom par écrit. À peine sont-ils de retour chez eux que je vois arriver leurs femmes, leurs enfants, qui viennent solliciter la même faveur (ibid., 168-169).

Or, même s’il prend le soin de faire traduire la majeure partie des textes et prières chrétiennes en langue vernaculaire, et donc de s’adapter à son auditoire, son rapport aux traditions religieuses locales demeure grandement méprisant, voire hostile, pour au moins deux raisons. D’une part parce qu’il n’a que très peu d’estime pour les brahmanes (ses concurrents directs, si l’on peut dire), qu’il accuse de fourberie, de mensonge et de manipulation des foules, comme il l’écrira par exemple dans une lettre particulièrement acerbe, deux ans après son arrivée :

Parmi les païens de ce pays, il est une classe d’hommes qu’on appelle brames ou brachmanes.

Ce sont les dépositaires du culte et des superstitions païennes ; c’est à eux qu’est confiée la garde des temples ; ce sont eux qui les desservent. Il n’est point de race au monde plus perverse, il n’en est point de plus méchante ; je dis souvent, en parlant d’eux, ces mots du prophète : Délivrez-moi, Seigneur, de cette nation impie, de ces hommes trompeurs et pervers.

C’est, tous sans exception, une race de menteurs et de fourbes ; toute leur application, toute leur science, toute leur habileté, consiste à envelopper dans leurs pièges une multitude simple et ignorante. […] Ils persuadent aux idiots que leurs statues boivent, mangent, dînent, soupent comme le reste des humains. […] Les brachmanes, toujours en festin, mangent au son des fifres et des tambourins et persuadent à ces imbéciles que ce sont les pagodes qui font leur repas ; ils n’attendent pas qu’ils aient besoin de quelque chose pour annoncer que leurs dieux sont irrités de ce qu’on ne leur a pas envoyé ce qu’ils ont demandé ; que si le peuple ne se hâte pas de pourvoir à leurs besoins, ils lui enverront des maladies, des guerres, des carnages et mille autres fléaux, enfin que les démons se répandront et se jetteront sur lui.

Alors ce peuple crédule, frappé de terreur au nom de ces divinités imaginaires, se hâte de satisfaire la cupidité de ces prêtres avares (lettre XIV, 12 janvier 1544 – ibid., 78)37.

Mais d’autre part, c’est aussi – surtout ? – parce qu’il est convaincu que ce qu’il fait est juste et bon que son mépris pour les traditions religieuses indiennes semble profond. À moins que ce ne soit son combat contre les démons et les forces du mal qui justifie certaines de ses décisions, ainsi que le signale – et insiste – Inès Zupanov ? Selon l’historienne, le paganisme signifiait encore, aux XVIe-XVIIe siècles, « a demonic, corrupting force, rather then a ‘different’ religion » (Zupanov

1999, 204)38. Après avoir baptisé ces foules, Xavier ne témoigne en effet aucun scrupule envers les

ordres qu’il donnera, et se réjouira des défaites de Satan :

Lorsque dans les eaux du baptême j’ai régénéré toute une bourgade, je fais abattre toutes les idoles et raser tous les temples. Je ne puis vous peindre la joie que j’éprouve en voyant tomber sous le marteau de mes nouveaux Chrétiens [sic] ces statues, ces idoles naguère

l’objet de leur culte, de leur adoration. Telles sont les conquêtes de la croix sur l’empire de Satan (Lettre XLV du 27 jan 1545, §2 – Xavier 1828, 169).

De « ramener, bourgade par bourgade, toute une contrée au bercail de Jésus-Christ » procure à Xavier « joie » et « bonheur » – et le missionnaire de conclure sur ce point : « la langue, la plume sont muettes pour peindre mon ravissement » (ibidem). Son aveuglement sur les effets dévastateurs de ses comportements reste, à cette époque, complet. Selon différents commentateurs, ce n’est qu’à la fin de sa vie au Japon, entre 1549 et 1552, que sa missiologie se transformera un peu, et s’humanisera surtout39.

37 À la fin de son apostolat en Inde, son avis n’aura pas changé. En 1549, il méprisera autant leurs coutumes, mais relativisera son propos en le contrastant aux Japonais, beaucoup plus amènes au christianisme pense-t-il, alors qu’il ne les connaît pas encore. Il écrira à Ignace de Loyola : « La nation indienne, en général, m’a paru très barbare, et peu curieuse de tout ce qui est étranger à ses mœurs, c’est-à-dire à sa barbarie, et fort insouciante pour la science des choses divines. La plupart des Indiens ont l’esprit borné, corrompu, et la vertu en horreur. Ils sont d’une légèreté, d’une inconstance incroyable, peu sincères, peu fidèles, ou, pour mieux dire, ils sont faux. On ne doit se fier à eux que quand on veut être trompé. En un mot, leur vie, leurs habitudes, ne sont qu’une série de crimes et de trahisons. Ce n’est certes pas une petite besogne que de faire ici des Chrétiens et d’en conserver. […] Non loin de la Chine est un empire qu’on nomme le Japon, dont les habitants sont purement païens, et n’ont été infectés ni de judaïsme ni de mahométisme, mais sont très curieux des sciences divines et naturelles » (Lettre LXVII du 14 janvier 1549, §1 & §7 – Xavier 1828, 297 & 302).

38 Aux yeux de Zupanov, Nobili apprendra aussi durant ses études à combattre les démons : « Nobili was prepared for his encounter with the Devil. In the Collegio Romano, he was thought to fight him in prayer, in deed and in writing. As he expected, all non-Christian spaces were, infested with demonic influences, leaving their corrupting traces on all things. Even one’s companion, a fellow Jesuit, might succumb to it » (Zupanov 1999, 4).

39 Selon Ross, qui récapitule les différentes hypothèses au sujet de Xavier, « Xavier’s approach to mission was one that is difficult to pigeonhole as either an example of the traditional tabula rasa pattern or of something that could possibly be seen as the beginning of the Jesuit policy of inculturation. The leading Jesuit missiologist of the first half of the twentieth century, Henri Bernard-Maître, referred to Xavier’s deux manières de mission (“two styles of mission”) that only became a consistent policy of inculturation after Xavier came to Japan. Donald Treadgold even goes so far as to refer to Xavier’s attitude before he arrived in Japan as “pre-Jesuit” […]. As I have suggested elsewhere […], Xavier did develop an approach that was a decisive break with past practice and a move toward inculturation when he began in Japan to try to use Japanese Buddhist terms in translating Christian theological ideas » (Ross 1999, 507).

Dans sa lettre « Aux Pères de la compagnie résidant sur la côte de Travancor » de février 1548, Xavier résume le travail du missionnaire non sous l’angle d’un rapport aux autres traditions religieuses, mais selon une vision extrêmement christianocentrée : « Croyez-moi, croyez à mon expérience ; tout notre ministère chez cette nation se réduit à deux points capitaux : baptiser les enfants, et les instruire dès qu’ils en sont capables » (Lettre LXIII de février 1548 – Xavier 1828, 284). Ce baptême des enfants s’avère « la fonction la plus importante, la plus salutaire [du] ministère » (ibid., 283), et devrait être lu ensemble avec le sacrement des malades, essentiel pour qui veut avoir « la sépulture ecclésiastique » (ibid., 286).

Ensuite, l’apôtre enjoint ses frères de ne pas négliger le style de vie propre aux chrétiens : s’occuper de l’aumône aux pauvres, de réconcilier les hommes en querelle dans les villages, et de se « concilier l’affection de ces peuples », car « c’est par l’amitié qu’ils vous porteront plutôt que par la crainte que vous leur inspirerez, que vous vous rendrez plus utiles » (ibid., 288). C’est dans cette veine, d’ailleurs, que la fin de la lettre de Xavier à la Compagnie s’articule :

Ce que je vous recommande surtout, et ce que je ne puis assez vous dire, c’est que, quelque part que vous portiez vos pas, ou que vous soyez appelés, vous tâchiez de vous rendre aimables à tout le monde par de bons offices, par des manières honnêtes, par des prévenances, d’assaisonner vos réprimandes de douceur et de modestie. Cette bonté de parole et d’actions vous conciliera l’affection de tout le monde, vous ouvrira l’entrée des cœurs, et vous donnera la faculté de travailler avec très grand succès à la conquête des âmes (ibid., 290-91).

Petit à petit, grâce à son expérience de terrain sans doute, il constate qu’afin de propager la foi chrétienne, il faut bien connaître ses interlocuteurs, comme en témoigne une longue lettre adressée à Gaspard Barzée en mars 1549 qui devait partir en mission pour Ormuz (Lettre LXXIII de mars 1549 – ibid., 29-75). C’est sur cette ligne qu’iront quelques jésuites sur lesquels je reviendrai plus loin. Mais si Inès Zupanov a sans doute raison de souligner qu’au XVIIIe siècle, « les

jésuites étaient conscients de l’importance de leurs savoirs pour les débats savants en Europe [et que] les jésuites français essayaient de prêter main-forte aux théologiens et apologètes catholiques en France pour défendre les dogmes de l’Église attaquée par les cartésiens, les libertins et les autres “esprits forts” » (Castelnau-L’Estoile et alii 2011, 10), cela n’était pas encore le cas aux débuts des missions chez un François de Xavier, contrairement à ce que suggèrent les auteurs de l’introduction à l’ouvrage Missions d’évangélisation et circulation des savoirs. XVIe XVIIIe siècle (2011). Certes, celui que l’on désigne comme « l’apôtre des Indes » mentionne la connaissance comme moyen essentiel d’évangélisation, mais il relève surtout que la rigueur personnelle permettant de dompter les passions, l’examen de conscience à effectuer tous les soirs selon la pratique ignacienne, et surtout l’humilité, représentent des qualités beaucoup plus cardinales que le savoir qui permettrait de manipuler son interlocuteur, à en lire les lettres qu’il

envoie à la Compagnie, à Ignace, ou encore à un novice comme Jean Bravo, en 154940. Ce thème de

l’humilité, qui s’adosse aussi à la connaissance, ne porte donc pas d’abord sur l’autre, mais sur soi- même. On a peut-être d’ailleurs négligé cette dimension « introspective » dans l’histoire des missions en lien avec la colonisation. Humaniste et « spirituelle », elle met pourtant en garde le missionnaire contre lui-même, son orgueil et ses prétentions, comme Xavier l’écrit en novembre 1549, à ses compagnons de Goa qui devaient bientôt le rejoindre :

Livrez-vous en attendant à la méditation et à la pratique de l’humilité. Exercez-vous à vous vaincre, à surmonter en tout et partout les répugnances suggérées par une nature dépravée. Appliquez-vous assidûment à vous étudier et vous connaître vous-mêmes ; car la connaissance de soi-même est la mère de la confiance en Dieu et de l’humilité chrétienne : c’est de la méfiance de nous-mêmes que naît notre confiance en celui qui est notre véritable et unique force. […] Dépouillez-vous donc, mes enfants, de toute espèce de confiance dans vos propres forces, dans la sagesse humaine, dans l’estime des autres, pour vous reposer entièrement sur les bras de la Providence (ibid., Lettre LXXXIV, §21-22 passim – 1828, pp. 143-

44)41.

Dans une lettre adressée à Ignace de Loyola à la fin de sa vie, Xavier écrira de cette humilité qu’elle est « le comble de toutes les vertus » (Lettre XCIII, §6 – ibid., 204) et lui confiera à propos de sa mission au Japon – ou à propos de ses actions « aux Indes » ? – : « Je ne pourrai jamais assez dire de quelles obligations je suis redevable aux Japonais, puisque c’est à eux que je dois l’insigne faveur que Dieu m’a faite de connaître l’énormité et la multitude de mes péchés » (ibid., 202).

2. Alessandro Valignano et Matteo Ricci, les précurseurs de l’enfouissement