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La réélaboration des règles est une trace de l’activité collective

Chapitre 1 : Des réélaborations des règles entre règle et régulation comme moyen de développer le travail collectif

2.3. La réélaboration des règles est une trace de l’activité collective

La réélaboration des règles apparait comme une condition de l’activité collective de gestion des risques. Mais la réélaboration peut aussi s’interpréter comme un résultat de l’activité collective.

D’abord, notre constat est que les réélaborations des règles sont plus nombreuses lorsqu’il y a une activité collective. Dans la recherche à la Poste, le nombre de non-applications des

règles est 5 fois plus fréquent (OR=4.7) dans le bureau en province où il y a un collectif de travail par rapport à l’autre bureau en banlieue qui n’en a pas. Cette non-application

concerne surtout les opérations de retrait-versement d’argent sur le compte postal. La non-application des règles est une régulation collective propre à ce bureau. Elle relève d’un ajustement des règles par le collectif de travail : ne pas demander la pièce d’identité à un client connu, accepter de vendre à un client qui n’a pas l’appoint, effectuer un retrait inférieur à la somme autorisée pour un client dans la nécessité, faire le retrait sur le compte d’un tiers sans vérifier la procuration, etc.

On trouve les mêmes résultats chez les infirmières, les policiers, les agents des pompes funèbres. Chez les policiers par exemple, le nombre de non-applications des règles est doublé lorsque l’équipe est stable (faible turn-over) et que les patrouilles sont fixes (continuité des policiers dans les voitures, etc.).

Par ailleurs la réélaboration des règles indique la manifestation d’une activité collective. Les non-applications sont significatives de régulations de situations à risque.

A l’inverse, le manque de réélaboration des règles montre des difficultés dans l’activité collective.

Par exemple, à propos d’une séquence d’échange de billets en monnaie à La Poste.

Dans le bureau de banlieue, les agents impliqués dans cette situation sont les guichetières M, V, K. La guichetière V, jeune professionnelle (25 ans) en remplacement pour l’été, commence la transaction avec la cliente. L’échange avec la cliente se passe ensuite entre la guichetière K, ayant 28 ans et 1 an d’ancienneté dans le bureau de poste et la guichetière M, ayant 44 ans et 2 ans d’ancienneté, et un parcours dans la relation de service. La file d’attente est moyenne (moins de 8 personnes). C’est un samedi matin.

Une dame vient de retirer de l’argent au guichet V et demande d’échanger 4 billets de 100 francs en monnaie. La guichetière n’a pas la monnaie et lui demande d’aller voir sa collègue. La guichetière K accueille la cliente qui dit venir de la part du guichet V. La Guichetière K refuse de servir la cliente, qui se met à hurler.

1. Cliente : Votre collègue m’a dit que vous pouviez m’échanger cet argent. Comment ça vous pouvez pas ?

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123 3. M (à K) : normalement c’est non.

4. K : non la règle c’est qu’on ne doit pas échanger d’argent parce qu’ils (les billets) peuvent être faux.

5. Cliente : Mais ils sont vrais ! (elle les range dans son portefeuille et manifeste son mécontentement vis-à-vis de la Poste, créant un mouvement dans la foule).

6. K (à M) : qu’est-ce que je fais ? (elle commence à préparer la monnaie) 7. M (à K) : Bon vas-y !

8. K : (elle prépare 3 billets de 50 francs63) 9. M (à K) : C’est combien ?

10. K (à M) : 400 francs.

11. M (à K) : Ah non ! je croyais que c’était 100 francs, mais 400 francs c’est trop, c’est pas possible.

12. K : Non nous ne pouvons pas échanger cet argent.

13. Cliente : je veux voir votre chef. Je veux voir le Directeur. Je veux voir le responsable (en criant)

14. M : je vais le chercher. (elle se déplace et recherche le chef d’équipe dans son bureau, à la comptabilité. Elle ne trouve pas. Elle va à l’arrière à la cafétéria, à la salle du personnel. Elle demande au Monsieur de la cabine où est le responsable. Il répond que le responsable est parti à l’annexe. Elle repasse la porte blindée et elle va à la caisse et demande où est le chef d’équipe à sa collègue)

15. Caissier : A l’annexe, c’est pourquoi ?

16. K : c’est une dame qui veut échanger 400 francs en liquide. Elle crie dans le hall derrière les guichets et elle veut voir le responsable.

17. Caissier : non on n’échange pas d’argent.

18. K (elle revient au guichet et se met debout derrière GN). Non, on ne peut pas vous les échanger, c’est la règle.

19. Cliente : Et votre chef ? 20. M : Il n’est pas là.

21. Cliente : dites plutôt qu’il ne veut pas me recevoir !

22. M : non Madame, je vous dis qu’il n’est pas là. Il est à l’annexe, au (donne le numéro exact de la rue) vous n’avez qu’à aller voir (le ton monte) !

23. Cliente : Alors pourquoi c’est marqué « toutes opérations » ? 24. M : (surprise !)

25. Cliente : qu’est-ce que ça veut dire « toutes opérations » ? 26. M : l’affranchissement et les opérations financières.

27. Cliente : Alors vous pouvez me changer mon argent (en criant). 28. M : non Madame, nous ne sommes pas une banque.

29. Cliente : Alors il faut le marquer. Vous faites pas toutes les opérations ! (elle crie)

30. Autre Guichetière (qui vient de prendre son poste, renfort pour la pause). Ça ne sert à rien de vous énerver comme ça. Ça va vous rendre malade, Madame.

31. Cliente (à M) : vous échangez la monnaie pour acheter des timbres à la machine à affranchir ? 32. M : (surprise !) oui. (elle revient à son guichet et reste debout).

33. Cliente : alors donnez-moi la monnaie pour acheter des timbres à la machine à affranchir ? 34. M : (elle prend le billet de 100 francs, elle prépare un billet de 50 francs, 2 pièces de 10 francs, 2

pièces de 5 francs et encore deux autres pièces de 10 francs. Elle donne l’argent à la cliente.) La Cliente prend l’argent et s’en va du bureau de poste sans acheter de timbres à la machine à affranchir.

L’analyse de cette séquence montre ce qui peut se produire en termes de conflit avec le client lorsque l’ajustement de la règle ne fait pas l’objet d’une concertation au sein du collectif de travail : il y a confusion, évolutions des motifs invoqués de la règle au client, contournement, refus, acceptation. L’ajustement des règles par rapport au client est peu homogène pour

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l’ensemble du collectif. L’émergence du conflit peut se résumer au changement de règles et au fait que la guichetière donne son accord, puis refuse ensuite de faire l’opération. Mais surtout elle ne sait pas comment l’aborder avec le collectif de travail. Cette séquence montre qu’en l’absence de concertation sur la règle d’échange d’argent en monnaie par rapport à la relation avec le client, ce dernier développe une stratégie pour « ruser » avec la règle.

En province, la gestion de l’agressivité du client à propos du changement de règles fait l’objet d’une régulation collective visant à soutenir la régulation individuelle. Il est communément admis que lorsque le client escalade dans la violence, le guichetier lâche prise sur l’application des règles : les tours de paroles sont moins nombreux et le client ne va pas jusqu’à ruser avec les règles, créant un sentiment de méfiance dans la relation guichetier-client comme en banlieue.

De plus, les réélaborations de règles dépendent en partie de la collaboration entre les services (par exemple, relations entre back office / front office ; relations entre police de proximité / brigade anticriminelle, etc.). Par exemple, dans la recherche sur les médecins du travail, le

processus mis en œuvre pour le maintien en emploi d’un salarié atteint de troubles musculo-squelettiques invite à trouver des adaptations dans la procédure officielle selon le statut de la personne (en maladie professionnelle, reconnaissance travailleur handicapé, etc.). La réélaboration des règles permet de rendre compte de l’activité collective de partenariat entre les différents acteurs impliqués dans cette situation. Mais ce n’est pas toujours le cas : l’activité collective ne repose pas sur la réélaboration des règles dans certaines équipes pluridisciplinaires, empêchant l’activité de prévention du médecin du travail. Par exemple, le médecin du travail a fait trois consultations individuelles pour préparer le salarié à reprendre son poste (gestion de la douleur, représentation du statut d’handicapé, etc..) mais le temps de réalisation des aménagements est plus long que prévu. La réussite du retour à l’emploi est compromise : le salarié risque de se désocialiser et de ressentir de nouvelles douleurs, le médecin conseil risque de demander une reprise immédiate sans que le poste soit aménagé, etc.

Autrement dit, les marges de manœuvre du médecin du travail pour réélaborer les règles dépendent de la coopération entre les différents acteurs appartenant à une diversité de dispositifs institutionnels. La réélaboration des règles apparait bien comme un résultat de l’efficience de l’activité collective.

Observer l’activité de relation de service consiste à comprendre non seulement les difficultés d’application des règles selon les consignes données par l’encadrement et les contraintes de travail, mais aussi, selon le comportement de l’interlocuteur, les objectifs de travail de l’agent et la gestion collective des risques au travail. La transformation de la règle recouvre plusieurs situations :

- des situations contraintes nécessitant des adaptations de règles

- des situations critiques impliquant des réélaborations des règles visant à sortir des conflits de buts

- des situations à risque où les opérateurs cherchent à faire des choix de moindre risque pour protéger leur santé par la réélaboration des règles.

Partie III- Réélaboration des règles et activité collective Chapitre 1- Des réélaborations des règles entre règle et régulation

125 Conclusion

Les réélaborations des règles apparaissent comme un moyen de développement du travail collectif quand plusieurs conditions sont réunies :

- lorsque les régulations structurelles de l’encadrement soutiennent les régulations opératives des agents

- quand les marges de manœuvre données par l’organisation du travail facilitent la mise en œuvre des régulations opératives et la construction des métarègles

- lorsque les régulations individuelles liées à l’expérience sont possibles dans le travail collectif

- quand les régulations collectives manifestent des non-applications des règles dans un but de gestion des risques.

Partie III- Réélaboration des règles et activité collective Chapitre 1- Des réélaborations des règles entre règle et régulation

Partie III- Réélaboration des règles et activité collective Chapitre 2- Emergence de la réélaboration des règles

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