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Différentes approches du collectif de travail

Chapitre 3 : Apport de la sociologie du travail aux dimensions collectives de l’activité en ergonomie

1. Distinguer le travail collectif du collectif de travail

2.2. Différentes approches du collectif de travail

De nombreuses études ne distinguent pas le travail collectif du collectif de travail, traitant de l’un, de l’autre ou des deux sans véritablement en définir leurs contours. L’expression « collectif de travail » ne doit pas faire oublier que « tout travail collectif n’implique pas de collectif de travail » (Weill-Fassina, Benchekroun, 2000, p. 6). En effet, le travail collectif peut nécessiter une simple coordination sans que l’équipe ait construit préalablement un collectif de travail. Par exemple, une caissière de supermarché doit gérer sa file d’attente,

scannériser les articles, assurer la gestion de flux des produits. Elle peut assurer une certaine performance individuelle et être en coordination avec le contrôleur de caisse pour sortir régulièrement l’argent de sa caisse ou avec l’agent de mise en rayon pour remettre des produits laissés par le client en rayon. Mais elle doit répondre aussi à des injonctions paradoxales : « le client est roi » et assurer la politesse, et « le client est le roi des voleurs »

(Prunier-Poulmaire, Poète, 1995) et faire preuve de contrôle, sans compter qu’elle doit gérer

la variabilité des étiquettes, des codes barres, des produits, de l’argent, du fonctionnement de la machine et du client. Dans ce contexte, il est moins évident de gérer seule cette tâche, de

faire des choix dans l’activité sans avoir recours au collectif de travail.

Wisner (1993) citait un nombre d’éléments contribuant à la construction d’un collectif de travail, sans le nommer explicitement dans ses écrits :

- une connaissance réciproque du travail de chacun

- une confiance mutuelle dans les informations échangées et les actions effectuées - une référence commune en termes de métier

- une référence commune sur l’état d’avancement du processus.

Le collectif de travail peut s’appréhender de trois façons : dans le rapport à l’action, dans les relations aux autres, en fonction de l’individu lui-même.

- On peut s’interroger sur l’efficience du collectif de travail dans l’action. Pour l’ergonome, dont l’analyse est centrée initialement sur l’activité individuelle, la panne et son traitement sont l’occasion d’analyser la construction d’un collectif au travail. Dans cette conception, l’acte collectif suppose un événement qui lui donne l’occasion de son existence, il ne préexiste pas véritablement à l’action. Un collectif ne se dissout pas sans risque et ne se reconstitue pas du jour au lendemain. Ceci donne une interprétation possible de la difficulté

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de mobilité pour les éducateurs lorsqu’ils ont réussi à construire un collectif de travail qui leur procure de l’harmonie et du sens dans leur travail éducatif.

Cette approche exogène du collectif de travail renvoie, me semble-t-il, à une action collective52, au travail collectif, plus qu’à la notion de collectif de travail. Dans certain courant de la sociologue, le collectif de travail préexiste à l’action. La résolution de la panne apparaît plutôt comme un lieu de réalisation du collectif. Ainsi nous retiendrons que définir le collectif

de travail n’existe qu’en lien avec l’action. « C’est dans l’acte que se concilient l’individuel

et le collectif ; dans l’expérience pratique du travail » (Duraffourg, Hubault, 1993, p. 210). Cette approche du collectif de travail amène à se poser une question : Le collectif est-il éphémère ou durable ?

Le collectif de travail n’est pas donné à l’avance ; il n’y a pas d’homogénéité à priori du groupe, un savoir égal des membres du collectif ; chacun au contraire est différent par sa place, son point de vue sur l’activité, son histoire. Ce qui implique un engagement du sujet dans le collectif, une mobilisation subjective.

Il existe, selon de Montmollin (1995), une diversité des collectifs : des collectifs très divers, variant selon leurs dimensionnements (restreints ou importants), la durée, les statuts, les règles internes de fonctionnement, les principes de cohésion, les modes de communication, les objectifs, etc.

De notre point de vue, l’individu peut participer à plusieurs collectifs qui orientent ses activités de travail.

Mais lorsque le collectif de travail est fortement élaboré, il peut être durable quelles que soient les mobilités des individus.

- le collectif de travail renvoie au système d’appartenance, à la culture du métier

D’après Hutchins (1992), dans le courant de la cognition socialement distribuée, comprendre les activités humaines, c’est les inscrire dans un cadre écologique, culturel et collectif. Le rôle des valeurs et de la culture est important dans la construction du collectif de travail. Dodier (1995) distingue la solidarité technique de la solidarité humaine, qui présuppose une activité collective fondée sur un rapport d’appartenance et de partage de valeurs. Par exemple, la culture de l’arrestation dans la police, la culture du prendre soin chez les infirmières. C’est un système de valeurs de référence au métier exercé, différent du référentiel opératif commun (Chabaud, de Terssac, 1990) qui est indispensable pour le travail collectif. Le sens du travail pour ceux qui travaillent ensemble, le rapport à des normes, et des valeurs sont des conditions d’élaboration du collectif de travail.

- le collectif de travail correspond aux relations intersubjectives présentes dans l’activité. Dejours (2008) propose la notion de « vivre ensemble » dans une approche constructiviste de la relation santé-travail plutôt que naturaliste ou positiviste. La dynamique des relations à l’intérieur des collectifs de travail ont une responsabilité considérable, sinon décisive, vis-à-vis des effets du travail sur la santé. Les défenses ne sont pas naturelles, selon lui, elles passent par un apprentissage qui suppose la médiation d’un tiers, d’un congénère, voire la coopération53 du groupe social. Dans le processus de gestion des risques du travail, la dynamique collective joue un rôle décisif. Le sujet doit s’engager dans la relation de

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Hatchuel (2005) dans sa discipline de la gestion évoque aussi « l’action collective » comme une construction avec des processus d’action qui la produisent. Pour de Terssac (1992), l’action collective est une action finalisée qui se construit à travers ce qu’il appelle le « travail d’organisation ».

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médiation. Selon Dejours, la qualité des relations intersubjectives à l’intérieur des collectifs passe par :

« - un jugement d’utilité qui implique des relations avec autrui dans la ligne hiérarchique - un jugement de beauté qui implique des relations avec autrui dans la ligne horizontale, celle des collègues et des pairs. » (Dejours, 1995, p. 10).

De mon point de vue, la beauté peut être partagée par l’encadrement en plus de la ligne horizontale. Il s’agirait là d’un résultat du travail collectif et du collectif de travail.

Mais la critique que l’on peut faire à Dejours est celle d’un centrage sur les conduites humaines (séparation du psychisme et du corps) et la non prise en compte du collectif de travail comme un des invariants du développement (Béguin, Clot, 2004).

- Le collectif dépasse l’interindividuel, notamment du fait de la dimension historique du

travail. Pour engager ce point de réflexion, nous aurons à l’esprit la distinction que font

certains philosophes entre « un être dans l’histoire » et « un être historique ». L’individu, en arrivant dans son poste de travail, entre dans l’histoire de l’établissement qui lui donne son statut et sa fonctionnalité. C’est quelque chose qui est construit en dehors de lui et qui le positionne comme un « être dans l’histoire ». Or l’individu n’existe que dans la mesure où il se pose la question de sa contribution à l’histoire de l’établissement, où il devient un « être historique » et où il participe à la construction de « l’histoire collective » (Schwartz, 2000). Dans toute situation de travail, le travailleur est précédé par des « normes antécédentes » (Schwartz, 2000) : par exemple, les prescriptions officielles de l’organisation du travail, mais aussi les règles moins formelles élaborées au cours de l’histoire par les collectifs de travail. Le travailleur est aussi porteur de ses propres normes, traces de son histoire personnelle et de son expérience. Dans toute situation de travail se jouent un « débat de normes » et des tentatives individuelles et collectives de « renormalisation » (Schwartz, 2000).

- Dans une vision développementale et historique, Clot (1999) présente l’analyse du travail comme une « activité dirigée ». L’activité individuelle, caractérisée par le fait d’être dirigée vers et entrelacée avec celle des autres, émerge au cours de l’action des acteurs, et s’objective en activité collective qui dépasse les individus et s’impose à eux. Les deux notions au centre de cette analyse, le genre et le style, empruntés à la linguistique de Bakhtine54, permettent de définir la fonction psychologique du collectif de travail. Le genre est d’un côté une contrainte, parce qu’il est fait de règles, d’obligations que les sujets d’un milieu se donnent pour faire leur travail, mais de l’autre côté il est en même temps une ressource, un moyen d’agir, développé de façon collective. Le genre est considéré comme un système ouvert de règles « impersonnelles » non écrites qui définissent, dans un milieu donné, l’usage des objets et l’échange entre les personnes. « Ce sont des règles de vie et de métiers pour réussir ce qui est à faire, des façons de faire avec les autres, de sentir et de dire, des gestes possibles et incompatibles dirigés à la fois vers les autres et sur l’objet (…). Il représente le système symbolique auquel l’action individuelle doit se rattacher. » (Clot, 1999, p. 44).

Le sujet occupe sa place dans le collectif en exprimant son style, en même temps qu’il est en rapport avec sa propre histoire. « Le style c’est la manière pour le sujet dont il parvient, par son histoire et l’histoire de son expérience, notamment professionnelle, à jongler avec les genres de façon à faire émerger des créations stylistiques singulières. Le style c’est la distance que le sujet interpose entre lui et le genre… c’est la contribution du sujet au collectif » (Clot, 2000, p. 279).

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Bakhtine (1926) propose la notion de genre de discours, dans l’activité langagière, pour indiquer un ensemble de manières de dire et de ne pas dire caractérisant un milieu social.

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Le genre est donc un instrument de l’action du sujet, et le style a une fonction sociale et subjective. Le genre professionnel correspond à la manière dont les professionnels définissent leur rapport aux objets et aux autres, ce qu’ils s’autorisent de faire dans les relations sociales et ce qu’ils s’empêchent de faire (Clot, 1999).

Clot (2000) propose de regarder « le collectif dans l’action du sujet ». Il faut observer les rapports entre genre et styles pour reconnaitre le collectif de travail. Cela signifie que c’est dans l’action, mieux dans le développement de l’action, qu’on voit cette « dimension » collective. Ce point de vue diffère de la perspective interactionniste et ethnométhodologique où l’activité collective – produite par l’activité individuelle – apparaît a postériori dans chaque situation singulière (Filippi, Grosjean, 1996). Le collectif de travail n’est donc pas le groupe de personnes qui se trouvent en face-à-face et en communication dans une situation de travail, comme l’indique Pavard dans ses études sur la coopération. Le collectif de travail ne peut donc pas se définir par une tâche collective prescrite par l’encadrement, il s’analyse à travers l’activité collective d’un groupe de personnes dans l’action. Par exemple, le collectif de travail que constitue le genre professionnel des chauffeurs livreurs (Cholez, 2001) se caractérise par des échanges sur les pratiques, les règles, les combines dans une même zone de livraison et non entre ceux appartenant à la même entreprise de messagerie. Les collectifs correspondent à l’activité réelle et ne recouvrent pas les définitions catégorielles de l’organigramme mais celle des « métiers ».

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