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L’action collective en sociologie enrichit le concept de régulation en ergonomie : une approche du travail collectif

Chapitre 3 : Apport de la sociologie du travail aux dimensions collectives de l’activité en ergonomie

1. L’action collective en sociologie enrichit le concept de régulation en ergonomie : une approche du travail collectif

Les sociologues du travail ont élaboré depuis longtemps des connaissances sur l’action collective. Les publications scientifiques sont nombreuses. L’action collective s’analyse initialement dans des formes plus ou moins institutionnalisées (mouvement sociaux, organisations syndicales...) selon les caractéristiques organisationnelles qui ont fait émerger ces actions collectives. Ces formes sociales sont également traitées sous l'angle des processus d'engagements des militants. Comment naît une action collective ? Comment s'organise-t-elle et comment se maintient-elle dans le temps ? Il existe deux façons d’aborder l’action collective : d’une part selon les modes de régulation de l'action collective et d'autre part selon les dynamiques de l'engagement individuel38. L’action collective – qui nous intéresse en sociologie – correspond aux stratégies mises en œuvre par les acteurs et se manifeste par la production de règles visant la régulation du système. Pour être plus précis sur cette notion et montrer ce qu’elle apporte au concept de régulation en ergonomie, nous reprendrons quelques auteurs clés en sociologie :

- Crozier/Friedberg (1963-1977). En 1964, Crozier développe une sociologie clinique fondée sur l’étude des relations d’interdépendance et des relations de pouvoir au sein d’une organisation. Selon ces auteurs, les règles de l’organisation formelle (règles rationnelles en finalité selon Weber et impersonnelles dont la bureaucratie constitue le modèle) ne s’imposent pas parce qu’elles sont uniques et nécessaires, mais parce qu’elles sont le résultat de la rencontre des acteurs, le produit en partie imprévisible de leurs stratégies et des rapports entre

38 « Les individus se groupent donc et acceptent de prendre des risques pour défendre ses convictions ou ses valeurs communes » (Bernoux, 1985, p. 196).

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eux (Crozier, 1964). Contrairement à ce qu’énonce la théorie de la contingence, la structure de l’organisation ne résulte pas mécaniquement d’une adaptation de l’organisation aux contraintes extérieures. Les acteurs au sein de l’organisation agissent et font toujours des choix en fonction de leurs enjeux, de leurs ressources et contraintes et des relations d’interdépendance qui les tiennent au regard de leurs enjeux respectifs : ils débattent et construisent une organisation autant qu’ils jouent avec l’organisation. L’acteur, en sociologie, n’est pas nécessairement un individu. En général, il s’agit plutôt d’un collectif d’individus dont les contours ne sont pas donnés a priori (par exemple, un groupe d’anciens mécaniciens peut former un seul acteur). Crozier et Friedberg (1977), dans leur ouvrage sur l’acteur et le

système, étudient l’organisation comme un phénomène autonome, c’est-à-dire comme

obéissant à ses propres règles de fonctionnement et non déterminé par des contraintes extérieures. Pour Crozier, les stratégies forment un système d’action concret, c’est-à-dire un ensemble concret (ni modèle théorique ni structure formelle d’organisation) d’actions (renvoyant à l’autonomie des acteurs et au sens qu’ils donnent à leurs actions) reliées entre-elles par des relations d’interdépendances. Ces interdépendances ne se réduisent pas aux relations fonctionnelles prévues par l’organisation ; elles concernent d’abord la poursuite des objectifs de chacun des acteurs. Les acteurs gagnent en marge de liberté en maîtrisant certaines zones d’incertitude dont dépendent d’autres acteurs au regard de leurs propres enjeux. Elles conditionnent le fonctionnement de l’entreprise, la relation aux collègues, en faisant aussi reconnaître leur légitimité dans l’échange social.

La notion d’interdépendance a déjà été abordée par l’ergonomie des systèmes (Faverge, 1970). Nous retiendrons surtout la notion de stratégies développées par les acteurs. Elle permet de comprendre comment s’élabore l’action d’un acteur (au sens collectif, composé d’un ensemble d’individus). Les règles se construisent par rapport à un système de référence, notamment la prescription issue de l’encadrement (distinction tâche/activité). Mais les acteurs jouent avec ces contraintes, avec ces règles et participent par ce jeu d’acteurs à construire l’organisation réelle et vivante du travail

- A la fin des années 1980, Reynaud (1988) dans son article sur les liens entre régulations de contrôle et régulations autonomes39 montre l’interdépendance qui noue production du groupe social et production de règles (règles de travail, règles de métier…). Selon lui, le conflit institutionnalisé se déroule entre des groupes d’intérêt. Le fonctionnement industriel échappe aux règles prescrites pour s’en remettre à la capacité de régulation autonome des exécutants. La théorie de Reynaud (1989) sur les régulations conjointes repose essentiellement sur l’idée que la création, le maintien et la destruction des règles s’appuient sur une activité de régulation qui est mise en œuvre de façon permanente. La régulation conjointe correspond à une négociation implicite faite d’arrangements tacites. La pertinence de la règle est donc liée à la gestion du rapport d’interdépendance entre les groupes. L’action collective dans ce courant de la sociologie est faite de contraintes et de projet commun.

- Dans la lignée de Reynaud, de Terssac va plus loin sur l’action collective. Il montre que les stratégies de freinage par les ouvriers pour protéger le groupe et atteindre la performance sont connues par l’encadrement qui ferme les yeux. Crozier avait déjà montré que de cette façon l’encadrement pouvait avoir la possibilité de menacer le collectif sur le non-respect des règles en cas d’impossibilité de l’échange social. Du côté de l’encadrement, l’autonomie est tolérée comme condition de la gestion des implicites, des incohérences et des incomplétudes qui

39 Les régulations de contrôle sont une forme d’intervention dans les jeux déjà réglés des acteurs. Les régulations autonomes sont celles qui aboutissent au travail réel.

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enrobent les prescriptions. « Ce jeu a somme non nulle est une régulation qui se traduit par un accord tacite dans lequel la reconnaissance de l’autonomie est la condition de l’efficacité productive, mais aussi l’occasion de constituer un acteur collectif, le groupe des exécutants d’abord, l’encadrement ensuite et l’entreprise enfin » (p. 6, de Terssac, Reynaud, 1992). Les notions d’action collective – au sens de stratégies d’acteurs se manifestant par la production de règles – et de régulations conjointes permettent d’élargir en ergonomie la notion de régulation.

Les régulations en ergonomie sont des réponses à des perturbations de l’activité. L’analyse ergonomique de l’activité vise à comprendre les modalités de mises en œuvre des régulations individuelles et collectives de l’activité dans un objectif de transformation des situations de travail et de l’organisation du travail afin de les faciliter et de les rendre plus efficaces. La régulation renvoie aussi à cette approche de recherche d’équilibre en sociologie au niveau du débat sur la règle-contrainte (Parsons, 1937, Merton, 1957) ou sur la déviance (Goffman, 1961, Pollack et coll. 1976). Les régulations en ergonomie sont surtout décrites d’un point de vue cognitif et peuvent s’élargir aux régulations du processus d’action. « Du point de vue cognitif, les réélaborations des règles mettent en jeu des diagnostics de situations et des processus décisionnels orientés soit vers la modulation de règles prescrites intégrées dans l’activité, soit vers l’élaboration d’une stratégie opportuniste, qui se veut adaptée à une nouvelle situation » (De la Garza, Weill-Fassina, Maggi, 1998, p. 337). Dans la régulation du processus d’action, les réélaborations correspondent à la mise en œuvre de règles posées par l’opérateur, différentes de celles provenant soit des niveaux hiérarchiques supérieurs, soit d’autres centres de décision. Ces réélaborations des règles peuvent être préalables à l’action ou intrinsèques au déroulement de l’action même. Dans tous les cas, elles témoignent d’une prise d’autonomie par l’opérateur (Maggi, Masino, 1999).

Dans l’approche de la sociologie de l’action, la régulation renvoie à la dynamique de production de règles, soit au jeu autour et avec les règles, soit à la dynamique et aux évolutions dans la construction et la transformation des règles du jeu. La sociologie de l’action en distinguant les règles autonomes/de contrôle, les régulations conjointes/antagonistes cherche à rendre compte des moyens de décision et d’action des acteurs. La régulation renvoie à des négociations entre acteurs qui prennent la forme de processus d’actions et de décisions. La sociologie n’analyse pas les régulations uniquement en termes de relation de pouvoir mais en termes d’échange (de dons), d’intercompréhension (connaissance des intentions d’autrui), d’ordre (négocié ou pas), d’interactions concrètes, de co-construction du soi et de l’autrui généralisé.

Cette approche développée par la sociologie de l’action intéresse l’ergonomie. L’action collective permet de rediscuter de la notion de régulation en ergonomie.

Carballeda (1997), ergonome, en reprenant les travaux de Reynaud sur les régulations conjointes à propos de l’analyse du travail des cadres dans la transformation de l’organisation du travail propose d’interroger les articulations entre les « régulations chaudes » et les « régulations froides » (de Terssac, 1992). Les opérateurs en fonction de l’environnement transforment les régulations froides (structurelles, venant de l’encadrement) en régulations chaudes (opératives, venant des opérateurs), notamment par le biais de règles autonomes. En retour, ces régulations chaudes servent de point d’appui pour les régulations froides comme moyen de gérer des situations critiques par l’encadrement. Cependant cette activité d’interaction entre régulations chaudes et régulations froides nécessite que des espaces de discussion soient ouverts pour considérer le processus de gestion de ces régulations et

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l’activité de conception et de reconception des règles. L’ergonomie analyse dons non seulement les régulations opératives mais aussi les interrelations entre régulations horizontales et verticales (cf. partie 3).

L’apport de la sociologie sur la notion d’acteur est essentiel à l’ergonomie. Elle permet de dépasser l’opérateur et de tenir compte des collectifs. Dans l’objectif de définir l’activité collective en ergonomie, la notion d’acteur semble pertinente, d’autant qu’elle est mise en relation avec la réélaboration des règles. L’acteur se construit par l’activité de travail entendue comme une activité de production de règles (de Terssac, Reynaud, 1992). Cette notion d’acteur a été reprise en ergonomie par Rogalski (1994) pour désigner le collectif de travail. Ainsi l’acteur, tout comme l’opérateur, a une certaine « posture » par rapport au monde des objets de l'action, qui intervient dans les processus de régulation.

2. La communauté en sociologie permet une approche du collectif de travail en

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