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Le processus d’émergence de la réélaboration des règles

Dans le chapitre précédent (chapitre 1), nous avons vu que la réélaboration des règles dépend de l’activité collective – des régulations opératives collectives de gestion des contraintes et des situations à risque, des métarègles issues du travail collectif. Diverses formes de réélaboration des règles ont été définies selon différentes modalités de régulations individuelles et collectives. La réélaboration des règles est apparue aussi comme un résultat de l’activité collective – comme une trace du travail collectif.

Dans ce chapitre 2, nous considérons la réélaboration des règles comme un instrument du collectif de travail, pas seulement du travail collectif, pour rendre l’activité collective comme source de préservation/construction de la santé. Le processus d’émergence de la réélaboration des règles se construit pour faire face aux contraintes et surtout aux conflits de buts ou aux logiques contradictoires. La transmission des métarègles et la construction de règles de métier sont des supports au développement des compétences et enrichissent la relation entre autrui et soi. Le processus de réélaboration des règles produit du collectif de travail.

1. Une diversité de sources de prescription à l’origine de la réélaboration des règles dans le réel de l’activité

La notion de diversité des sources de prescription, proposée par Six (1999) et Daniellou (2000), contribue à prendre en compte des prescriptions descendantes et des prescriptions remontantes (cf. chapitre 1 partie 1). Cette notion permet de considérer que les opérateurs sont soumis à des conflits de buts liés à cette diversité des prescriptions qui peuvent se trouver antinomiques ou contradictoires dans certaines situations de travail. Des conflits de buts apparaissent entre les contraintes du système de travail, les exigences du client et la conception personnelle du « travail bien fait » pour l’agent. La prescription relève de la hiérarchie, mais elle dépend aussi du collectif, des partenaires extérieurs (ex : le juge pour l’éducateur spécialisé, la mairie pour le conseiller funéraire). L’usager impose des contraintes fortes à l’agent dans certains types de relations de service (cf. chapitre 1 partie 1), qui s’ajoutent à la diversité des prescriptions que rencontre l’agent.

Dans les situations source de conflits de buts, que nous nommerons « situations critiques », la réélaboration des règles couvre deux lectures possibles :

- elle montre l’existence de modalités de régulations individuelles et collectives où le collectif de travail construit ses propres règles pour réaliser le travail

- elle donne à l’individu des marges de manœuvre pour faire face ou sortir des conflits de buts et réorganiser l’action.

Après avoir dans le chapitre précédent fait la distinction entre règlement et règles, pour concevoir la réélaboration des règles comme des régulations individuelles et collectives du système, nous franchirons un pas supplémentaire en montrant comment la réélaboration des règles est source de mise en œuvre de stratégies de préservation de soi et de sa santé. Comme le souligne justement Clot, le travail déserte sa fonction psychologique quand ces règles se « perdent » ou se confondent avec de simples règlements (p. 218). Ici ma conception de la réélaboration des règles se situe davantage du côté des critères « du travail bien fait » et de la régulation du processus de travail.

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Quand les réélaborations des règles prennent la forme de régulation de l’activité dans des situations critiques, elles se manifestent par des choix, des orientations et la construction de nouveaux buts par le collectif de travail. Le sens attribué à la situation oriente la réélaboration des règles. Cette réélaboration contribue à donner du sens à l’activité du sujet.

La conception personnelle du travail joue un rôle dans le processus de réélaboration et d’émergence de nouvelles règles. La dimension émotionnelle peut se traduire par des contournements. Notre constat est que la réélaboration des règles est une source de préservation de la santé pour les salariés lorsque cette réélaboration est partagée collectivement et que le collectif de travail autorise qu’une personne puisse réélaborer les règles par rapport à la situation en accord avec le sens de son travail. Le collectif de travail lui fait confiance dans le sens qu’elle donne à la réélaboration de la règle.

S’il veut conserver un sens à ce qu’il fait, l’opérateur doit pouvoir élaborer d’autres motifs à l’action et trouver de nouvelles règles pour faire face aux situations de conflit de buts. Le collectif de travail joue un rôle essentiel dans les possibilités offertes de construire de nouveaux motifs.

Prenons un exemple. Dans un bureau de police, l’équipage composé de deux jeunes policiers,

que j’observe un dimanche après-midi, se trouve sur un secteur considéré quartier sensible. On leur demande d’intervenir pour un différend de voisinage. Sur place, le requérant explique que son voisin, à l’étage, donne des coups à sa femme et balance des casseroles dans son jardin. Il s’en est plaint à l’agresseur, qui l’a menacé avec une arme. Il ne veut plus sortir de chez lui, il a trop peur, sa femme est enceinte. Il y a des enfants en bas âge dans la maison. Les policiers lui demandent de porter plainte, mais ce dernier ne peut pas car il serait semble-t-il « sans papiers ». Les jeunes policiers sortent de l’appartement et se trouvent nez à nez avec le voisin agresseur, qui les provoque. Plusieurs jeunes du quartier sont là et assistent à la scène. L’agresseur en profite lui-même pour se mettre en scène « vous n’avez qu’à m’arrêter », « allez montrer moi que la police sait arrêter ! », « faites votre boulot ! ». Il est reconnu comme « le caïd du quartier ». Les jeunes du quartier commencent à encercler le jeune policier qui tente de discuter avec l’agresseur et voir s’il a l’arme sur lui. Les jeunes avancent vers lui avec des bâtons en tapant sur le sol. Face à ce mouvement collectif, un de ses collègues tente d’appeler un officier de police judiciaire pour savoir ce qu’il faut faire sur l’usage de règles « faut-il arrêter ou non le caïd ? ». En interne, on ne leur répond pas vraiment. Ils décident finalement de fuir et abandonnent cette situation sans avoir pu réellement intervenir.

Cette situation à risque montre que, face à un agresseur qui manque de respect vis-à-vis de la police et tente de l’humilier auprès de la population, les règles d’action ne sont pas précises. Le jeune policier ne connaît pas bien l’usage des règles d’arrestation dans ce cas précis, il n’est pas vraiment soutenu par la hiérarchie. Il doit gérer seul cette situation avec son collègue désemparé.

On remarque ici que les stratégies de réélaboration des règles dépendent pour les policiers de leur connaissance des populations et de leur façon de se représenter les situations critiques mais aussi de la relation verticale avec l’encadrement et du fonctionnement collectif. Dans ce cas, on observe une difficulté à réélaborer les règles, symptôme d’un manque d’expérience, d’une absence de collectif de travail et de régulation structurelle. L’intervention policière dans ces contextes peut conduire à des erreurs d’interprétation et de discernement.

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Lorsque l’équipe de travail n’est qu’un groupe et non pas un collectif de travail, chacun est aux prises avec des contraintes des situations réelles. Les exigences du travail, parfois contradictoires, conduisent à un « handicap de situation » (cf. définition chapitre 4 partie 2, p.88-89) plus qu’une fragilisation individuelle, en l’absence de collectif de travail. Le salarié ne peut plus compenser ses déficits par une régulation collective de soutien, d’aide ou de répartition du travail – le sujet est alors empêché dans le réel de l’activité, ce qui occasionne une grande souffrance pour lui (Davezies, 2005 ; Clot, 2008).

A l’inverse, les possibilités de réélaborations des règles construites par le collectif de travail donnent un cadre à l’action de chacun du côté de l’activité réelle et non plus du travail prescrit et favorisent la mise en œuvre de stratégies de prudence (Cru, 1995) ou d’économie pour préserver sa santé.

2. Les conditions d’une réélaboration des règles source d’activité collective

Plusieurs conditions sont à réunir pour que le processus de réélaboration des règles puisse être véritablement une source d’activité collective, permettant le développement des compétences :

- les règles collectives qui orientent l’action individuelle ne sont pas seulement une réponse à la prescription hiérarchique mais aux difficultés qu’il y a à gérer des objectifs aux buts contradictoires. La réélaboration des règles se construit dans des situations où émergent des conflits de buts.

- les règles se construisent dans l’action, ce qui implique des situations de travail collectif où les opérateurs sont en interaction. Le collectif de travail ne peut pas se définir par une tâche collective prescrite par l’encadrement, il s’analyse à travers le travail collectif d’un groupe de personnes dans l’action. Certaines règles se construisent aussi en dehors de l’action, mais dans le cas de situation critique, nous centrons la focale sur les règles construites dans l’action pour une activité collective en vue de prévenir les risques.

- Quand les réélaborations des règles prennent la forme de régulation de l’activité dans des situations critiques, elles nécessitent la construction de nouveaux buts par le collectif de travail donnant du sens à l’activité du sujet. Cette réélaboration des règles peut s’inscrire alors dans une « zone de développement potentiel » (Vygotski, 1934) de l’activité.

- le travail doit être considéré par le collectif de travail (y compris l’encadrement) comme une construction et une reconstruction de l’activité réalisée où le groupe et l’individu sont créateurs itératifs de la tâche (Wisner, 1970). Autrement dit, la définition de la tâche est enrichie par l’activité collective.

- des espaces de délibération sur les règles doivent être donnés par l’encadrement aux opérateurs

- le temps d’apprentissage mutuel, d’échange, de transmission et la stabilité du personnel sont nécessaires.

Dans mes travaux, il ne s’agit pas de regarder « l’activité constructive » comme le définit Rabardel, au sens d’élaboration de l’activité par le sujet car la réélaboration des règles dans les situations critiques, si elle est possible avec la prise d’expérience, ne peut avoir lieu que dans le cadre d’une activité collective qui la soutient. Les règles réélaborées collectivement sont conçues ici comme un instrument pour l’action du sujet.

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130 3. Transmission des métarègles par les anciens

Une façon de rendre compte de la réélaboration des règles dans l’activité collective est de centrer l’analyse du travail sur les dynamiques de transmission des savoirs et des savoir- faire à l’œuvre au sein des collectifs de travail. Peu de travaux traitent de la transmission des métarègles entre les anciens et les jeunes agents.

L’apprentissage du métier se fait par l’observation des agents plus expérimentés (« c’est des

choses que je prends, que je vois. Je me dis « tiens ! elle le fait bien », je vais faire pareil. Voilà je prends sur les gens » [une jeune guichetière]) et par des échanges entre jeunes et

anciens sur les astuces et les ficelles de métier au cours d’activité commune (« c’est des trucs

qu’on te dit pour pas être emmerdé. Tu n’as qu’à faire comme ça…et puis c’est des conseils qu’ils te donnent, parce qu’eux ça fait vingt ans qu’ils travaillent là. Et puis, ils savent comment ça se passe tout simplement » [une jeune guichetière]). Gaudart, Delgoulet,

Chassaing (2008) décrivent le caractère opportuniste de l’apprentissage, tant du côté de ceux qui transmettent que du côté de ceux qui apprennent : montrer en expliquant puis laisser faire et regarder, donner un conseil quand le nouveau est mis en échec, tester, mesurer le résultat final, etc.

La transmission entre les jeunes et les anciens porte souvent sur les savoirs et savoir-faire, les gestes. Les travaux en didactique traitent de l’apprentissage et du processus de transmission des règles d’action. La transmission des métarègles nous renseigne sur le fonctionnement du collectif de travail et plus largement sur l’élaboration de règles de métier.

Le problème de la transmission a été abordé en clinique de l’activité à propos des gestes de métier. Selon ces auteurs, « Apprendre un geste, c’est le retoucher en fonction des contextes hétérogènes qu’il traverse. La transmission n’est pas une intériorisation simple des gestes de l’imitateur par l’imité. Le geste ne se transmet pas comme un ballon qui rebondirait de sujet en sujet et même de génération en génération (Bakhtine, 1926 [1978]). Le geste ne se transmet pas au sens strict : diffusion, propagation, transfert. Au fond, la transmission c’est la transformation du geste transmis. » (Clot, Fernandez, Scheller, 2007).

Les dynamiques de transmission des métarègles entre les jeunes et les anciens peuvent favoriser le développement des collectifs de travail. Par exemple, les anciens policiers savent

où surveiller pour verbaliser (dans un square, à tel feu tricolore sur un carrefour). Echanger

entre eux sur ces stratégies est une façon de répondre aux injonctions du résultat (faire du chiffre) et au flou de la tâche/ discrétion (savoir où surveiller). La transmission sur les métarègles apparait ici comme une source de construction du métier et d’efficacité. Cette transmission n’est possible que lorsque l’équipe est composée d’agents ayant des expériences variées.

La transmission du processus la réélaboration des règles par les anciens consiste à informer les novices sur des principes d’utilisabilité des règles plutôt que sur l’utilisation du règlement.

Par exemple, chez les guichetiers, méthode de comptage de l’argent sans se tromper, de vérification administrative des clients connus, d’atteinte des objectifs de vente, etc. Cependant

cette transmission n’est possible que lorsque l’activité collective et les conditions organisationnelles permettent aux guichetiers âgés et expérimentés de mettre en œuvre des régulations individuelles fondées sur l’extension du champ des possibles et du champ temporel et une extension des relations avec les collègues de travail.

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Dans le bureau en banlieue, où le collectif est plus un groupe qu’un collectif de travail, la transmission des anciens aux novices porte sur les règles prescrites et non sur les moyens de réguler l’activité. « Des fois je ne vérifie pas la procuration pour le retrait d’une lettre

recommandée. Par contre, si je forme quelqu’un je ne lui dis pas ça » (guichetière

expérimentée). Dans le bureau en province, où il existe un véritable collectif de travail, l’apprentissage avec un collègue favorise l’utilisation de ses stratégies et donne des possibilités de développement des compétences. Par exemple, indiquer au jeune guichetier

qu’il peut demander au client de se mettre sur le côté du guichet pour remplir sa lettre recommandée, pour servir un autre client, permet de trouver des moyens de répondre au conflit entre « être rapide » et « suivre la logique de fonctionnement de l’ordinateur ».

Lorsqu’il y a une activité collective, la transmission du métier porte davantage sur la réélaboration des règles face aux conflits de buts que sur les règles prescrites.

4. Des règles de métier, comme support au développement des compétences

La réélaboration des règles d’action est un processus dynamique qui permet le développement de règles de métier. Les règles de métier (cf. chapitre 4 partie 2) facilitent la mise en œuvre de régulations individuelles et collectives pour faire face à des situations critiques. Elles contribuent à donner un support collectif au développement des compétences individuelles. En effet, les règles de métier ont une fonction d’affirmation d’autonomie et de protection pour l’individu (Cru, 1995).

Par exemple, dans le bureau de La Poste en province, le collectif de guichetiers partage des formes de réélaboration des règles comme un moyen de faire face à des situations d’agressivité des clients au guichet. Cette règle de métier permet à chacun de développer des compétences face à ces situations : ne pas appliquer la totalité du script d’accueil (ne pas sourire par exemple), lâcher prise face à un client douteux (lui faire un retrait et lui donner l’argent), s’autoriser à demander de l’aide à un collègue pour qu’il prenne le relais, etc.

Une discussion sur la place de l’usager dans les relations de service doit ici avoir lieu entre les agents sur la pertinence des règles (sens de celles-ci pour l’agent et pour l’usager) et le processus de réélaboration des règles. Lorsque la relation entre l’agent et le client est médiatisée uniquement par l’organisation du travail sans recours au collectif de travail, la situation de relation de service peut être source de conflits potentiels (cf. figure 2). A l’inverse, lorsque dans la relation de service intervient le collectif de travail, le sujet participe à la réélaboration des règles, et on peut supposer que les marges de manœuvre de l’agent donnent en retour à l’usager la possibilité de collaborer dans l’activité réalisée. Le collectif de travail ouvre une zone de développement potentiel de l’activité. La situation critique peut devenir une situation de « travail bien fait » pour tout le monde.

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AGENT Sujet/agent

ORGANISATION CLIENT Système Réélaboration Usager

des règles

Collectif de travail

Figure 2 : Elargir la relation de service avec le client par le développement de l’activité collective

Conclusion :

Comprendre le processus d’émergence de réélaboration des règles vise à rendre compte de la façon dont les réélaborations des règles sont un instrument du collectif de travail pour préserver la santé, notamment par le biais du développement des compétences. La réélaboration se construit comme une réponse à une diversité de sources de prescription. Elle dépend de l’action et se réalise dans les cas de situation critique. Elle apparait comme une zone de développement potentiel. Les conditions de transmission semblent essentielles pour y parvenir. Les réélaboration des règles permettent d’élargir le modèle de l’activité de relation de service.

Partie III- Réélaboration des règles et activité collective Chapitre 3- Réélaborations des règles et réorganisation du travail

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Chapitre 3 : La réélaboration des règles comme source de développement

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