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Chapitre 1. Définir la santé en ergonomie de l’activité

4. La notion de « travail bien fait »

Le travail n'est pas toujours générateur de contraintes physiques et psychiques et il peut même être un médiateur de santé, comme nous l’avons dit précédemment. Dans l’intervention ergonomique, il est utile d'être vigilant particulièrement sur les choix concernant l'organisation du travail qui peuvent contribuer aux atteintes à la santé. Si la santé se définit dans la recherche d’un équilibre dynamique entre l’organisation du travail et le bien être individuel ou collectif, elle se définit aussi dans une perspective développementale. Dans une conception offensive de la santé, où le travail est envisagé comme un « opérateur de santé », Davezies (1997) distingue trois caractéristiques de la santé : être en forme, se sentir libre, percevoir la suite des évènements comme une unité susceptible de faire sens et de constituer une histoire.

L’ergonomie ne nie pas la mobilisation subjective dans l’action (Teiger, 1993). Cependant les liens tissés entre subjectivité et santé se situent à un plan individuel, qu’il faudrait pouvoir élargir à un plan collectif avec la prise en compte des relations entre activité collective et subjectivité. Les sessions de formation des syndicalistes (Teiger, Daniellou, 1988) aboutissent à des transformations de la parole des opérateurs sur leur propre travail et permettent le développement de leur propre santé. En effet, des liens peuvent s’établir entre des souffrances perçues et leurs origines dans le travail. Chacun peut se rendre compte que ce n’est pas lui qui est « trop fragile », mais qu’il s’agit d’un problème collectif qui peut être parlé comme tel. Nous défendons l’idée en ergonomie que les possibilités pour les travailleurs d’intervenir sur les transformations des situations de travail sont largement conditionnées par leur rapport à leur propre travail, à leur santé et par les liens qu’ils établissent entre leur travail et leur santé. La santé n’est pas plus opposée à la maladie qu’elle n’est identique à elle. Canguilhem (1943) montre combien au contraire la santé tend à s’approprier la maladie en changeant son statut. La santé, à la différence de la normalité défensive, c’est la transformation de la maladie en nouveau moyen d’exister, la métamorphose d’une expérience vécue en façon de vivre d’autres expériences, et finalement, la transformation d’un vécu en moyen d’agir. Canguilhem parle de l’homme sain : « c’est celui qui ne subit pas les contraintes du milieu, mais est capable de le

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modifier pour y affirmer ses normes, et son projet de vie » (Canguilhem, 1943, p 130). La santé passe par « se reconnaitre dans son activité » (Clot, 2008, p. 266). « Lorsque les hommes ne peuvent plus se reconnaitre dans ce qu’ils font. Il n’est pas rare qu’ils y perdent leur santé avant même d’en faire une maladie » (Clot, Litim, 2008, p. 102). La santé passe par se reconnaître dans les résultats de l’activité, dans le travail accompli mais aussi se reconnaitre dans ce qu’on fait de soi dans sa propre activité. Se sentir actif, c’est bien se porter. Rubinstein (1940-1946) suit également cette définition de la santé lorsqu’il écrit « Travailler, c’est enrichir et épanouir son être en s’objectivant dans les produits de son travail, c’est être créateur » (p. 157).

On ne peut s’en tenir en ergonomie à distinguer la tâche de l’activité, le « réel de l’activité » (Clot, 1999) correspond à la réalisation des buts personnels du sujet et se réfère aux systèmes symboliques des rapports humains dans un milieu donné. « L’homme ne se manifeste pas seulement dans ce qu’il fait mais parfois et dans certaines circonstances par ce qu’il ne fait pas » (Pacaud, 1933). Canguilhem (1943) disait « je me sens bien dans la mesure où je me sens capable de porter la responsabilité de mes actes, de porter des choses à l’existence et de créer entre les choses des rapports qui ne leur viendraient pas sans moi » (p. 68). Selon Weill-Fassina, Rabardel et Dubois (1994) : « une approche par les données subjectives paraît aujourd’hui difficilement contournable pour aborder les problèmes de la signification de l’action pour le sujet » (p. 16).

La dimension de la « subjectivité » dans le concept de santé est récente : pouvoir d’agir65 (Ricoeur66, 1990, Clot, 1999), investissement immatériel (Du Tertre, 2005), place du travail (Ughetto, 2004) avec des effets sur la santé. En ergonomie, il ne s’agit pas d’aborder les questions de subjectivité de l’homme au travail du côté de la personnalité mais bien du côté de la manière d’agir et de penser du sujet. Le « sujet capable » se place d’abord du côté du « je peux » au double sens de « je suis en capacité de » et « j’en ai la puissance » (Rabardel, 2005). Le sujet capable est à la fois sujet d’activités productives67 au quotidien et sujet d’activités constructives68

, par lesquelles il modèle ses systèmes de ressources et de valeurs, ses conditions d’activités pour le futur. Il est sujet en développement, et sujet de son développement sur l’ensemble des dimensions pertinentes de son activité. Ce qui m’intéresse c’est plus l’activité du sujet que le sujet de l’activité, ce qui distingue à mon sens l’ergonomie de certaines approches psychologiques de l’activité. En effet, l’activité du sujet dépend des

conditions organisationnelles dans lesquelles elle s’exerce.

Laville (1995), dans le Travail au fil de l’âge, décrit la notion de marges de manœuvre dans le cadre des processus de vieillissement au travail. « La diversité des opérateurs et leurs transformations avec l’âge peuvent être respectées si on s’appuie sur la notion de marges de manœuvres :

- marges de manœuvre au poste lui-même : permettre aux salariés vieillissants de développer leurs propres manières de faire et des stratégies de préservation de leur santé

65On pourrait associer la notion de pouvoir d’agir à celle d’empowerment même si leurs cadres de références et les objectifs ne sont pas tout à fait les mêmes.

66 La diminution du pouvoir d’agir se répercute sur la diminution, voire la destruction de la capacité d’agir, du pouvoir faire, ressenties comme une atteinte à l’intégrité de soi (Ricoeur, 1990).

67 L’activité productive est orientée et contrôlée par le sujet psychologique pour réaliser les tâches qu’il doit accomplir en fonction des caractéristiques des situations.

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L’activité constructive est orientée et contrôlée par le sujet qui la réalise pour construire et faire évoluer ses compétences en fonction des situations.

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- marges de manœuvre dans un collectif, un atelier, une entreprise : organiser le travail de manière que, face à la diversité des caractéristiques des opérateurs, soit proposée une diversité de situation de travail, pouvant ainsi faciliter l’affectation de chacun à une situation appropriée, affectation pouvant alors changer au cours de l’année » (p. 448).

Le développement du sujet dans l’activité est certes intéressant mais la focale que nous poursuivons est avant tout le développement de l’activité du sujet et de l’activité collective, qui peuvent être une ressource pour la santé du sujet.

Je pense aussi que pour s’engager dans l’action, le sujet n’est pas seul, l’activité est collective. Ce qui m’intéresse c’est de créer des ressources à partir de l’activité collective qui permettent de développer l’activité du sujet, notamment par la mise en œuvre et l’évolution de ses compétences. L’activité qui combine l’élargissement des possibilités de faire et d’agir est source de maintien/construction de la santé.

Il s’agit donc d’explorer les relations entre activité collective et subjectivité. Pour cela, il est nécessaire de comprendre que les mutations du travail et les changements organisationnels conduisent à davantage d’implication subjective du salarié dans son travail. La contribution réelle de la subjectivité dans l’activité est souvent déniée et mal reconnue dans la vie des organisations. La non reconnaissance de la subjectivité dans le travail génère des inhibitions affectant la santé mentale des personnels, mais aussi la fiabilité des organisations (Davezies, 2000). En réalité, la souffrance apparaît non pas en raison du fait que le travail demande trop aux sujets, mais plutôt qu’il ne leur donne pas assez de possibilité de construire « un travail bien fait » et d’exprimer sa conception de celui-ci.

La montée des « coûts subjectifs » renvoie à un problème de sens qui n’est pas nouveau dans l’analyse du travail (Curie, Hajjar, Baudion-Broye, 1990). Une activité a d’autant plus de sens qu’elle permet de réaliser des buts prescrits en invitant le sujet à se former d’autres mobiles que ceux qui le poussaient d’abord à agir. Par exemple, les policiers ont vu ces dernières

années leur travail changer à plusieurs niveaux : population, objectifs, politique publique, etc. Lorsque le jeune policier entre dans la police, l’activité le confronte souvent à l’idéal qu’il se faisait du métier, l’obligeant à trouver d’autres mobiles pour donner du sens à son travail. Dans une brigade en banlieue parisienne, dans un quartier dit calme, mettre des contraventions signifie pour lui non seulement un acte de réprimande mais de protection des habitants du quartier. Donner une contravention revêt un autre sens que celui proposé par son institution (faire du chiffre) et cette construction ne se fait pas seule mais en concertation avec l’équipe, qui trouve alors l’acte de contravention plus utile et ayant un sens par rapport à l’action. D’ailleurs, l’un deux disait « ça fait plaisir de sentir que les gens ont besoin de vous ». Dans une autre brigade, mettre une contravention pour le policier poursuit des buts d’efficacité du service et n’intègre pas d’autres motifs relatifs à la population des quartiers dont il s’occupe. Le mobile n’est pas suffisamment construit collectivement pour donner du sens à son travail. Le policier dit s’ennuyer dans son travail et ne plus supporter les agressions de la population quand il la verbalise, en justifiant une non-reconnaissance des tâches policières qui lui incombent.

Cet exemple de terrain illustre bien que la construction de nouveaux mobiles autour de cette action de contraventions est portée par l’activité collective et donne du sens à son travail. Sinon, l’opérateur risque d’être dans une action qui se trouve rétrécie ou limitée par le manque de « préoccupations » (Clot, 2004), et de « règles de métier » (Cru, 1995). L’action

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donne du sens au sujet si elle tient simultanément le subjectif, l’opérationnel et le collectif. C’est au sujet de construire une part subjective de son activité en jouant avec les moyens que le collectif lui offre. Sinon les habiletés se dégradent en automatismes (Clot, 1995 ; Leplat, 1988), le geste professionnel perd tout son sens et peut conduire à des TMS, par exemple. La « personnalisation » est selon Curie (2000), ce qui, pour le sujet, donne valeur à l’acte, c’est la participation de cet acte au dépassement des contradictions qui existent entre ses besoins à soi et les modèles sociaux. L’enjeu des processus de dépassement dans la lignée des différentes rationalités est de produire une délibération de l’homme avec lui-même et avec les autres hommes. Ce que Schwartz (2000) appelle « le travail de soi sur soi » et « le travail de soi sur autrui ». Selon lui, l’individu est en situation de déséquilibre, avec des atteintes possibles à la santé quand le travail de soi sur autrui est exacerbé au détriment du travail de soi sur soi.

La notion de « travail bien fait » est ce qui relie la santé et le collectif de travail. En effet, le collectif de travail offre au sujet un lieu de débat sur les façons de faire le travail et de répondre à des injonctions contradictoires. Il s’agit donc de dépasser une lecture du mode de fonctionnement de l’homme au travail et des descriptions en termes de régulations du système. La santé consiste à se reconnaitre dans ce qu’on fait de soi dans sa propre activité en rapport avec les autres. L’activité collective est, dans mes travaux, ce qui donne du

pouvoir d’agir aux sujets, des possibilités d’engagement et de création de nouvelles activités, en permettant de construire les critères du « travail bien fait ».

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