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2 – Le l ieu , l e s ym b ol e, le réseau ,…, l’on tol ogie d e l ’Espace ?

La question du temps

« Il y a deux sortes de temps : Y a le temps qui attend Et le temps qui espère » Jacques Brel L’Ostendaise

Une grande leçon que nous donnent aussi les peuples des Andes, c’est l’intégration de l’espace et du temps. De ce point de vue, la conception de l’espace de Roger Brunet, 2001, est clairement andine, associant l’étendue { l’espace comme la durée est associée au temps. Les deux font parties d’un même système de pensée. L’inscription du temps se fait dans la relation d’usage de l’espace, et l’usage de l’espace ne se conçoit qu’en relation aux rythmes du temps (saison, rites, etc.), qui nous oblige à distinguer le « temps rond » du temps linéaire de l’histoire selon l’expression de Jean Gallais, 1984, qui en fut le précurseur. « Le temps rond, c'est le temps naturel des saisons, rassurant dans sa régularité cyclique, le temps de sociétés immobiles ». (Pourtier, 2002).

Un des problèmes de la science occidentale est cette séparation du temps et de l’espace, résultat de la nécessité de décomposer les processus en éléments simples, mais surtout résultat d’une incommodité { intégrer l’espace dans le raisonnement. En effet, le temps est une variable commode dans une perspective positiviste et déterministe, l’espace l’est beaucoup moins. On peut facilement intégrer dans des équations le passé (t-1), et même estimer le futur (t+1) ; il est beaucoup plus complexe d’incorporer un espace-1 ou une espace+1. Le temps constitue aussi la mémoire, que l’on peut mobiliser pour répondre { des questions, ou construire une expérience. Selon la pensée occidentale, le temps est derrière nous alors que l’espace se déploie devant nous : il est concret, s’étale { tout instant devant nos yeux, n’est pas homogène mais complexe par sa dimension synchronique. Dans la cosmovision indigène, l’espace se comprend comme signification du temps, devant nous.

Prendre en compte le temps dans l’espace demande un effort de lecture. Bien que le lieu soit un puissant intégrateur du temps (on peut y lire le passé, le présent et même considérer son avenir) nous ne savons pas utiliser le passé spatial pour nous projeter dans un avenir spatial. Certains accusent même les « spatialistes », souvent structuralistes, de réactionnaires, comme par exemple dans la critique faite à Foucault au sujet de son « mythe de l’Histoire » et de ses fréquentes références { l’espace (voir Monod, 2001, p. 57) « l’espace étant statique, mort, donc réactionnaire, le temps du côté du mouvement, du changement, donc du progrès ».

Nous avons donc un choix à faire entre un existentialisme qui privilégie la capacité de la société { dégager une conscience dans la praxis historique, quelque soit l’espace considéré (capacité historique à changer le monde) ; un structuralisme qui considère dans la simultanéité que permet l’espace le moyen de comprendre les strates de l’histoire, considérant le synchronique comme aussi important que le diachronique (« l’espace lui-même, dans l’expérience occidentale, a une histoire », Benoist, 2001b) ; et un interactionnisme qui voit dans le dialogique entre l’objet et le sujet, ici entre la société et l’espace le moyen de construire l’histoire, cette dernière n’étant que la propriété émergente de l’interaction. « L’Histoire n’est que la Géographie dans le temps, comme

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la Géographie n’est que l’Histoire dans l’espace », disait Elisée Reclus (Phrase épigraphe de son œuvre l’Homme et la Terre, 1906-1908).

Ces conceptions ne sont par réellement opposables, car dans l’espace nous vivons deux simultanéités :

Le synchronique, que nous réalisons quotidiennement, qui nous confronte à la mémoire des lieux, et au temps long ;

La succession des pratiques quotidiennes sur l’espace, correspondant { une perception de courte durée et difficile à intégrer de manière simultanée et globale.

« La compréhension des lieux dans leur situation actuelle et dans leur évolution, demande donc que l’on considère { la fois l’axe des successions et l’axe des coexistences » (Santos, 1997, p. 113).

Ce qui est important pour le géographe n’est peut-être pas l’évènementiel ou la chronologie, que l’historien privilégiera, mais la double question de savoir comment l’histoire a construit l’espace, et comment l’espace interagit sur les évènements historiques. Il me semble clair que le point commun entre les deux est constitué par les lieux au travers de leurs usages et de leurs dynamiques d’usages ; le mur de Berlin est là pour nous le rappeler. Kant disait que « l’histoire de ce qui se passe à des époques différentes et qui est l’Histoire proprement dite, n’est rien d’autre qu’une géographie continue » (cité par Marcuzzi, 2001, p. 121). Ce point de vue est à « sortir » de la conception vidalienne de l’impact de l’histoire sur l’espace, pour la rendre plus interactionniste en considérant l’interaction triangulaire entre temps – espace – société, à la manière de Fernand Braudel, 1969 : « Une civilisation, c'est tout d'abord un espace, une « aire culturelle », (…), un logement. (...) C'est le groupement régulier, la fréquence de certains traits, l'ubiquité de ceux-ci dans une aire précise, qui sont les premiers signes d'une cohérence culturelle. Si à cohérence dans l'espace s'ajoute une permanence dans le temps, j'appelle civilisation ou culture l'ensemble, le « total » du répertoire » (p. 292). Définition assez proche du territoire, comme nous le verrons au chapitre suivant, proche de la métastabilité de Ferrier, 1984, du principe de la rémanence, ou de construction patrimoniale. Proche aussi des physiciens (Declerck, 2011) qui ont une certaine aisance pour expliquer l’expansion de l’espace, mais beaucoup plus de difficulté { « expliquer la genèse physique du temps » ; pourtant, selon les mêmes physiciens, toute réalité est juxtaposée dans l’espace, et située dans le temps, « ce qui revient notamment { affirmer qu’un tel processus est intégralement descriptible dans son appareil de formalismes mathématiques » (p.3).

Le géographe serait seulement empiriste, nous commente Santos, 1996b (p. 56), s’il considérait le lieu comme un objet en soi, hors de la relation dialectique et historique entre objet et relation sociale ; il ne serait que fonctionnaliste s’il ne considérait que la fonction, et structuraliste s’il ne s’attachait qu’{ la structure et { l’organisation. Chaque personne, chaque lieu, chaque objet, est positionné dans l’espace et le temps, mais est aussi un produit spatial historique.

Cependant, il faut considérer que les temporalités sont différentes selon les groupes sociaux que ce soit dans des espaces différents ou au sein d’un même espace. Le temps d’occupation, de construction ou de perception d’un espace n’est pas le même pour un entrepreneur agricole dans l’Est de la Bolivie, et pour une communauté aymara de l’Occident ; on peut considérer aussi que l’Aymara installé dans les terres orientales aura une temporalité spécifique. Nombres de conflits proviennent de ce décalage de temporalité. En Europe, nous ne percevons que très peu cette différence, hors le fait « qu’{ Paris, on vit plus intensément qu’{ Limoges » ! Nos temporalités sont réglées par les horloges de la rationalité et de la modernité. Nous nous levons tous à la même

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heure, déjeunons à midi, regardons les infos à 20h, partons en vacances en juillet, etc. Giddens, 1994, parle d’une uniformisation de l’organisation sociale du temps qui va bien au-delà de la standardisation planétaire des calendriers et des horloges, parce qu’elle est un instrument de contrôle de l’espace même. L’usage de l’espace est réglé par cette temporalité conventionnelle. L’amélioration des vitesses et des temps de transport est censée modifier ces rythmes; l’homme d’aujourd’hui serait plus global parce qu’il se déplace ou communique plus vite ! C’est sans doute un leurre, car les temporalités restent les mêmes ; la contraction de l’espace – temps ne permet que de resserrer les normes d’usage de l’espace et de reconfigurer les territoires, en fonction des priorités des rapports sociaux dominants. Manuel Castells, 1999; 2000, reconnaît lui-même que « La société en réseaux est fondée sur le contrôle, la manipulation et l'utilisation de l'information et de la connaissance. Le contrôle le plus puissant concerne l'attribution de sens à partir de la production des codes culturels dominants. » Les rapports sociaux sont sensibles à cette société en réseau, mais elle ne modifie pas fondamentalement la relation de la société { l’espace. Nous rejoindrons, de ce point de vue, les approches de la géographie économique sur les relations de proximité (Bouba-Olga et al., 2008; Torre, 2010), que nous analyserons dans le chapitre 4.

C’est aussi pour ces raisons que le réseau ne remplace pas le territoire. Painter, 2009, nous dit : « alors que les réseaux semblent dynamiques, les territoires paraissent statiques et réfractaires aux changements ». Il faut comprendre que les temporalités sont différentes : le territoire a sa propre dynamique qui est une dynamique de l’identité, du groupe, donc comprenant de l’inertie ; le réseau est une interaction entre les acteurs, qui a une dynamique à plus court terme, donc plus visible. Mais il peut y avoir également des réseaux « lents » comme le sont les réseaux de filiation, certains marchés ou même les réseaux de transports dont l’évolution des nœuds et des graphes peut prendre quelques décennies, plus que certaines dynamiques territoriales34.

Les temporalités ne sont pas liées à la nature des « objets » géographiques mais à la nature des interactions entre objets ou entre acteurs, et à la conception que chaque acteur a du temps.

Dans les Andes, plusieurs rythmes se surimposent : le rythme quotidien du lever et du coucher du soleil, qui varie peu dans les zones tropicales, le rythme des saisons qui implique un usage fonctionnel de l’espace, le rythme des rituels et des fêtes qui impose un usage coutumier de l’espace, le rythme de la vie et du souvenir des ancêtres, le rythme inscrit dans l’espace même, lieux de mémoire ou de symbole, etc. Toutes les temporalités s’inscrivent dans l’espace, et permettent ainsi d’être, d’exister. La relation { la lune et au soleil, à la centralité de Cusco, comme référence { l’histoire, au passé et au futur, comme nous l’avons vu dans le chapitre précédent, etc., font partie de ces dualités qui placent le monde andin dans la « nécessité et l’équilibre des contraires » (Albó et al., 1990). Temps et espace font ainsi partie de cette nécessité, car ils permettent de gérer des situations multiples, dans un esprit d’équilibre des contraires : s’il y a le jour, il y a la nuit ; le haut nécessite le bas ; pour vivre bien, il faut être bien à la fois avec Dieu et avec le Diable… Il n’y a pas de mot non plus en Aymara ou en Quechua pour exprimer le temps : pacha représente le suffixe nécessaire pour exprimer le passé (ñawpa/nayra pacha), le présent (kay/aka pacha) ou le futur (qhepa/qhipa pacha) ; le terme timpu35 « n’est qu’une concession { la conception quantitative occidentale » (Estermann, 2006, p. 195). Le temps est multiple, qualitatif ; il peut être dense, maigre, rituel, lent, rapide, etc. Il n’est pas non plus unidirectionnel comme dans la pensée occidentale : le temps est réparti sur 360º dans l’espace, vers le passé (avant) ou vers le futur (derrière), vers le haut (le cosmos) ou vers le bas (la création). Comme le rappelle Estermann (p. 206), beaucoup de projets de « développement » furent des échecs pour ne pas

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Il n’est d’ailleurs pas rare de voir des dynamiques territoriales engendrées les dynamiques des réseaux.

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avoir compris que le temps est malléable et orienté spatialement. D’une part le changement, conséquent { la modernité, peut modifier l’ordre cosmique (une simple perturbation modifie le cours du monde comme l’expliquait Philippe Descola dans le cas de l’analogisme), et d’autre part le temps n’est pas ponctuel (dans le sens de ponctualité et de durée), il doit attendre son moment opportun ; rompre le rythme pourrait être contreproductif. « ‘supporter’ [la situation difficile actuelle] n’est pas dirigé { améliorer ‘un certain jour du futur’, sinon la sécurité collective de ce que l’épanouissement du temps ait été respecté et se soit réalisé dans le passé » (Estermann, 2006, p.206)36.

Nous sommes loin du structuralisme, nous sommes dans un interactionnisme tant spatial que temporel, difficile de démêler, mais aux multiples implications dans la conception que nous pouvons avoir dans la relation au lieu et { l’autre, { l’individuel et au collectif, { la formation de réseaux inscrits dans des temporalités diverses.

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« Su ‘aguantar’ no est| dirigido a ‘algún día futuro’, sino a la seguridad colectiva de que la plenitud del tiempo ya se haya cumplido y realizado en el pasado”.

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