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Les cosmovisions

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« Je suis persuadé qu’il est plus facile de comprendre la nature des hommes à travers leur littérature, et plus particulièrement leur poésie, qu’{ travers les faits et les statistiques » Philip José Farmer, 1979 ; le fleuve de l’éternité

L’espace se définit de deux manières. Du côté du « vécu », il est relatif ou construit par rapport à une certaine vision du monde, la cosmovision ; du côté de « l’observation », il s’inscrit alors dans un schéma conceptuel typique de la philosophie en cours dans la société qui l’observe. Cette double approche nécessite la construction d’un vocabulaire commun entre ceux qui vivent et ceux qui observent. L’esprit scientifique doit donc s’attacher à la signification des mots, et à l’équivalence des mots entre le vécu et l’observé, sinon la théorie ne vaut que pour l’observateur ou l’observé. « Le relativisme conceptuel ne prétend pas que la vérité est relative à un schème conceptuel, comme s’il était vrai que les coquelicots sont rouges en français mais pas en anglais, ou bien vrai dans notre schème conceptuel mais pas dans celui des indigènes » (Hacker cité par Caillé et al., 2001). De ce point de vue, je ne pense pas, comme Claval, 2005, que le savoir vernaculaire soit à détacher du savoir scientifique ; au contraire le savoir scientifique doit être en grande partie une formalisation du savoir vernaculaire, en particulier en sciences sociales où le construit provient de la société et non du scientifique. Il n’existe pas d’espace du géographe mais un espace que la société définit en fonction de ses propres critères et qu’elle est la seule { gérer en définitive. Au contraire, souvent, le savoir vernaculaire peut nous révéler des approches du vécu, au travers de pratiques rituelles par exemple, comme de l’observé par les représentations que font les sociétés de leur espace ; c’est une nécessité, pour le scientifique, de prendre en compte ces éléments dans le développement de sa formalisation.

En psychologie de la perception de l’espace, on retrouve ces deux niveaux d’abstraction (Moles, 1972; Moles & Rohmer, 1972, et voir une révision de Bailly, 1981). Le premier est centré sur le Moi, dans un système de bulles emboîtées, à la manière de Sloterdijk : la pièce, l’appartement, le quartier, la ville, etc. ; le second concerne l’abstraction de l’espace vu du dehors : le monde, l’espace imaginé des vacances, etc. Ces deux niveaux se développent de manière désynchronisés dans les phases de la croissance d’un individu, et leur équilibre dépend de la cosmovision, c’est { dire du « bain culturel ». La perception de l’espace est l’apprentissage des lieux, vécus (construits) ou perçus (observés), { partir d’un ensemble de processus d’interaction entre l’homme et son milieu : perceptions, émotions, attitudes, représentations, comportements.

Dans la perception de l’espace au quotidien, il est important de rappeler que « la dimension spatio-temporelle suppose de reconnaître que l’action pratique a toujours un positionnement dans un ‘ ici ‘ et un ’maintenant ‘, depuis où se voit l’autre, depuis où se voit d’une façon particulière le monde, puisque bien sûr, il s’agit du ‘monde’ { ma portée » (Lindón, 2000, p.11).

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Cette partie a été rédigée principalement { partir d’une analyse bibliographique et d’entrevues auprès d’anthropologues spécialistes, et de groupements indigènes, destinées à vérifier cette analyse.

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La cosmovision induit des perceptions diverses de l’espace en relation à ces paramètres. La relation à la nature, par exemple, peut être vu de dehors (dans le naturalisme occidental) comme élément externe, souvent lointain et hostile, plus souvent imaginé que vécu ; alors qu’elle sera vue du dedans chez nos communautés indigènes andines par exemple, comme élément proche, quotidien, et temporel. La nature constituera alors une altérité ou une identité qui jouera sur la conception du rapport aux lieux.

En Quechua ou Aymara, le mot espace est une composante fondamentale du langage, il est intégré comme foncteur dans beaucoup de mots, qui permettent d’exprimer aussi bien des positions que des mouvements ou des relations, dans l’espace mais aussi dans le temps, entre lieux physiques, spirituels, humains, minéraux, etc.

Le terme pacha25 est très général et intègre { la fois l’espace, l’univers, le lieu mais aussi le temps universel. C’est l’endroit qui est autour de nous, en position dans le temps et dans l’univers, qui peut être apprécié avec divers degrés d’abstraction : kaypacha (quechua) ou akapacha (aymara) pour l’espace-temps concret, hanaqpacha (quechua) ou alaxpacha (aymara) pour l’espace supérieur spirituel, etc. Il est différent par exemple de tiqsimuyu ou k’itimuyu, qui signifie lui aussi un espace, mais plus global, l’univers des corps célestes. Plusieurs mots aussi caractérisent l’espace-lieu : la marka désignant le lieu habité, ou le suyu, qui, en quechua est relatif à une division, quelque soit son importance (parcelle ou empire), le pusi suyu représente les 4 points cardinaux ou le pusisuu en Aymara représentant l’Univers, allpa (o Jallp’a) ou uraqi comme la terre physique sur laquelle nous marchons et cultivons, à la différence de la terre nourricière qui est pacha.

Il n’y a pas non plus d’espace géométrique précis en Guarani, sinon le mot pa’û, l’espace entre deux choses. Il y a ara, lié au temps, yvy qui signifie la Terre, le Monde et le Ciel, et yvy mara'ÿ plus proche du territoire idéalisé (littéralement « terre sans mal ») et de l’existence possible du paradis, ou opa yvy apére proche de la Nature (el Todo de la Tierra y del Cielo, le Tout de la Terre et du Ciel) (Clastres, 1975; Combès, 2005).

Les Mapuches (Gens de la Terre) ont une conception d’un espace extrêmement compartimenté, comme image de l’hétérogénéité du substrat physique et mental. La stratification verticale comporte 7 plateformes, étages cosmiques que l’on retrouve dans la conception indienne ou d’Asie centrale ; la stratification horizontale est basée sur les 4 points cardinaux (les 4 coins d’un carré) dont le plus important est l’Est, direction de la cordillère, terre nourricière. La référence géographique n’est donc pas le Nord, qui a au contraire un sens malin, mais l’Est, synonyme d’abondance. Au centre se trouve le anën mapu (la terre où nous nous sommes fixés), le taypi des Aymaras, l’ici et maintenant de Lindón, 2000.

De même la dénomination des êtres est indissociable de l’appartenance { l’espace-temps : runa ou jaqi, qui signifient, dans l’une et l’autre des langues, l’être humain andin, par opposition à misti, q’ara ou wiraqocha, qui correspondent à être humain « d’ailleurs », avec une forte composante ethnique et territoriale. Le runa est indissociable de son espace ; il n’est pas qu’une origine (comme le provençal) ou une ethnie (comme le pygmée) mais bien une intégration de l’être humain dans son espace.

« Peut être serait-il opportun de traduire le vocable pacha par la caractéristique fondamentale de la rationalité andine : la ‘relationalité’. Temps, espace, ordre, stratification sont des éléments

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Le Quechua, plus que l’Aymara, a une variété d’orthographe suivant la région où il est parlé ou formalisé. L’orthographe de Cusco est très différente de celle utilisée en Bolivie. N’étant pas spécialiste de ces langues, nous nous attacherons a donner l’orthographe la plus adéquate selon les dictionnaires de « la Academia Mayor de la Lengua Quechua » publié par le Gouvernement Régional de Cusco, Pérou, et le dictionnaire de Jesús Lara pour la partie bolivienne.

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indispensables pour la relationalité du tout. En joignant l’aspect du ’cosmos’ avec celui de ‘relationalité’, on peut traduire (ce qui toujours est aussi ‘trahir’) pacha comme le ‘cosmos inter-relationné’ ou la ‘relationalité cosmique’. » (Estermann, 2006, p. 158).

Dans beaucoup de langues, il n’y a pas de mot spécifique sinon des concepts qui s’attachent { l’expression de la société dans l’espace-temps.

Toute notre difficulté de géographe est donc de construire, d’appliquer et de faire entendre nos concepts de la géographie humaine à des sociétés qui se basent sur des principes différents des nôtres. Par exemple la traduction de « la société et son environnement », relativement classique pour la géographie occidentale, que nous sommes capables d’interpréter sans trop d’ambigüité, est un casse-tête pour les sociétés traditionnelles andines. Le mot société n’existe pas, et encore moins le mot environnement. Tout au plus pourra-t-on le traduire en Aymara comme « jaqix pachamamapampi » qui signifie « l’Homme dans son contexte temporel et spatial de la Terre Mère (ou Totalité de la Nature) » ou « pachapan jakasix jaqix » comme « l’Homme qui vit dans son temps et son espace ». En quechua, de la même façon, ce serait « runa pachamamani », ou encore « l’Homme et la Terre Mère », terrible tautologie puisque l’Homme et la Terre sont pris ici dans un sens très holistique, et que l’Homme est inclus dans la Terre mère. Au-delà des mots, c’est bien évidemment le contenu sémantique qui importe, et surtout les décalages sémantiques entre deux conceptions de l’environnement. Tout au plus la géographie humaniste pourrait répondre à ce décalage, à partir « d’une étude holistique … nécessaire pour embrasser l’universalité qui influe sur le particulier » (Bédard, 1987, page 25).

En dehors de ce qui caractérise l’espace, ce qui caractérise les sociétés, c’est la dualité de la vision du monde : urco (terre haute, masculinité, virilité, violence, etc.) et uma (élément liquide, femme, fertilité, calme, etc.), le haut contre le bas (hanaq/uray, ou alax/manqba en aymara), la droite et la gauche (ch’iqa/lloq’e, ou paña/kupi), l’avant et l’après (ñawpaq/qhepa, ou nayra/qhipa), le féminin et le masculin (warmi/qhari ou chacha), nuit et jour, lune et soleil, vie et mort, chaud froid, etc., autant d’oppositions qui permettent de se localiser comme topos ou locus en fonction d’une certaine fonction relationnelle ou symbolique.

Cette dualité est organisée dans l’espace (Bouysse-Cassagne, 1978; Riviere, 1983; Rivière, 1997) dans une logique qui englobe { la fois l’individu et l’ensemble de l’ethnie. L’orientation est fixée par les cordillères (globalement sud-est nord-ouest) et se définit par 4 cadrans { partir d’un centre (taypi) qui peut être symbolique ou physique (le lac Titicaca, le centre du village, la parcelle, etc.) : urco vers le Pacifique, uma vers l’Amazonie, le haut et le bas, 4 cadrans toujours en opposition. Cette structure s’est modifiée au cours de l’histoire, en particulier lors de l’invasion Inca, et surtout espagnole, par superposition d’autres influences, mais sera toujours le point de départ de la structuration de l’espace, comme le montre les études de Riviere, 1983, ou de Wachtel, 1990 par exemple, sur la structuration des villages de l’Altiplano.

Chaque cadran est hétérogène, et ne correspond pas souvent à des unités géomorphologiques ; au contraire, comme nous l’avons vu dans le chapitre 1, l’hétérogénéité est indispensable au fonctionnement de la société car elle permet la diversification de la production, des échanges, et ainsi la diminution du risque, mais une hétérogénéité organisée en référence à une cosmovision de l’espace.

« Structure d’une durée remarquable dans laquelle s’inscrivent quelques uns des plus grands moments de l’histoire des Andes, l’espace du Collao, socialement signifiant, s’offre { une lecture différente selon les époques. Entre les lignes du dualisme aymara et dans le système incaïque, nous lisons, comme dans une écriture (stratégie sociale, elle aussi), les règles d’une société où le jeu spatial

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se distribue en fonction de trois termes : deux éléments et un centre. Chacun de ces termes implique la présence de l’autre, mais il y a dissymétrie (le masculin l’emporte sur le féminin, le haut sur le bas, la droite sur la gauche). Derrière le symbolique de cette inscription, comme dans le rite d’inscription corporel, se profile un discours socio-politique dont le sens est toujours donné par l’élément dominant » (Bouysse-Cassagne, 1978, page 1075).

Ces structures persistent en grande partie comme l’élément d’équilibre entre les parties. Le vocabulaire, comme nous l’avons déj{ signalé, fait partie de cette mémoire. C’est un vocabulaire qui structure l’espace, qui est encore connu des jeunes aymaras, comme nous le montre un exercice réalisé avec une classe de Master { l’Université San Andrés de La Paz. C’est une structure que nous avons aussi souvent rencontrée dans les villages de l’Altiplano ; Tres Cruces, vers Potosi, est ainsi un lieu, mais aussi une représentation de ce lieu dans l’espace symbolique de la hiérarchie des communautés, et de la relation dans l’espace qui existe entre les communautés. Même s’ils sont invisibles sur le terrain, les cadrans sont là, inscrits dans la pensée, la mémoire et la façon de vivre.

Figure 7:« Structuration de l’espace rural » dans le village de Caquiaviri, région de Pacajes, Altiplano. Travail d’analyse réalisé par les étudiants du Master de « Sciences du Développement », CIDES,

Université Mayor de San Andrés, La Paz26.

Cette structuration de l’espace génère par l{ même de la centralité. Chaque espace, en cadran, dispose d’un centre, et les centres sont reliés virtuellement par ce qui conforme un réseau structurés par des directions privilégiées. Comme nous le verrons au chapitre 8, la centralité n’est pas une hiérarchie ou une agglomération dans le sens du géographe, mais le centre de la relation { l’autre ; tout comme le maillage ainsi constitué n’est pas une marque de subdivisions, mais le

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Dans le cadre de mon enseignement dans l’unité « Méthodologie de la recherche, approches et applications contemporaines », Filomena Miranda, Miguelina Mamani, Gonzalo Bilbao La Vieja, Edward Villarroel, Natividad Paz García, Luis Arellano L.

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moyen d’être en relation entre lieux. Ainsi, l’Altiplano, dont le paysage semble si monotone, avec un habitat très dispersé, n’a pas besoin de concentrations, il n’a besoin que de relations entre ses centres. L’agglomération n’est pas ainsi toujours nécessaire { la conformation de centralités et de réseaux. Structuration et centralités conforment l’ordre andin : l’hétérogénéité organisée par une cosmovision particulière de l’espace (verticale et horizontale), une orientation privilégiée, et la configuration d’un maillage basé sur des centralités ; tout est là pour conformer un réseau et un espace complexe dont l’appréhension peut paraître simple mais est souvent déroutante.

Photo 12: Centralités sans concentration, un réseau maillé virtuel, une hétérogénéité induite par la symbolique des lieux, etc. l’espace plat, monotone de l’Altiplano est en réalité complexe.

Cet ordre andin montre de plus une relation intime entre l’espace et le temps, comme forme de dualité. Elle peut prendre, comme chez les Mapuches par exemple (Grebe et al., 1972), une dimension aussi très symbolique : la perpétuelle rotation de l’ombre du soleil autour du rewe, l’arbre sacré qui symbolise le centre du monde et sur lequel se pose les esprits purs invoqués, toujours situé face à la maison du Machi (médecin – sorcier – conseiller). Il divise le monde en 4, chiffre magique, puisque correspondant au 4 points cardinaux du Mapu (Terre), aux 4 saisons, et ordonne l’ordre social (4 éléments temporels de la famille : homme, femme, jeune, vieux ; 4 grandes familles : Pewenches, Lafkenches, Pikunches et Williches) et spirituels (dieux, prières, hiérarchies, rituels, etc. vont toujours par 4). La cohésion sociale est basée sur l’attribution par les dieux d’un territoire déterminé, et des relations duales ou de dualités duales (chiffre 4 ou opposition dialectique).

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Photo 13: Femme mapuche jouant le Kultrún, instrument de percussion traditionnel en forme de moitié du monde (demi-globe). La surface plane est divisée en 4, comportant des dessins qui symbolisent les 4 points cardinaux et les 4 symboles positifs de ce monde : antü (soleil), wagülen (étoile), zomo (Femme ou fertilité) et les 4 grandes familles mapuches. A droite, la conception horizontale du cosmos, l’ici et maintenant (anën mapu) et les 4

points cardinaux dont l’Est est « notre » Nord. (Photo Ministère Chilien de l’Éducation).

Photo 14: L'ordre Andin: vertical et fractal

Les textiles andins sont toujours marqués par une organisation en bandes verticales, expression de l’organisation spatiale. La nature et la complexité des motifs n’est que le reflet d’une certaine organisation sociale.

Ici deux tissus, à gauche un « awayu » aymara de Sica Sica sur l’Altiplano qui représente une pampa entourée de

saltas géométriques dans un ensemble très sobre ; le textile de droite provient de Tarabuco (près de Sucre) dans

l’espace des vallées d’influence quechua. Il montre une bande centrale composée de représentations sociales, entourée de bandes latérales { motifs géométriques puis composées d’animaux ou de plantes plus exotiques et

elles mêmes encadrées par deux bandes { motifs géométriques. L’espace central représente dans tous les cas l’altiplano occupé de motifs de la nature ou de scènes de la vie quotidienne ; entourée des cordillères et plus á l’extrême par les deux mers (l’océan et l’Amazonie). Le caractère fractal des motifs a souvent été noté par des spécialistes de ces tissus, montrant que la symbolique des tissus recomposait à la fois la logique binaire de l’espace

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Guzmán de Rojas, 1985, signale aussi l’importance de la relation entre la direction et le temps, chez les aymaras : Le passé se trouve devant, alors que l’avenir est derrière ; « Nous ne pouvons pas oublier le passé, car il est devant nous, gravé dans notre mémoire ». Ce que l’on voit ou perçoit, en utilisant l’expérience et la mémoire, se trouve devant nous, mais correspond au passé. Ce qui va arriver, le futur, nous ne le voyons pas ; il est par conséquent derrière nous. Vision complexe du mélange temps – espace – position, pour lequel « derrière » et « après » s’exprime avec le même mot « qepa » ; qaruru signifie demain : composé de qaru (derrière) et uru (jour), c'est-à-dire « le jour qui est immédiatement derrière celui où nous sommes » ; de la même façon en quechua, ñaupa est « ancien », ñaupaj est « avant » mais aussi « le premier, celui qui est devant », etc. La conception de la distance est donc une relation de l’extérieur vers l’intérieur, { l’inverse de la vision occidentale qui part du centre vers la périphérie. En « premier » se trouve le plus éloigné, correspondant au passé le plus ancien ; plus on se rapproche et plus le temps se rapproche, jusqu’{ aujourd’hui, l{ où je suis actuellement. Ce qui n’est pas encore arrivé, le futur, est donc derrière. Au sommet de la montagne (le cerro, l’Uywiri, l’Achachila), l’homme est au point de confluence entre ce qui fut et ce qui sera, « ici et maintenant », le « monde à ma portée » de Lindón, 2000.

L’important { retenir, dans ces exemples, c’est l’association de l’espace-temps à des pratiques symboliques ou des relations de valeurs qui font de l’espace un élément totalement enraciné dans la vie quotidienne et dans les formes de pensée, et dont les systèmes de référence sont étroitement dépendant des cultures. L’espace fait partie de la nature, dans le sens où il configure la relation entre les éléments de la nature ; il se définit par des formes de relations entre nature et culture. Les structuralismes de Mauss ou de Lévi-Strauss ont du mal à traduire ces relations, peut-être parce qu’elles sont contradictoires avec le caractère continu et systémique de l’espace ou des cosmovisions. Il est surprenant par exemple que les ontologies classificatoires, comme celles de Descola, 2005 par exemple, n’introduisent des fonctions qu’autour du moi et de l’autre (intériorités et physicalités), sans référence aux espaces qui organisent ces fonctions.

Dans l’animisme, plusieurs espèces, dont l’homme, utilisent un même espace. Cette superposition (au sens éthologique) pose un double problème. Tout d’abord au niveau de la différenciation des physicalités qui se fait certes par l’apparence, mais aussi par les modes d’usage de cet espace. Certains éléments sont fixes, d’autres mobiles ; il existe des compétitions d’usage ; des caractères d’occupation différents comme le solitaire ou le grégaire, etc. Mais aussi, elle pose le problème de l’identité en relation { l’espace, dans la mesure où il existe de forts caractères de ressemblance dans les intériorités. Il ne peut donc pas y avoir de formation des identités selon les groupes sociaux ou des espèces, mais uniquement des identités en fonction de l’état de ces