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L‟approche théorique développée dans le Projet de mémoire 2, soit avant le séjour de recherche, proposait d‟étudier la place et les expressions contemporaines du rêve dans une communauté athapascane de l‟ouest canadien – indéterminée au moment du départ pour le terrain ethnographique mais rapidement précisée. Sur les conseils de ma directrice de maîtrise, Sylvie Poirier, qui m‟a rappelé les difficultés possibles à aborder ce sujet dans la pratique, j‟ai construit un cadre conceptuel souple qui se voulait avant tout exploratoire et malléable à la réalité rencontrée, avec pour noyau le thème du rêve autour duquel gravitaient ceux de territoire, ontologie et savoirs ; les expressions religieuses pentecôtistes avaient été aussi retenues comme moyen privilégié pour discuter du phénomène onirique dans la communauté autochtone sélectionnée. La question de recherche proposée était celle-ci : quelle place le rêve occupe-t-il dans le monde athapascan contemporain ? à laquelle s‟ajoutaient des sous-questions : de quelle façon le rêve influence-t-il le rapport au territoire ? Comment structure-t-il les relations sociales ? Comment est-il exprimé en contexte pentecôtiste ?

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Cependant, ainsi que j‟en discuterai plus en détails au cours du chapitre II, cette interrogation initiale a été modifiée dès les premiers jours de mon terrain qui s‟est finalement déroulé en Colombie-Britannique au sein de la communauté dane-zaa de Doig River. Au cours des premières semaines, ma démarche ethnographique est restée fidèle à l‟approche théorique de mon Projet de mémoire 2 et ma rencontre avec Gary Oker à mon arrivée à Fort Saint John m‟encourageait à poursuivre dans cette voie ; mais son discours sur ce qu‟il nomme la dreaming tradition était complexe et ses nuances, difficiles à saisir. Artiste multidisciplinaire, il avait déjà fait sien et conceptualisé les connaissances qui lui avaient été transmises. Aussi, j‟étais loin de retrouver la même volonté de partager les savoirs relatifs au rêve à Doig River ; les informations me parvenaient au compte-goutte. C‟est donc au terme des deux premiers mois que, après avoir mûrement réfléchi, j‟ai préféré orienté mon étude sur la relation qu‟entretiennent les habitants de la communauté avec leur territoire dans un contexte contemporain et donc postcolonial. Malgré tout, ce thème, ainsi que les outils nécessaires à la collecte des données (grille d‟entrevue), ont été construits suivant les concepts présentés dans le Projet de mémoire 2.

Le présent mémoire s‟appuie sur les expériences et savoirs acquis tout au long d‟un terrain ethnographique qui s‟est déroulé de mai à septembre 2012, ainsi que sur des lectures entreprises l‟année précédant le départ et au cours de la seconde étape de la maîtrise. Ces dernières m‟ont servi à expliciter les thèmes et concepts ayant retenu mon attention dans la pratique de par leur sélection au cours du travail théorique : la chasse, le rêve, les savoirs (leur acquisition et leur transmission) la conception du territoire (incluant une divergence entre les visions occidentale et autochtone), l‟attachement à et la manière d‟habiter un lieu, l‟ontologie et la toponymie, tout en prenant garde de rester, selon un modèle inductif, le plus proche possible de l‟infime partie des pratiques et expériences qui m‟ont été transmises. Au terme de ces réflexions, je propose la question de recherche suivante : quelle relation les habitants de Doig River entretiennent-ils avec leur territoire en contexte postcolonial ?

27 Conclusion

La conception d‟un territoire dépend de la nature ontologique d‟une société ; de tradition naturaliste, elle le voit comme une simple surface dénuée de subjectivité et extérieure à la société humaine, une surface à exploiter, à développer, transformer voire à parfois piller indûment ; de pensée animique, vision davantage holistique, le territoire devient un lieu d‟émergence et de vie (Poirier, 2000 : 149), partie intégrante de la société humaine et garante de sa reproduction, un espace sensible et doté d‟intentionnalité au même titre que les autres entités vivantes non-humaines qui le peuplent et avec lesquelles, tout comme le territoire lui-même, il est possible d‟entretenir des relations de communications qu‟il est impératif – vital – de maintenir par des pratiques sans cesse renouvelées. Celles-ci engendrent un cercle de don et de contre-don au sein duquel les animaux possèdent le rôle le plus influent puisque c‟est à eux que revient le choix de venir en aide aux êtres humains en tant que compagnon ou de se donner à la chasse ; ce qu‟ils exécutent uniquement s‟ils sont certains que le chasseur est une bonne personne, qu‟il respectera leur corps et les règles ou interdits en vigueur.

De cette divergence ontologique entre l‟animisme et le naturalisme résulte la manière d‟habiter le territoire. D‟ailleurs, les anthropologues ont pu constater que les Blancs n‟étaient pas aussi enracinés dans un lieu que les peuples autochtones. Ces derniers sont davantage engagés dans leur espace de vie à tel point que leur propre identité est fondue dans le paysage et que celui-ci devient le garant de leur présence, par les marques qu‟ils ont laissées sur cet espace. Véritablement chez eux sur leur territoire comme peut l‟être l‟habitant d‟une ville dans son appartement ou en parcourant les rues et les avenues, les Autochtones qui ont sillonné cet espace depuis des millénaires, s‟en sont vus dépossédés à l‟arrivée des Blancs. Depuis son arrivée sur ces territoires, la société euro-canadienne, maintenant majoritaire, a graduellement imposé ses règles et ses normes en ignorant les voix autochtones même dans l‟époque actuelle dite postcoloniale. Plus encore, ce sont les relations avec les non-humains et les ordres cosmologiques qui ont été bouleversés.

Dans le monde athapascan, Rushforth (1992, 1994) a remarqué que, parmi les deux types de connaissance qu‟il a identifié, soit la primary knowledge, les savoirs obtenus par

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l‟expérience directe, et la secondary knowledge qui recouvre les connaissances acquises via les interactions sociales, la première forme était la plus respectée d‟autant qu‟elle permet de conserver son individualité dans l‟apprentissage (Lanoue et Desgent, 2005 ; Goulet, 2005). Dans ce cadre, ce dernier se réalise par l‟intermédiaire des cinq sens (l‟ouïe, l‟odorat, le toucher, la vue et le goût) qui permettent de percevoir l‟environnement et d‟acquérir des savoirs par une expérience directe, en même temps qu‟ils sont le moyen de manifester sa présence en tant qu‟être vivant au sein du monde, ce qui est valable autant pour les non- humains que pour les humains. En outre, la pensée animique reconnaît toutes les formes d‟êtres comme intelligentes et subjectives, capables d‟établir des savoirs communs ou personnels sur le territoire, d‟en connaître les formes et la texture, les dangers et les bienfaits. Mais ces connaissances n‟émergent que grâce à des séjours réguliers sur le territoire car l‟environnement n‟est jamais figé et il est nécessaire de sans cesse le traverser pour en saisir les nuances saisonnières et les derniers événements survenus. La relation au territoire toujours réactualisée est ainsi profondément intime en ce sens que l‟humain y engage toute sa personne, tout son être. Enfin, le rêve dans le monde autochtone, pensé comme un changement de point de vue sur un même territoire, loin d‟être le fruit de l‟imagination, est au contraire une expérience réelle vécue. À ce titre, tout comme le monde côtoyé lorsque l‟on est éveillé, il est un vecteur de connaissances générées par les cinq sens.

Ces réflexions conceptuelles, bien qu‟inspirées du Projet de mémoire 2, puisent largement dans les données récoltées à Doig River au cours de l‟été 2012 qui, comme je l‟ai expliqué, ont permis un réajustement des thèmes. Le rêve, objet d‟intérêt principal au moment du départ, a été supplanté – mais non totalement effacé – par la relation au territoire en raison de la difficulté à l‟aborder dans la pratique mais aussi en fonction des commentaires des membres de la communauté et de ses besoins. Le prochain chapitre présente les détails de mon séjour de terrain à Doig River, son déroulement ainsi que les principales activités et techniques d‟enquête et de recherche.

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Chapitre 2

La recherche ethnographique à Doig River

“Anthropologist: A person who studies how people live by living and working with them. Anthropologists pass on their understanding of cultures through writing, photography, audio recordings, and/or videos. The best anthropology happens when community members and anthropologists work closely together”. Treaty 8

Tribal Association.

Introduction

Je débute ce chapitre par proposer une définition générale de la recherche qualitative en anthropologie qui, en produisant des données descriptives, s‟intéresse principalement aux sens que les interlocuteurs sur le terrain attachent à des événements ou à des situations. Pour les analyser, les anthropologues s‟appuient sur des corpus composés principalement des notes qu‟ils consignent dans leurs journaux de terrain et des comptes rendus d‟entretiens obtenus au cours d‟un séjour ethnographique au sein du groupe sélectionné. Durant cette période plus ou moins longue, le chercheur est extrait de son milieu d‟origine, situation pour le moins inconfortable, pour se frotter au plus près de la réalité qu‟il entend étudier (Olivier de Sardan, 2008 : 48), ce qui revient à apprendre à vivre dans une nouvelle société. Cette méthode d‟enquête exercée en milieu autochtone est désormais source d‟enjeux et de défis pour les chercheurs. La parution, en 1999 de l‟ouvrage de Linda Smith Tuhiwai a participé à la redéfinition des politiques de recherche en anthropologie axées sur le dialogue et une réelle collaboration entre les chercheurs et leurs interlocuteurs autochtones. J‟illustre ces nouvelles politiques de recherche à partir d‟un exemple pris sur le terrain.

Dans une deuxième section, j‟expose le parcours qui m‟a conduit à Doig River, au nord- est de la Colombie-Britannique ; un parcours qui m‟aura fait prendre conscience des enjeux et des exigences éthiques autour de la recherche en milieu autochtone dans un contexte postcolonial. En partant des propos de Jérôme (2008) et d‟un article d‟Althabe et Hernandez (2004), j‟effectue un retour réflexif sur ma pratique ethnographique et sur la perception que les habitants de Doig River avaient de ma personne. Jeune homme, je n‟étais pas sans évoquer Robin Ridington à ses débuts (même âge, mêmes centres d‟intérêt)

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au point que je lui dois plusieurs de mes surnoms dont « mini-Robin », qui figure parmi les plus couramment utilisés. Mon séjour de quatre mois en milieu dane-zaa se caractérise par une intense participation à la vie quotidienne de la communauté, aux activités de ses membres à travers des services rendus et une volonté de respecter les codes d‟apprentissage locaux ainsi que les interdits en vigueur – dans le cadre de la chasse par exemple – aperçus dans la littérature anthropologique (Rushforth, 1992, 1994 ; Ridington, 1990 ; Ethier 2010 ; Nadasdy, 2003, 2007) et parfois confirmés dans la pratique. En agissant selon les principes d‟une participation radicale (Goulet, 2004 ; Goulet et Miller, 2007), j‟ai donc inclus dans ma recherche ethnographique les commentaires des membres de Doig River qui ont grandement influencé la suite de ma démarche et la façon dont je comptais réaliser ma collecte de données. Ce chapitre se termine par quelques considérations éthiques.