• Aucun résultat trouvé

1.2.1. La famille Ridington : ethnographes de père en fille

L‟anthropologue Robin Ridington, aujourd‟hui professeur émérite de l‟Université de Colombie-Britannique, établit ses premiers contacts avec les Dane-zaa alors qu‟il était un jeune homme de 19 ans, en 1959, lors d‟un voyage dans les forêts du nord-est avec deux de ses amis, épisode qu‟il relate au premier chapitre de Trail to Heaven (1988). Il revint ensuite en 1964 puis en 1965, accompagné de sa conjointe, Antonia Mills5 et plus tard de ses enfants. Il a consacré son mémoire de maîtrise et son doctorat aux Dane-zaa du nord-est de la Colombie-Britannique et a documenté de larges pans de la culture matérielle et de la tradition orale (histoire de la création du monde, les rencontres avec les Blancs et les échanges économiques) ; mais il s‟est surtout concentré sur l‟expression du rêve et particulièrement sur le monde des prophètes, puissants rêveurs ayant effectué un voyage aller-retour jusqu‟au Ciel où ils ont obtenu des ancêtres un chant, possédant la capacité de rêver pour la communauté entière et d‟émettre des prophéties. Après les années 60, les visites de Ridington aux Dane-zaa se firent plus rares et la majeure partie des aînés dont il fit la connaissance et qu‟il enregistra lors de son travail de doctorat décédèrent. En 1978, le contact reprit sur l‟insistance de Gerry Attachie, alors jeune chef de Doig River, qui rassemblait des informations permettant d‟appuyer les revendications visant à obtenir des compensations pour la perte de l‟ancienne réserve, Montney. À partir de ce moment, Robin Ridington a commencé à se rendre plus fréquemment dans les communautés dane-zaa, cette fois-ci accompagné de sa conjointe Jillian Ridington6 qui le suit dans ses travaux depuis

1978 et d‟Howard Broomfield, « Sound Man »7.

5 Antonia Mills, professeure retraitée de l‟Université de Colombie-Britannique, a également travaillé sur le

rêve en contexte Dane-zaa et sur la réincarnation animale (Mills, 1982, 1988). Elle entretient encore aujourd‟hui des contacts actifs avec les communautés du nord-est de la Colombie-Britannique et était présente à Doig River, avec sa fille, Amber Ridington, pour les funérailles de Margaret Attachie au mois d‟août 2012.

6 Jillian Ridington, ethnographe, a cosigné plusieurs articles et livres écrits avec Robin Ridington et

notamment le dernier ouvrage paru : Where Happiness Dwells. A history of the Dane-zaa first nations. Elle est également l‟auteur d‟articles sur les femmes Dane-zaa (2006).

7 Sound Man est le nom donné par les Dane-zaa à Howard Broomfield en raison de ses activités,

essentiellement portées vers l‟enregistrement des sons de toute nature : le chant des oiseaux, les fourmis, les conversations, le bruit de la pluie sur la toile d‟une tente etc. Il a réalisé plusieurs documentaires audio dont In

Doig ear’s qui se veut une présentation du paysage auditif de Doig River. Bien qu‟au début, tel que je l‟ai

entendu, les habitants quand ils l‟apercevaient penché, micro en main sur une fourmilière, le considéraient comme un esprit dérangé, Broomfield était très apprécié. Il s‟est suicidé en 1986.

23 De par les années passées auprès des Dane-zaa, Robin Ridington est désormais considéré, avec sa conjointe, comme un aîné respecté. Chaque année, ils se rendent dans les communautés et, en 2012, Robin a participé au Nenan Youth and Elders Gathering où il présentait, conjointement avec d‟autres membres, la dreaming tradition afin d‟en transmettre les savoirs aux jeunes générations. Toujours à l‟affût de données, il enregistre, grâce à sa petite caméra posée sur trépied, tout événement significatif ou collecte les paroles qui lui semblent digne d‟intérêt. Sa présence n‟est toutefois pas sans ambiguïté. Ses surnoms, mitsau, beau-frère en cri ou encore « Labassis », prononciation crie supposée de son nom (Ridington, 2013 : 202), tout comme le titre d‟« oncle » qui lui a été décerné par un des jeunes hommes de Doig River, confirment le lien qui le lie avec les Dane-zaa tout en instaurant une pudique distance : par les nombreux instants partagés, Robin Ridington est un membre de la communauté mais ne sera jamais autochtone.

Toutes les données de Robin Ridington sont archivées sur un disque dur externe consultable avec l‟accord du conseil de bande de Doig River. Elles sont constituées de toutes les photos, enregistrements, verbatim et autres documents rassemblés tout au long des cinquante dernières années. Le travail d‟une vie entière. Ces informations collectées au fil des années ont été revendiquées par la communauté puis rapatriées à Doig River en 2003 suite à la demande de plusieurs membres et servent encore aujourd‟hui comme support historique important. Dans les années 60, Charlie Yahey voyait déjà dans les enregistrements le moyen de se faire entendre des générations suivantes : à travers le dictaphone « the world will listen to my voice » expliquait-il. L‟envergure de ce rôle ne s‟est pas démentie. Selon Tommy Attachie, songkeeper, c‟est Dieu qui a envoyé Robin : si ce dernier n‟avait pas été présent, bien des savoirs, les enseignements, les chants et les prophéties de Charlie Yahey auraient pu disparaître à jamais.

Sans doute rattrapée par ses souvenirs d‟enfance à jouer avec d‟autres bambins dans la communauté de Doig River, Amber Ridington marche dans les traces de son père. Elle poursuit des études à l‟Université du Nouveau-Brunswick en tant que folkloriste et prépare un doctorat sur les chants des prophètes et plus particulièrement sur les modifications et les ajouts possibles au sein de ceux-ci opérés par les générations successives de chanteurs au

24

cours des cinquante dernières années. Pour ce faire, elle compare les enregistrements réalisés par son père dans les années 60 avec les siens. Dans un premier article (2012a), elle fait mention de ses premiers résultats alors que dans un second (2012b), qui est une transcription d‟un entretien avec le musicien et peintre Dane-zaa Gary Oker, elle aborde la réappropriation et la modification, avec l‟addition d‟instruments de musique autres que la voix et le tambour (guitare, flûte, piano…), des chansons des prophètes par l‟artiste.

1.2.2. Autres travaux

Les recherches de Robin Ridington ont inspiré le sujet de doctorat de Kate Hennessy intitulé : Repatriation, Digital Technology, and culture in a Northern Athapaskan

Community, thèse soutenue en 2010 à l‟Université de Colombie-Britannique. Elle revient

sur les conséquences de la réappropriation des archives de Robin Ridington et les projets qui en ont découlé, en se focalisant sur le monde du rêve et l‟univers des prophètes ainsi que sur la création de mediums virtuels (site internet et documentaires) comme supports de transmission culturelle. Amie proche d‟Amber Ridington, elles ont formé une équipe avec l‟anthropologue Patrick Moore pour créer le site internet Dane Wajich : Dane-zaa Stories

and Songs.

Autre étude d‟importance, celle de Hugh Brody, conduite à la fin des années 70 au nord- est de la Colombie-Britannique, est le portrait d‟un mode de vie axé sur la chasse (Brody, 2004). Elle présente une utilisation du territoire et la délimitation des zones de chasse, de piégeage et de cueillette des Dane-zaa originaires des diverses communautés. Les résultats ont donné lieu à la publication, en 1981, de Maps and Dreams, ouvrage faisant date dans le domaine, mais néanmoins aujourd‟hui contesté par les Dane-zaa. En effet, à l‟origine, l‟étude de Brody, commanditée par l‟Union des Chefs Indiens de Colombie-Britannique et réalisée en partenariat avec les membres des communautés dane-zaa alors menacées par la construction d‟un nouveau pipeline de gaz naturel, devait servir à appuyer des revendications territoriales et analyser les conséquences sociales et économiques de la frontière nord de la province (Brody, 2004 ; Charest, 2003). Or, les données couchées sur des cartes puis publiées – et donc figées – ont été mobilisées par les gouvernements pour

25 contrer les revendications actuelles. Cette situation contribue à rendre les Dane-zaa méfiants à l‟arrivée d‟un nouvel anthropologue qui manifeste le désir de travailler sur la relation entretenue avec le territoire. Les questions et commentaires à mon égard allaient d‟ailleurs bon train ; dès mes premières approches auprès du conseil de bande, Gerry Attachie m‟a demandé si je comptais écrire un livre et mentionnait comme exemple – à ne pas reproduire – Maps and Dreams : « he made a big book and he‟s gone » martelait-il. Par la suite, j‟ai remarqué le ressentiment envers l‟auteur de l‟ouvrage vilipendé et entendu évoquer les mauvais traitements qu‟il pourrait subir si jamais l‟envie lui prenait de réapparaitre dans la région. On ne peut jamais prévoir comment nos travaux, effectués initialement dans un esprit de collaboration avec les peuples autochtones, comme ce fut le cas pour Brody, seront reçus, interprétés et utilisés par les générations suivantes, et bien entendu par les gouvernements.