• Aucun résultat trouvé

2.1.1. La recherche qualitative en anthropologie

L‟approche qualitative (Paillé et Mucchielli, 2008 : 9) peut être définie comme « la recherche qui produit et analyse des données descriptives, telles que les paroles écrites ou dites et le comportement observable des personnes (Taylor et Bogdan, 1984 : 5) » (Deslauriers, 1991). Contrairement à la recherche quantitative qui fait des données statistiques sa principale source de données, l‟approche qualitative se concentre sur des processus sociaux en s‟appuyant sur un corpus regroupant des notes résultants d‟observation, des dialogues et des comptes rendus d‟entrevues (Deslauriers, 1991). La méthode qualitative est également plus souple – ce qui est d‟ailleurs l‟une de ses grandes forces. Elle est fondée sur un modèle empirico-inductif (Céfaï, 2003), ce qui signifie que les chercheurs qualitatifs édifient des théories à partir d‟une situation réelle côtoyée lors d‟un travail de terrain. Ainsi, la recherche qualitative s‟intéresse au sens (Creswell, 1994), à la signification que les interlocuteurs attachent à des événements ou à des situations.

Pour comprendre ces significations locales, les anthropologues n‟ont d‟autre choix que de se frotter à la réalité afin d‟être au plus près des situations qu‟ils souhaitent étudier, en réalisant un travail de terrain, outil privilégié de la discipline pour collecter des données et

31 rite de passage obligatoire pour devenir chercheur chevronné (Sardan, 2008 : 43 ; Céfaï, 2003 : 498). Au cours de cette période plus ou moins longue, les anthropologues, extraits de leur milieu d‟origine, sont confrontés à des situations inhabituelles avec lesquelles ils doivent pourtant composer pour mener leur recherche. C‟est pourquoi, ce mode de collecte ne peut s‟apprendre dans un manuel mais s‟acquiert seulement par une pratique réfléchie et éclairée (Olivier de Sardan, 2008 : 44). En acceptant d‟être insérés dans les réseaux sociaux et les dynamiques locales, et en y participant au mieux de ses capacités, le chercheur en vient à construire un savoir. Ce savoir, il l‟échafaude en consultant ses interlocuteurs par le biais des entretiens tantôt informels, tantôt semi-dirigés, par des observations participantes, la consultation de documents écrits (archives, presse, correspondances, journaux intimes) et la tenue d‟un journal de bord. Au fil des jours, il apprend à décoder ce milieu, nouveau pour lui, à en dénouer tous les fils, sachant que sa compréhension ne sera toujours que partielle et partiale.

Or, le travail de terrain est loin d‟être une expérience exaltante ; il peut s‟avérer être une quête pour le moins difficile où fourmillent les temps morts, « les occasions d‟ennui et d‟angoisse, sinon de solitude et de maladie y sont légion » (Céfaï, 2003 : 549). Même l‟arrivée est parfois extrêmement décourageante : les interlocuteurs que l‟on pensait en train de nous attendre, démontrent leur indifférence face au nouveau venu, qui de prime abord n‟est pas si différent de ses prédécesseurs (Hervé, 2010 : 8, 10). Les cadres théoriques et conceptuels patiemment mise en place dans le calme d‟un bureau s‟effondrent et le chercheur ne peut compter que sur ses capacités d‟improvisation et d‟imagination pour s‟ajuster à ces situations délicates, tout en établissant un plan routinier où il inscrira le fil de ses activités (Céfaï, 2003 : 549). Au retour, les données sont analysées et interprétées, mais là encore les talents du chercheur sont mis à l‟épreuve : il doit trouver la bonne distance et ne pas sombrer dans les représentations généralisantes du populisme, du folklorisme, de l‟exotisme et des préjugés (Céfaï, 2003 : 559). Le processus entier devient ethnographique, ce que Barbara Tedlock décrit comme suit :

Ethnography involves an ongoing attempt to place specific encounters, events, and understandings into a fuller, more meaningful context. It is not simply the production of new information or research data, but rather the way in which

32

such information or data are transformed into a written or visual form. As a result, it combines research design, fieldwork, and various methods of inquiry to produce historically, politically, and personally situated accounts, descriptions, interpretations, and representations of human lives (Tedlock, 2000: 455).

2.1.2. Défis et enjeux de la recherche en contexte autochtone canadien

Dans les années 70, Dennis Tedlock (1979) invitait déjà les anthropologues à établir un dialogue et une collaboration avec les peuples autochtones qu‟ils étudiaient. Cette mouvance s‟est développée graduellement au fil des années 80 et 90. La parution de l‟ouvrage de l‟anthropologue maorie, Linda Smith Tuhiwai, Decolonizing Methodologies, en 1999, allait contribuer à accentuer cette mouvance vers une réelle décolonisation des méthodes de recherche. Cet ouvrage est une véritable gifle adressée aux chercheurs occidentaux. L‟auteur y critique les protocoles de recherche et la lecture du monde, tous deux profondément hérités du passé colonial. De plus, elle défend la pertinence de la prise en charge de la recherche par les Autochtones eux-mêmes, seuls à même, d‟après elle, de rendre compte du point de vue autochtone ; ce qui a d‟ailleurs amené des chercheurs occidentaux, travaillant auprès des Maoris, à se retirer définitivement de ce domaine (Gagné, 2008 : 293). Le fait que Smith soit une anthropologue maorie est d‟autant plus significatif : cela démontre l‟émergence d‟une élite autochtone – issue des pensionnats et du système scolaire obligatoire dans le cas canadien (Nadasdy, 2003) – composée de cadres, de chercheurs et d‟avocats qui expriment avec force leur volonté de participer en tant que membres actifs au processus de recherche, du choix et de la définition du sujet jusqu‟à la publication des résultats et de la manière dont sont conduites les différentes étapes au même titre que des collègues non-académiques (Éthier, 2010 : 120 ; Jérôme 2008 ; Poirier, 2000).

Parallèlement, s‟établissaient, dans les universités et les organismes subventionnaires, les comités d‟éthique de la recherche. Depuis le début des années 2000, les organismes et institutions autochtones se sont aussi dotés de réglementations et de codes éthiques dans le but de mieux contrôler les recherches concernant les Autochtones. Au Québec par exemple,

33 Le Protocole de recherche de l‟Assemblée des Premières Nations du Québec et du Labrador (APNLQ), parmi d‟autres clauses, précise que :

« les chercheurs doivent non seulement reconnaître la valeur objective des savoirs autochtones, mais les comprendre et les documenter afin de rendre possible une cohabitation harmonieuse et complémentaire des systèmes de connaissance (APNQL, 2005 : 13).

Par ailleurs, plusieurs institutions ont été fondées qui, aux premiers abords – surtout quand elles n‟ont pas été prévues –, peuvent être perçues comme des entités bureaucratiques visant à ligoter les mouvements des chercheurs, mais dont les objectifs principaux, le respect et la protection des communautés et des savoirs autochtones, s‟inscrivent dans une démarche collaborative. Parmi les trois centres existant au Canada8, l‟Aurora Research Institute (ARI) dont les bureaux sont situés à Inuvik (Territoires du nord-ouest), agit comme un comité d‟éthique supérieur : tout chercheur, quel que soit son domaine d‟étude, souhaitant entreprendre une recherche dans une des communautés autochtones des Territoires du Nord-Ouest, est prié d‟en informer le centre qui lui délivrera un permis de recherche au terme d‟un processus d‟environ trois mois et moyennant 158$. Durant cette période, le chercheur, qui a au préalable averti l‟Aurora Research Institute, doit effectuer un aller-retour dans la communauté visée afin d‟identifier des participants potentiels (scooping), puis démarrer le processus de demande auprès du centre lequel, afin de s‟assurer de ce que le chercheur avance, communique à son tour avec le conseil de bande de la communauté sélectionnée pour en connaitre la décision. Si sa réponse est positive, le permis sera délivré. Pareillement, les publications éventuelles issues de ce travail de terrain sont soumises à des règles strictes et des exemplaires en sont conservés dans les archives du centre.

C‟est dire que la recherche en milieu autochtone est désormais hautement politique et les relations entre le chercheur et les Premières Nations, soumises à une démarche bureaucratique (Jérôme, 2008 ; Poirier, 2000). Cependant, de telles règlementations n‟ont pas pour motif de restreindre absolument toutes les actions des chercheurs, mais clairement

8 Un pour chacun des territoires : Yukon, Nunavut et Territoires du Nord-Ouest. De telles institutions

34

de redéfinir les rôles dans un souci d‟équité en ce qu‟elles placent les Autochtones comme des partenaires à la recherche qui se gardent même le droit fondamental d‟y prendre part ou pas. La créativité et la capacité d‟improvisation du chercheur sont donc mises à l‟épreuve car il doit sans cesse négocier sa présence et défendre la pertinence de son étude. La transparence de ses intentions est l‟exigence principale.

Enfin, si les anthropologues entendent jouer un rôle de médiateurs entre les mondes, et s‟ils désirent participer à accroître le pouvoir (empowerment) des autochtones, contribuer à étayer leurs actions culturelles et politiques, et favoriser la reconnaissance et l‟expression d‟autres modes d‟être-au-monde, d‟autres choix de sociétés, il leur faudra manifester « un engagement affectif et politique parfaitement clair à l‟égard des cultures locales » (Escobar, 1997: 553 ; Poirier, 2000 : 151)

Ainsi, dans sa pratique, l‟anthropologue se voit dans l‟obligation, s‟il désire mener son projet à terme, d‟inclure les commentaires de ses interlocuteurs et de dépasser ses propres schèmes de pensée pour se laisser transformer par le terrain (Goulet, 2004 ; Goulet et Miller, 2007).