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3.2. La population Dane-zaa

3.2.3. Le monde des Prophètes

À mon arrivée à Doig River, un aîné m‟a dit « everybody dreams but the prophets were more powerful » (Journal de terrain, 22 mai 2012). Les prophètes (Náách en Dane-zaa Záágéʔ), puissants rêveurs, étaient connus pour avoir un « sixième sens » qui leur permettait de voir au-delà du présent et des apparences. Autrefois, comme il me l‟a été communiqué – Ridington (1987, 1988, 2013) le note également dans ses travaux – ils pouvaient rêver pour la communauté entière et organiser des battues grâce à leurs chants et leurs pouvoirs oniriques, si exactes que les membres, si proches, pouvaient tuer l‟animal traqué avec une hache. À noter que ce rôle est aussi documenté par Marie-Françoise Guédon (2005) pour les peuples athapascans de l‟Alaska. Dans son ouvrage, elle mentionne des personnes appelées « sleep-doctor » qui pouvaient rêver pour les autres, leur indiquer où ils trouveraient du gibier et dans lequel de leur piège un animal à fourrure se serait jeté ; ils détenaient aussi d‟importants pouvoirs de guérison.

24 J‟encourage fortement le lecteur, s‟il en a la possibilité, à naviguer sur le site internet Dane Wajich : Dane-

zaa Stories and Songs dont l‟adresse est disponible dans la bibliographie pour s‟imprégner des chants des

59 Avec l‟arrivée des Euro-canadiens au sein du Dane-zaa nanéʔ, le monde des Náách , parmi d‟autres changements25, se dote d‟une dimension prophétique. Il s‟ouvre avec Makénúúnatane (« He Opens the Door »), le premier prophète dont les Dane-zaa se souviennent, et qui vécut vers la fin du XVIIIe siècle. Sa présence est d‟ailleurs notée dans le journal d‟un des employés de la Compagnie de la Baie d‟Hudson qui l‟appelle le Cygne26 ou encore le Chef Sikanni. Le

monde des prophètes se termine en 1976 avec la mort de Charlie Yahey27. Par la suite, lors de l‟introduction du christianisme au XIXe siècle, les Dane-zaa ont cherché à comprendre ce qui se cachait derrière le pouvoir des prêtres et de leur livre, la Bible, et ces derniers, on l‟imagine, ont dû être particulièrement satisfaits de cette attentive audience. Ainsi, les symboles chrétiens, sans éradiquer

l‟héritage chamanique, ont

commencé à apparaître dans les

rêves des prophètes qui se sont inspirés du support des prêtres pour communiquer à leurs pairs les récits de leurs voyages oniriques. Robin Ridington (1988, 2013) présente dans ses travaux plusieurs photographies, qu‟il a lui-même prises, de peaux d‟orignaux ou de tambours peints et qui, par symbolisme, relate le périple du voyageur ; le tout forme une « dream map ». Parmi les divers symboles rencontrés, celui d‟un oiseau gardant les portes du paradis et des échelles sont particulièrement intéressants. Le premier est d‟origine chamanique, alors que le second rappelle les échelles catholiques du père Lacombe, ces

25 Ces changements se remarquent dans les noms mêmes des prophètes. Adíshtl‟íshe par exemple qui signifie

« birchbark » désigne également la Bible.

26 On a vu précédemment que le nom de Swan est aussi attribué à Tsááyaa, modèle pour les autres rêveurs, et

qui avait la capacité de passer d‟un monde à l‟autre tout comme les cygnes migrateurs.

27 Hommes et femmes pouvaient être prophètes mais seuls les premiers jouaient du tambour. Ridington, à la

fin des années 60, a rencontré et enregistré Anachuan, devenue prophète à la suite d‟une maladie. Elle était la conjointe de Charlie Yahey.

Figure 2 : Charlie Yahey tenant un tambour sur lequel est peint une dream map. On reconnait les échelles catholiques. Robin

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formes de catéchisme pictural largement utilisées par les missionnaires oblats dans le but de convertir les sociétés autochtones de l‟actuel Canada (Ridington 2013 : 150 à 151). Par conséquent, ainsi que l‟affirmait un ami : « we are all christians somehow », ce qui signifie que les Dane-zaa, comme les prêtres catholiques, confirment l‟existence d‟une unique divinité mais de deux façons différentes : alors que les premiers en connaissent la réalité et les enseignements par l‟intermédiaire de la Bible, les Autochtones, eux, la voient à travers leurs rêves. Ces expériences oniriques, vécues comme réelles, témoignent de l‟existence de Dieu.

Tout comme Jésus, Makénúúnatane, le premier prophète, apporta un message de paix. Les Dane-zaa expliquent qu‟avant son temps, les gens ne cessaient de s‟entretuer au cours de fréquentes guerres. Makénúúnatane a fait cesser les combats en invoquant le péché qu‟est de tuer son prochain, qui alourdit l‟âme et empêche d‟accéder au ciel. Aussi, les prophètes sont des personnes reconnues pour avoir voyagé jusqu‟au ciel en revenant sur terre dans le même corps en suivant yaak’ihts’ ʔ atanii, le chemin vers le ciel. Au paradis, ils y ont rencontré les prophètes qui ont vécu avant eux et leurs proches avec qui ils ont partagé leurs histoires comme ils pouvaient le faire sur terre, tous les étés, à Suu Na Chii K’

Chi Ge. De ce voyage, ils ont rapporté des prophéties : Makénúúnatane a prédit l‟arrivée de

l‟homme blanc sur le territoire et, durant cette période d‟intenses changements, il a aussi appris aux Dane-zaa à composer avec et à utiliser les outils apportés par ces nouveaux arrivants. Charlie Yahey quant à lui, a vu les changements modernes du territoire provoqués par les compagnies de pétrole et de gaz sous la forme de serpents géants (pipelines) et d‟allumettes géantes (les tours de combustion des gaz). Il a aussi prédit qu‟il serait le dernier des prophètes. Ceux-ci ont également ramené un chant (náách yin ʔ littéralement « Prophet song » ou « Dreamer song »).

One time Makénúúnatane went to sleep for a long time [...] Around noon the next day in his dream he went to heaven. It was a long ways back so he couldn‟t make it back soon. They knew he was still living but he was someplace, a long ways in his dreams [...] They just kept watching him. His throat was still moving always so they just watched him and finally about noon he was himself again. His dream came down again. In his dream he came down

61 and he slept again. Then he sat up and started singing [...] He sang that song and told about it. He told people about Heaven (Ridington, 2013 : 160).

Ces chants, qui sont encore une part important de l‟héritage des prophètes dans le paysage spirituel dane-zaa contemporain, sont en quelque sorte attrapés par le voyageur au cours de son périple. Charlie Yahey l‟exprimait ainsi :

They just go up. They just sleep and they get those songs. They go up there in dream. They haul them down and come back. Then they get up. Just like right now when we sing. It is just like we knew that song before […] They just grab it up there. And they wake up with that song (Ridington 1988).

Charlie Yahey poursuit en expliquant que ces chants n‟étaient pas uniquement réservés aux humains mais que chaque animal avait le sien, chacun pouvait prier Dieu avec la chanson qui lui appartient pour qu‟il amène des temps meilleurs ; des hivers moins froids par exemple. Le prophète Gaay , qui vécut au début du XXe siècle, obtint une chanson « Prairie chicken song » qui lui permettait d‟invoquer un meilleur climat pour l‟avenir et Charlie Yahey le confirma en citant deux hivers sans neige de sa jeunesse (Ridington 2013).

Après les décès de Charlie Yahey en 1976 et celui de Jack Acko en 1979, aîné et songkeeper respecté, la dreaming tradition aurait peut-être disparue si un troisième triste événement n‟était venu en raviver la pratique, car les Dane-zaa avaient cessé d‟organiser, à ce moment, des Tea Dance28. La perte de Mackenzie Ben, proche ami de Tommy Attachie, en 1981 vint rappeler à ses proches et autres membres des communautés qu‟ils avaient le devoir de restaurer ce type d‟événement afin d‟aider l‟esprit du jeune homme à trouver son chemin vers le ciel en suivant les chants des prophètes

28 Les Tea Dance ou Prophet Dance se dansent en cercle autour d‟un feu suivant le sens horaire ou la course

du soleil (de l‟est à l‟ouest) au rythme des chants des prophètes (voir Ridington, 1978). Figure 3 : Doig Drummers. Jack Askoty, Gary

Oker, Tommy Attachie et Robert Dominic. Paul Bénézet (2012)

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(Ridington, 2012a : 43). De nos jours, la communauté de Doig River, la seule à maintenir activement et publiquement les Tea Dance et les chants, compte deux songkeepers, Tommy Attachie et Sam Acko (Ridington, 2012a : 44). Jack Askoty, Freddy Askoty, Leo Acko, Robert Dominic, Gary Oker et Eddie Apsassin sont également des chanteurs respectés auxquels se joignent à l‟occasion des membres d‟autres communautés dane-zaa de Colombie-Britannique. Les chants peuvent être chantés lors des funérailles ou durant des jours mémorables tels ceux de Doig Days, Aboriginal Day, le Doig Rodeo et lors d‟importantes rencontres avec des représentants du gouvernement. En outre, les chants des prophètes demeurent une exception culturelle dont bien des jeunes Dane-zaa sont fiers ; ils revêtent un caractère identitaire fort comme l‟exprimait Gary Oker lors du Aboriginal Day : « we continue playing these songs so we know who we are on the land » (Journal de terrain I, 21 juin 2012).

Les chants ne sont pas l‟unique héritage des prophètes. Beaucoup de membres de la Doig River First Nation sont des descendants directs de ceux-ci et les chanteurs nommés ci- dessus sont presque, à quelques exceptions près, fils ou petit-fils de prophète ou d‟importants songkeepers.

We are descendants of a lot of Dreamers in our history. Every family base have somebody that they‟re related to that, our Dreamers. So, we have a really strong connection to huh, the traditional Dreamers that composed these original songs and stories. Like for example I‟m a grandson of a Dreamer so, it‟s pretty close, right? So we‟re still connected to that and we practice it so that we can‟t continue practice to not necessarily… Well, we are Dreamers but, people don‟t recognize it yet. Because the work that we do today is for the future generations (Dane-zaa 11, septembre 2012).

De plus, ainsi que l‟exprime ce participant dans la dernière phrase de son intervention et comme je l‟ai entendu de la bouche d‟une autre personne à Doig River, il existe toujours des Dreamers mais pas de la même façon qu‟autrefois. Les travaux qu‟ils entreprennent actuellement sont pour le futur en ce sens qu‟ils ont une vision pour l‟avenir des jeunes. Gary Oker par exemple, essaie de retranscrire la dreaming tradition sur des supports modernes accessibles à ces nouvelles générations. Il travaille sur ce qu‟il nomme la « digital mythology » et a le projet de créer une série en dessins animés de l‟histoire de

63 Tsááyaa intitulée : « Saya. A hero’s journey ». Par ailleurs, il s‟inspire des enseignements et des symboles des prophètes pour sa peinture et sa musique. En 2008, il a signé l‟album

Spirit Dreamers qui regroupe six chants recomposés ; à la voix et au tambour, se sont

greffés la guitare électrique, la batterie, la flûte et le piano29. Seulement, comme le souligne Amber Ridington (2012a), ce travail de recomposition n‟est pas apprécié de tous ; certains membres sont choqués du traitement apposé qui dénature ces chants sacrés.

3.3. Les Dane-zaa et le gouvernement fédéral canadien