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1.1 Décliner le territoire

1.1.3. Expérience et savoirs

Les savoirs sont définis par le chercheur Fredrik Barth (1995 : 66) comme ce qu‟un individu utilise pour interpréter le monde et agir sur celui-ci. En outre, il propose, pour les étudier, une grille d‟analyse en trois temps :

First, any tradition of knowledge contains a corpus of substantive assertions and ideas about aspects of the world. Secondly, it must be instantiated and communicated in one or several media as a series of partial representations in the form of the words, concrete symbols, pointing gestures, actions. And thirdly, it will be distributed, communicated, employed, and transmitted within a series of instituted social relations (Barth, 2002: 3).

Par ailleurs, Scott Rushforth, dans deux de ses articles (1992, 1994), analyse les modalités d‟acquisition des connaissances en milieu autochtone – plus particulièrement en contexte athapascan. Il note que ce qu‟il nomme la primary knowledge, l‟expérience de première-main, celle qui est directement acquise par un individu à travers ses cinq sens (l‟ouïe, la vue, l‟odorat, le toucher, le goût) et en fonction de ses expériences, de ses échecs, de ses réussites et de ses activités quotidiennes, a la primauté sur la secondary knowledge, celle qu‟une personne obtient au contact des autres membres du groupe et dans ses interactions sociales avec les animaux (voir aussi Nadasdy, 2003 : 101). De fait, plutôt que par une sévère instruction, l‟enseignement se réalise par une attentive observation et laisse libre cours au rythme et à l‟interprétation de chacun (Lanoue et Desgent, 2005). Une même activité sur laquelle repose un savoir commun pourra être exécutée d‟autant de façon différente qu‟il y a de personnes la pratiquant.

Dans le monde dane-zaa, les propos de Rushforth peuvent être résumés par la maxime de John Davis (décédé en 1998 à l‟âge de 94 ans) qu‟il prononça devant la Cour Suprême lors des revendications compensatoires pour la perte de la réserve Montney : « What I can

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remember, I will say. What I do not remember, I will not say » (Doig River First Nation, 2005). Cette phrase d‟une grande humilité révèle que l‟expérience personnelle est au cœur de l‟apprentissage en milieu dane-zaa : celui ou celle dont les récits et les savoirs reflètent sa propre expérience acquise tout au long de sa vie et ne reposent pas sur celle des autres, est considéré(e) comme une personne honnête et droite. À l‟inverse, l‟individu qui ne cesse de s‟appuyer sur des récits de seconde main récoltés ici et là s‟apercevra que leur véracité est remise en question. Au cours de mon terrain ethnographique à Doig River, j‟ai moi- même constaté que les histoires fondées sur les expériences des autres étaient de moindre valeur que celles issues des faits personnels.

Partant du constat que les savoirs s‟acquièrent de manière personnelle à travers les cinq sens, et que ceux-ci sont l‟intermédiaire par lequel les êtres vivants interagissent avec le monde mais aussi manifestent leur présence en son sein, il est possible de les rattacher aux différents concepts développés tout au long de ce chapitre. Sur la question de l‟ontologie animiste, Ingold (2004) reprenant les conclusions d‟Irving Hallowell (1975), émet des réflexions très intéressantes. Dans cet article, Hallowell questionne ses participants ojibwas sur la nature des roches et sur la vie qui les anime. Lorsqu‟il demande : « Are all the stones we see about us here alive ? », un des participants, après mûre réflexion, lui rétorque avec assurance : « No ! but some are » (Hallowell, 1975 : 64 ; Ingold, 2004 : 35). Cette réponse a de quoi perturber puisque le concept d‟animiste définit plus haut fait des êtres soi-disant inanimés tels les roches et les plantes des entités vivantes douées de caractéristiques (subjectivité, intelligence, sensibilité) réservées, par la vision naturaliste, aux seuls êtres humains. Or, poursuit Hallowell : « the Ojibwa do not perceive stones in general, as animate, any more than we do » (1975 : 65). Dans ce cas, qu‟est- ce qui détermine qu‟un être est vivant et l‟autre pas ? Pour Ingold : « the crucial test is experience » (2004 : 36). Une pierre sera donc considérée vivante si elle est en démontre les qualités : rouler par exemple sans l‟aide d‟une force extérieure, sauter ou encore ouvrir la bouche ; en bref, si elle est vue en train de se mouvoir ou d‟exécuter toute autre action qui la fera entrer dans la catégorie du vivant (Ingold, 2004 : 37 à 38). Pour citer un autre exemple, l‟arbre en forêt sera accueilli à l‟intérieur de cette même catégorie parce qu‟il aura été vu en train de se balancer ou bien le bruissement de ses feuilles entendu. Quant au tonnerre, il prouvera son

19 existence en tant qu‟être lorsqu‟il laissera entendre sa sourde voix. C‟est donc dire que c‟est l‟expérience de la relation qu‟une personne aura avec une entité, dans un temps et un lieu donnés, qui fera que cette entité sera considérée comme animée. Cela rejoint le concept d‟ontologie relationnelle évoqué plus haut. Bird-David en vient aux mêmes conclusions :

For example, one Nayaka woman, Devi (age 40), pointed to a particular stone – standing next to several other similar stones on a small mud platform among the huts – and said that she had been digging deep down for roots in the forest when suddenly “this devaru came towards her.” Another man, Atti-Mathen (age 70), pointed to a stone standing next to the aforementioned one and said that his sister-in-law had been sitting under a tree, resting during a foray, when suddenly “this devaru jumped onto her lap.” The two women had brought the stone devaru back to their places “to live” with them. The particular stones were devaru as they “came towards” and “jumped on” Nayaka. The many other stones in the area where not devaru but simply stones (Bird-David, 1999: 74).

L‟expérience et les savoirs qui en découlent sont également à rapprocher de la connaissance du territoire puisque tout comme l‟existence des êtres, il est appréhendé par l‟intermédiaire des cinq sens : le connaître c‟est en faire l‟expérience directe, y voyager, s‟y déplacer, le ressentir et l‟éprouver4. Émergent alors des sensations provoquées à la vue de tel paysage ; les souvenirs que l‟on a d‟un lieu se construisent en fonction des événements qui s‟y sont produits, des odeurs, de la forme du paysage etc. Peu à peu, l‟espace physique devient un espace mnémonique, une carte qui permet de s‟orienter, savoir quels sont les lieux d‟approvisionnement, de rassemblement, les montagnes, les rivières et les lacs (Ingold, 2010: 134). On connait donc un lieu de par l‟expérience que l‟on en a ou grâce à celle des autres l‟ayant reconnu avant nous et qui l‟ont partagé ; on reconnait l‟espace car on l‟a parcouru maintes et maintes fois, qu‟on l‟a attentivement observé ; on en sait la forme, la configuration et la texture, les odeurs et les sons. La simple action de marcher devient la façon par excellence d‟expérimenter un territoire (Ingold, 2010) car le corps en mouvement est un véritable laboratoire sensoriel : le pied permet d‟apprécier la structure du sol, d‟en déterminer la composition que ce soit une pente, une surface plane, un sol

4 Je soutiens que l‟expérience directe du territoire est un des piliers de l‟être au monde des chasseurs-

cueilleurs de manière à rester en accord avec les propos précédents et mes données de terrain. Cependant, Tuan (1977) avance que l‟expérience d‟un lieu peut également être conceptuelle c‟est-à-dire à travers les symboles et les représentations que l‟on en a ou qui nous sont communiqués. On peut parfaitement savoir à quoi ressemble son espace de vie de par l‟expérience directe mais d‟autres lieux comme une région ou un pays entier sont dans la plupart des cas trop vastes pour être personnellement connus. Ils vivent dans la mémoire par les rumeurs véhiculées ou les images disponibles.

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spongieux ou sec ; le regard qui embrasse un paysage sert à évaluer les distances, le temps qu‟il fait ou prédire celui qu‟il fera ; l‟ouïe, les sons produit par les autres êtres, le chant d‟un oiseau, le grognement d‟un ours, le craquement des branches d‟arbres ; l‟odorat, les odeurs de sève de sapin qui émanent des bourgeons au printemps.

Par conséquent, suivant les réflexions développées ci-dessus, on peut dire que la toponymie est le véritable miroir des pratiques et des activités d‟une société mais aussi de ses émotions, des événements heureux ou malheureux qui y sont survenus (Ingold, 1993 : 155). Basso (1998 : 110) par exemple, explique que dans les sociétés Apaches, les différents lieux sur le territoire ont été nommés par les ancêtres lorsqu‟ils y voyageaient à la recherche de nourriture, de site de campements et de rassemblements. Le toponyme en lui- même devient objet de souvenirs, de mémoire, puisqu‟il marque le paysage des expériences passées. Toucher à la toponymie c‟est donc effleurer l‟intimité d‟un groupe (Collignon, 1999 : 99) tout comme celle d‟un individu en particulier car elle peut être communautaire mais aussi individuelle : elle dénote l‟expérience d‟une population tout comme celle d‟une personne.

De plus, les animaux, dans la pensée animique, aussi sensibles et subjectifs que les humains, sont réputés pour pouvoir acquérir une expérience du territoire grâce à leur cinq sens – dans bien des cas d‟ailleurs plus aiguisés que ceux de l‟être humain – et donc d‟en connaître parfaitement la configuration (Scott, 1989 : 202). Ils possèdent leur propre carte mentale personnelle et communautaire construite en fonction des événements et des besoins; ils savent d‟expérience où trouver leur nourriture, leur abri, les lieux à éviter et distinguer leurs prédateurs des non-prédateurs. Par conséquent, relate Scott (1989) à propos des Cris de la Baie James, l‟être humain est en bien mauvaise posture par rapport à ces puissantes entités qui choisissent de se donner pour qu‟il puisse poursuivre son existence, doit proscrire certains comportements afin de masquer sa présence sous peine de voir, dans le cas contraire, les animaux fuir et éviter les endroits où ils auront remarqué le signe de ses activités :

21 Geese, like hunters, are said to “know the land”. Their ability to recontextualize certain perceptual features as signifying the presence of hunters is the potential undoing of the latter, as geese “get wise”. For this reason, hunters‟ precautions to minimize visual and auditory signs of their own presence go well beyond the use of blinds at actual hunting spits. Camps are kept at some distance from concentrations of geese, and are well-hidden in the bush. Snowmobiles and chainsaws are not used near concentrations of geese. Ideally, the only birds on the territory that will be immediately aware of hunters‟ presence are those from small flocks actually fired on at hunting sites. Shooting on calm days is generally avoided, because the sound of shooting carries over a wide area without a wind to muffle and disperse it. Shooting after dusk is also avoided, because the flame invisible at night at the end of a fired shotgun is said to terrify geese. Similarly, the use of lights outdoors visible at night is restricted (Scott, 1989: 200).

Enfin dans les mondes autochtones, le rêve est vécu comme une expérience réelle située à l‟extérieur du corps du dormeur ; c‟est un voyage ou plutôt un changement de point de vue sur un même territoire. Les Dènès Tha (nord-ouest de l‟Alberta) avec lesquels a travaillé Jean-Guy Goulet (1998) expriment cette différence par l‟existence de deux mondes respectivement nommé ndahdigeh (« cette terre ») et echuhdigeh (« l‟autre terre »), l‟un relevant du domaine éveillé tandis que l‟autre appartient au monde du sommeil. Le phénomène onirique n‟est donc pas, comme dans les sociétés occidentales influencées par l‟approche psychanalytique de Sigmund Freud ([1900] 1976) et de ses successeurs, un produit du cerveau qui réagit à divers stimuli physiques et psychiques intervenant durant la vie éveillée et pendant le sommeil. Il n‟est pas davantage le résultat de l‟imagination humaine, une illusion (Ingold, 2004 : 39). Il s‟agit d‟une expérience réelle que l‟on vit. À ce titre, pourquoi diffèrerait-il du monde éveillé où l‟on acquiert de l‟expérience et des connaissances par l‟intermédiaire des cinq sens ? Quand un aîné dane-zaa m‟expliquait qu‟il a fait un rêve où il a vu les flammes de l‟Enfer consumer les pécheurs dans une damnation éternelle et frissonner d‟effroi face à ce spectacle ; qu‟il volait au-dessus de la communauté pour se rendre au Ciel où il a aperçu les portes du paradis, c‟est qu‟il a vraiment expérimenté ces deux mondes, il en a constaté l‟existence, il les a ressenti au même titre que les sensations communiquées par les cinq sens éprouvées quotidiennement dans le monde lorsqu‟il est éveillé. Tout comme le monde qu‟il regarde, touche ou sens lorsqu‟il est éveillé, il sait, grâce à l‟expérience personnelle qu‟il en a faite, que le Ciel et l‟Enfer sont deux univers qui existent vraiment.

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