Chapitre II : État des publications des lettres
C) La question du genre sexuel
Le genre sexuel a longtemps constitué un biais discriminant, et il fonctionne toujours comme tel. Inutile de chercher Marguerite de Navarre dans le Lagarde et Michard des années
60. Elle n‟y était pas plus que δouise δabé. Elle n‟a véritablement passé la porte des études
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Éliane Viennot, C.M.V., introduction, p. 43-47 ; « Parler de soi, parler à l‟autre. εarguerite de Valois face à
ses interlocuteurs », op. cit.
108 Michel Veissière, « En écho à ‟εarguerite de Valois au temps de Briçonnet” », op. cit., p. 190. Il cite ici l‟interprétation de V.δ. Saulnier.
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Jean-Philippe Beaulieu, « Postures épistolaires et effets de dispositio dans la correspondance entre Marguerite
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littéraires que depuis Jourda et sous l‟influence de V.δ. Saulnier, puis de Nicole Cazauran. Il a
fallu attendre 2007 pour que d‟autres de ses œuvres que l‟Heptaméron paraissent en édition
de poche110.
Marguerite de Valois n‟est pas du tout encore revenue dans le canon, malgré l‟admiration unanime que ses Mémoires lui ont valu, du XVIIe
au XIXe siècle. Ce n‟est que récemment qu‟elle a recommencé de faire l‟objet d‟études sérieuses Ŕ qui demeurent rares.
Deux thèses lui ont été consacrées au XXe siècle, et une troisième est en cours111. Ses Mé-moires sont à présent reconnus comme texte fondateur du genre des MéMé-moires aristocra-tiques112.
Jeanne d‟Albret, dont l‟Ample déclaration est d‟un intérêt reconnu par les spécialistes, ne bénéficie toujours pas d‟une édition critique moderne pour ce texte, non plus que pour ses poésies. C‟est dire qu‟elle continue d‟être essentiellement « la mère de Henri IV ». Ses quali-tés littéraires n‟ont encore guère attiré l‟attention μ depuis les commentaires d‟Yves Cazaux qui a fait l‟éloge de son style poétique et émis l‟hypothèse qu‟elle avait façonné l‟art
épisto-laire de son fils (« Jeanne d‟Albret écrivain, ses relations littéraires et son mécénat », 1984), quelques
chercheuses ont analysé ses écrits113, toujours davantage d‟un point de vue historique que littéraire. Marie Stuart est aussi réputée pour son esprit brillant, et ses poésies ont été éditées au moins sept fois de 1873 à 2003114. Dans son ouvrage sur les reines écrivant à la Renaissance,
δisa Hopkins montre qu‟elle est une poétesse qui n‟oublie jamais qu‟elle est « Reine de
France Marie » et pour qui l‟écriture demeure, dans une vie chaotique, le seul domaine où elle
peut exercer royauté et contrôle115. Cependant, les critiques français ne semblent pas s‟être
intéressés à ses vers.
Ces reines, parce qu‟elles sont des femmes, ont donc été difficilement intégrées à la
ca-tégorie des « écrivains », en dépit de leurs qualités littéraires (reconnues de leur vivant) et
110 Dans Théâtre de femmes de l’Ancien Régime, XVIe siècle, Publications de l‟Université de Saint-Etienne, coll.
« La Cité des Dames », n°5, 2006, p. 35-374.
111 Éliane Viennot, Marguerite de Valois, histoire d’une femme, histoire d’un mythe, Paris, Payot, 1994 ; Fran-çoise Frémont, La Reine Marguerite de Valois et ses Mémoires, thèse de doctorat, Lille, Atelier national de re-production des thèses, 1996 ; Laurent Angard, Marguerite de Valois, épistolière et mémorialiste : les écritures du moi, Université de Strasbourg II, thèse en cours, sous la direction de Gilbert Schrenck.
112 Voir notamment Éliane Viennot, « Conversation, innovation : les Mémoires de la reine Marguerite et la
nais-sance d‟un genre », dans Mémoires de XVIIe et XVIIIe siècles : nouvelles tendances de la Recherche, sous la
dir. de Marie-Paule de Weerdt-Pilorge, Université de Tours, Cahiers d’histoire culturelle, n°13, 2003, p. 5-12, et Jean Garapon, « Une autobiographe dans les limbes : les Mémoires de la reine Marguerite », dans Margue-rite de France, reine de Navarre et son temps, Actes du colloque d‟Agen, sept. 1991, réunis par Madeleine δazard et Jean Cubelier de Beynac Centre εatteo Bandello d‟Agen, 1λλ4, p. 205-216.
113 Voir essentiellement les articles de Nadine Kuperty-Tsur et Eugénie Pascal cités plus haut. 114
La liste de ces éditions est donnée dans la fiche bibliographique de Marie Stuart placée en annexe. 115 Lisa Hopkins, op. cit., p. 72-85.
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d‟une tradition éditoriale bien réelle. Toutefois, au sein de notre groupe de souverains, on re-marque que les hommes, pourtant mieux étudiés sur d‟autres plans, sont encore moins bien
lotis que les femmes dans le domaine des études littéraires. Il est possible ici que les
présup-posés liés au genre viennent s‟articuler avec ceux que nous avons évoqué plus haut et qui
tiennent au statut social : les rois étant perçus comme plus actifs politiquement, seraient moins intéressants sur le plan littéraire que leurs épouses, réputées moins impliquées dans les af-faires, et qui auraient plus de temps pour cultiver leurs dons.
Toujours est-il qu‟on s‟intéresse encore bien peu aux écrits de François Ier
, Henri II, et Charles IX, qui ont pourtant laissé, en plus de leurs lettres, d‟autres genres de textes. Il est vrai
que pour les poésies de Charles IX, nous n‟en connaissons que deux publiées, à la suite de l‟édition des œuvres de Ronsard. Son traité de chasse, par son appartenance à un genre
mani-festement exclu du champ de la littérature, n‟a pas appelé d‟étude de cet ordre. Quant à
Hen-ri II, le seul de ses poèmes ordinairement mis en avant, comme Hope le fait remarquer, n‟est
pas de lui : ses propres vers révèlent pour leur part des erreurs dans le décompte des syllabes, et sont loin de présenter le même sens de la clôture que le sonnet de Du Bellay.
François Ier enfin a suscité des commentaires mitigés. June Ellen Kane, dans
l‟introduction de son édition, cite les éloges de Marot, Delminio, Theocrenus et Marguerite de ζavarre, qui montrent qu‟il était de son temps pleinement reconnu en tant que poète116
; elle analyse son usage de l‟alexandrin et du vers blanc comme de possibles tentatives d‟innovation
poétique117, et reconnaît sa capacité à puiser dans la poésie italienne et à l‟intégrer habilement
à sa propre production118. Cependant, elle ne dit rien de la portée générale de l‟œuvre, si ce n‟est qu‟elle reflète sans doute la vie du roi. Stephen Bamforth préfère se montrer prudent :
« Nous sommes en effet mal placés pour juger des qualités littéraires de la poésie de Fran-çois ν il faut éviter la tentation d‟imposer nos propres critères de goût à un poète né il y a plus
de cinq siècles. Et même à cinq siècles de distance, nous pouvons toujours apprécier le fait que François Ier possédait en tant que poète une technique très sûre119». εais c‟est en fait l‟article de Jean-Max Colard sur la « veine royale » qui, en dépit d‟un commentaire inaugural
116 François Ier, Œuvres poétiques, op. cit., p. 9-11. 117
Ibid., p. 59 et 62.
118 June Ellen Kane, « L'italianisme dans l'oeuvre poétique de François Ier », Studi Francesi, a.28, fasc.84, 1984, p. 485-497.
119 Stephen Bamforth, « Clément Marot, François Ier et les Muses », dans Clément Marot « Prince des poètes français », 1496-1996, actes du colloque international de Cahors en Quercy, Éd. Gérard Defaux, Michel Si-monin, Paris, Champion, 1997, p. 229.
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peu encourageant120 parvient à sortir des considérations limitées sur la valeur à attribuer à
cette poésie pour s‟interroger « sur son caractère éventuellement royal [et] sur ses possibles
enjeux idéologiques121». Il montre comment y sont cultivées, à des fins d‟auto-célébration,
les figures du Roi Très-Chrétien, de l‟imperator et du plus parfait des amants, trois figures qui correspondent à trois cercles distincts de réception (sa mère et sa sœur, l‟ensemble de l‟aristocratie, la société de Cour).
Les deux biais liés aux genres se renforcent donc pour laisser la plupart de nos souve-rains Ŕ et un peu moins de nos souveraines Ŕ hors de la catégorie des auteur-e-s reconnu-e-s.
D) L’exception qui confirme la règle : Henri IV
Henri IV n‟a écrit ni poésie, ni Mémoires, ni traité, ni théâtre. Il est pourtant, pour l‟instant, le seul roi reconnu comme écrivain μ on peut dire qu‟il fait partie, dans l‟imaginaire
collectif, d‟une sorte de lignée de grands hommes politiques à la plume élégante, qui va de
Jules César à François Mitterrand en passant par Napoléon et le Général De Gaulle. Les édi-tions de ses morceaux choisis (lettres et discours) sont la meilleure preuve de cette reconnais-sance122.
Eugène Jung, au XIXesiècle, s‟est lancé dans une étude systématique pour savoir si l‟on devait lui accorder le statut d‟auteur littéraire123
. En réalité, le contenu et la conclusion de cette thèse sont bien décevants pour nous aujourd‟hui : elle se contente de faire le portrait du souverain à travers ses lettres, d‟énumérer quelques qualités stylistiques (rondeur, simplicité, brièveté…) assorties de longues listes d‟exemples sans commentaires précis, pour conclure
paradoxalement que si notre histoire littéraire ne peut plus ignorer ses lettres124, il n‟est pas
pour autant un « bon écrivain ». Eugène Jung lui reproche de ne pas chercher à améliorer la
langue et de manquer d‟élégance. Il ajoute : « de cette imperfection naît une qualité : Henri IV
120 « Les Œuvres poétiques de François Ier ont eu sur tous leurs commentateurs un effet décevant » (Jean-Max Colard, « Le courage μ la “ veine royale ” de François Ier
poète », dans Devenir roi. Essais sur la littérature adressée au Prince, Éd. Isabelle Cogitore et Francis Goyet, ELLUG, Université Stendhal, Grenoble, 2001, p. 119).
121 Ibid., p. 120.
122L’esprit de Henri IV ou anecdotes les plus intéressantes […], 1770-1771 ; Les Amours de Henri IV, roi de France, avec ses lettres galantes, 1781 ; Lettres d’Henri IV à Corisande d’Andoins, 1788 ; A. Serieys, Lettres inédites d’Henri IV et de plusieurs personnages célèbres, 1802 ; Vie militaire et privée de Henri IV d’après ses lettres inédites au baron de Batz, celles à Corisande d’Andouins, etc…, 1803 ; Lettres d’Henri IV à Mme de Grammont, à Harambure, etc…, 1814 ; Henri IV peint par lui-même, 1814 ; Fastes de Henri IV surnommé le Grand, 1815 ; et plus récemment, Lettres d'amour et écrits politiques : avec quelques lettres reçues par le roi, choix et présentation par Jean-Pierre Babelon, Paris, Fayard, 1988.
123 Eugène Jung, Henri IV écrivain, Paris, Treutel et Würtz, 1855. 124
« Je ne crois pas que désormais notre histoire littéraire puisse passer sous silence les lettres de Henri IV », Ibid., p. 280.
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est un témoin de la langue125 ». Il finit donc, logiquement, sur une étude linguistique. Cette thèse nous paraît intéressante dans ses incohérences mêmes, parce qu‟elle révèle la contradic-tion qui existe entre ce qui est attendu d‟un écrivain et ce qui est apprécié chez le roi. Au pre-mier, on demande un travail de la langue, la recherche d‟un beau style, bref, un texte élaboré Ŕ tandis que ce qui plaît chez l‟épistolier, et Eugène Jung insiste assez sur ce point, c‟est le
natu-rel et la spontanéité. Autrement dit, sa thèse posait la question de l‟institutionnalisation en œuvre littéraire des lettres du roi, et il répond (mais il ne peut pas le formuler aussi
claire-ment) que Henri IV gagne sa place dans notre histoire littéraire justement parce qu‟il n‟est pas
un écrivain. Cette thèse ne paraît pas avoir eu une grande postérité au-delà du compte-rendu qui en parut dans les Dernières causeries littéraires de 1862126. Cependant, l‟idée que le roi était doté d‟une vraie plume a continué sur sa lancée dans la plupart de ses biographies.
Dans les années 80 du XXe siècle se manifeste un regain d‟intérêt pour la dimension
lit-téraire des écrits du Vert-Galant à travers une série d‟articles : les uns cherchent à quelle
es-thétique rattacher son style (baroque, humaniste, mondaine ou protestante127), tandis que les
autres s‟interrogent sur l‟existence d‟un style Henri IV en littérature et sur les objectifs de la
brièveté du roi128. Ces études esquissent des réponses à la double question de l‟origine et de l‟originalité de l‟expression du roi, mais seule celle de εichel εagnien s‟appuie sur une
ra-pide comparaison avec les lettres des rois et des reines qui l‟ont précédé, pour conclure à la
supériorité du premier Bourbon. Cette comparaison mérite d‟être poussée plus loin.
δ‟exception représentée par Henri IV s‟accorde avec son statut à part dans l‟histoire de France. C‟est parce qu‟il est le plus aimé de nos rois qu‟il est le plus volontiers regardé sous
tous les angles positifs possibles Ŕ alors même qu‟il ne s‟est illustré que dans le moins
recon-nu des genres littéraires.
125 Ibid., p. 282.
126 Armand de Pontmartin, « Henri IV écrivain », dans Dernières causeries littéraires, vol. 3, Paris, 1862, p. 238-251.
127
Janine Garrisson-Estèbe, « Henri IV, un souverain Baroque? », Le concept de baroque dans la science histo-rique, Journée Montauban 1980, 1983, n°11, p. 53-56 ; Roger Zuber, « L'art épistolaire et les Protestants de Henri IV à Pierre Bayle », La pensée religieuse dans la littérature et la civilisation du XVIIe siècle en France, Bamberg, 1984, p. 225-249 ; Michel Magnien, « Henri IV épistolier, ou la rencontre d'une pratique mondaine et d'une esthétique humaniste », Revue de Pau et du Béarn, n°16, 1989, p. 27-46.
128 Jean Mesnard, « Existe-t-il un style Henri IV en littérature ? », Les lettres au temps de Henri IV, actes du
colloque d‟Agen-Nérac, 18-20 mai 1990, association Henri IV, 1989, Pau, J.et D., 1991, p. 13-24 ; Roger
Zu-ber, « La brièveté d'Henri IV : sa nature, ses objectifs », Les formes brèves de la prose et le discours disconti-nu, Colloque du centre d'études supérieures de la Renaissance, textes réunis par Jean Lafond ,Tours, 1984, p. 73-83.
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Conclusion
Les écrits des souverain-e-s ont ainsi été abordés sous des angles variés. Cette variété pourrait, au fils du temps, offrir une certaine cohérence : en effet, les études rhétoriques et les
lectures littéraires, pour reprendre l‟expression de Janet Altman, éclairent l‟histoire des
men-talités, tandis que les connaissances historiques sont nécessaires à la compréhension des
œuvres littéraires. Histoire et littérature ne sont pas des disciplines étrangères l‟une à l‟autre, et depuis les travaux de ζathalie Zemon Davis, relayée par bien d‟autres, cela semble de plus en plus évident. Toutefois, force est de constater que les chercheurs, jusqu‟à présent, se sont
globalement répartis les textes par spécialité μ la poésie et les œuvres en prose ont été prises en
charge par des littéraires, qui ont quelque peu laissé en marge les lettres, davantage fréquen-tées par les historiens, tandis que certains textes difficilement classables restaient hors du
champ d‟intérêt des uns et des autres (le « Journal » de Louise de Savoie, le traité de chasse
de Charles IX, le discours justificatif de εarguerite de Valois…) . Il y a donc encore peu d‟études qui portent sur la facture des lettres, autrement dit sur l‟art épistolaire royal, et les
souverain-e-s ont été envisagés un par un, mais pas dans leur ensemble. δ‟étude des
corres-pondances présente en outre certaines difficultés propres μ tandis qu‟une œuvre littéraire
forme un tout, le plus souvent conservé avec un soin particulier, les lettres sont caractérisées à la fois par leur discontinuité et par une conservation bien plus aléatoire Ŕ fût-on au somment de l‟État. Face à l‟hétérogénéité des publications, il nous faut donc sélectionner un corpus de
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