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Chapitre II : État des publications des lettres

B) Des personnalités

Toutefois, une lecture de tous ces textes à travers un prisme purement événementiel, peut conduire à en négliger d‟autres dimensions, voire à les dénaturer. δe traitement réservé à ce que l‟on appelle le « Journal » de Louise de Savoie en offre un exemple très frappant. Ce texte se présentait à l‟origine comme une liste de faits marquants classés non pas dans l‟ordre

chronologique, mais mois par mois. Le but de la mère de François Ier était sans doute d‟établir

entre eux des liens invisibles pour révéler une relation spéciale entre sa famille et la Provi-dence divine. Or, au XIXe siècle, les éditeurs des grands recueils de Mémoires, désireux de le

rendre exploitable à la manière d‟une chronologie, ont bouleversé son organisation de façon totalement artificielle, détruisant par là l‟esprit du texte50

.

Outre les informations de type événementiel, on a traditionnellement puisé dans les écrits des souverains des indications sur leur volonté politique ainsi que sur leur caractère, ou sur ce que nous appellerions aujourd‟hui leur vie privée ou affective.

B) Des personnalités

On a souvent utilisé des lettres, hors contexte, pour bâtir ou démolir la réputation des

rois et des reines. Pour ce faire, on a pu choisir de ne publier qu‟un certain genre de missives : par exemple, les lettres d‟amour et d‟amitié de Henri IV pour confirmer l‟image du Vert

Ga-lant et du bon compagnon, et les « poulets » de Henri III adressés à la duchesse d‟Uzès, pour alimenter le mythe de ses mœurs dépravées. Pour Charles IX, la question qui a orienté bien

des publications est celle de sa responsabilité dans le massacre de la Saint-Barthélemy. Ainsi est-ce dans cette perspective que Paulin Paris a mis au jour la correspondance du roi avec le

gouverneur de δyon durant l‟année 1572. Comme il ne trouve pas dans ces écrits toutes les preuves de culpabilité qu‟il semble y souhaiter, il tente dans ses commentaires de leur faire dire ce qu‟ils ne disent pas : « Sans doute, jusque dans ces aveux et dans ces instructions

con-fidentielles, on retrouvera encore je ne sais quelle hypocrite retenue ; mais il ne faut pas

ou-blier qui les écrivit, et quel forfait il s‟agissait de préparer, de consommer et de mettre à profit. Dans de semblables affaires, on s‟entend toujours à demi-mot, et il n‟est donné qu‟aux

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Éliane Viennot, « Introduction », dans Marguerite de Valois, Mémoires, op. cit., p. 39-44. 50 Henri Hauser, « Le journal de Louise de Savoie », Revue historique, 1904, t. 86, p. 280-303.

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tions loyales et pures de s‟exprimer sans réticence51

». Une fois posé ce principe, plus rien

n‟interdit à Paulin Paris d‟interpréter librement les textes. ηn voit mal comment celle du 3 mai 1572, par laquelle le roi demande à ε. εandelot de veiller à l‟application du dernier

trai-té de paix, pourrait montrer la préméditation du massacre ; il lui ajoute néanmoins ce com-mentaire : « Charles IX, déjà décidé à exterminer les huguenots, cherchait tous les moyens de leur inspirer une aveugle confiance52 ». Trente-sept ans plus tard, Philippe Tamizey de Lar-roque propose de modérer les jugements portés sur Charles IX en publiant deux de ses

mis-sives (l‟une relative aux prisonniers faits après la Saint-Barthélemy et l‟autre sans aucun rap-port avec ce sujet). δ‟appréciation morale par laquelle il les introduit est certes plus nuancée que celle de son prédécesseur, mais elle n‟est pas davantage que la sienne fondée sur l‟étude

précise des textes : « […] ce prince […] fut plus malheureux encore que coupable, et […] il

serait juste de résumer ainsi [son] règne fatal : Charles IX fit beaucoup moins de bien et

beau-coup plus de mal qu‟il n‟en voulut faire53

».

Bien évidemment, les questions d‟attribution ont un impact majeur sur la représentation

que nous avons de ces personnages et de leurs motivations. Ainsi, attribuer à François de Moulins, précepteur de François Ier, le « Journal » de δouise de Savoie, c‟est se priver d‟une clé unique pour comprendre le rapport de cette dernière avec l‟exercice du pouvoir54

. De même, passer sous silence que Marguerite de Valois a rédigé pour Henri IV le Mémoire justi-ficatif, et insister au contraire pour lui attribuer La Ruelle mal assortie, c‟est alimenter son

image de reine dépravée plutôt que d‟alliée habile et sincère de son mari55

.

Toutefois, si on lit ces écrits en prenant les précautions nécessaires, ils peuvent être une excellente source de connaissance des souverain-e-s. Au point de vue politique, les lettres et

les mémoires (si l‟on tient compte de la part de déformations qu‟ils peuvent contenir) fournis-sent des indications précieuses sur l‟implication de leur auteur dans les événements dont ils

traitent. Ainsi, les lettres d‟Éléonore d‟Autriche au printemps 1526 (après la rupture du traité

de Madrid conclu par François Ier avec Charles-Quint) montrent qu‟elle était prête à user de son influence au Conseil de l‟Empereur pour sauver la paix, si le roi de France l‟avait voulu.

51 Correspondance du roi Charles IX et du sieur de Mandelot, gouverneur de Lyon, pendant l'année 1572, époque du massacre de la Saint-Barthélémy. Lettre des Seize au roi d'Espagne Philippe II, année 1591, Éd. Paulin Paris, Paris, Crapelet, 1830, introduction, p. X-XI.

52 Ibid., p. 11-12.

53 PhilippeTamizey de Larroque. « Deux lettres de Charles IX », Revue des questions historiques, a. 2, t. III, octobre 1867, p. 567.

54 Chloé Pardanaud, « Le mystérieux journal de Louise de Savoie », dansLes Femmes et l’écriture de l’Histoire, 1400-1800, actes du colloque international de Rouen de mai 2005, textes réunis par Jean-Claude Arnould et SylvieSteinberg, publication des Universités de Rouen et du Havre, Mont-Saint-Aignan, 2008, p. 41-55. 55

Éliane Viennot, « Marguerite de Valois et La Ruelle mal assortie : une attribution erronée », Nouvelle Revue du Seizième Siècle, n°10, 1992, p. 81-98.

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De même, pendant la période précédant la libération des Enfants de France (d‟août 152λ à

juillet 1530), la future reine a fait tout ce qui était en son pouvoir pour accélérer le cours des choses passablement ralenti par diverses méfiances et mauvaises volontés. Si ces lettres

n‟apportent guère de connaissances nouvelles sur la chronologie des faits, en revanche, elles offrent un éclairage inédit sur les compétences d‟Éléonore d‟Autriche, son réel désir de paix

et son engagement actif dans cet épisode56.

Dans un registre plus intime, les lettres constituent souvent des témoignages uniques et irremplaçables sur les relations amicales et amoureuses de nos souverain-e-s. On connaît bien celles de Henri IV à ses maîtresses, mais l‟exemple de Marguerite de Valois est plus

surpre-nant : à son amant Champvallon, elle adresse de véritables développements théoriques inspi-rés de la pensée néo-platonicienne ! εarguerite de ζavarre offre quant à elle l‟exemple unique de sa relation avec l‟évêque de Meaux, Guillaume Briçonnet, qui a été abondamment

commentée (beaucoup plus que ses lettres à son frère et au connétable de Montmorency). Or, contrairement à toute attente, cette relation ne correspond pas à une direction spirituelle tradi-tionnelle : les rapports entre les épistoliers évoluent (εarguerite qui se définit d‟abord comme une fille, devient ensuite la mère adoptive de l‟évêque), et il s‟avère que, si Briçonnet con-serve une forme d‟autorité à travers des discours alambiqués qui confinent au traité, c‟est en fait εarguerite qui lui indique les sujets qu‟elle aimerait qu‟il traite pour elle57

.

Par ailleurs, les textes permettent de se faire une idée du caractère d‟un personnage

his-torique. Ainsi, Caroline Zum Kolk commente l‟humour de Catherine de Médicis qui

transpa-raît à maintes reprises dans sa correspondance58. Anne de Bretagne doit à ses missives

expédi-tives la réputation d‟être une reine de fort caractère : « Ces lettres, sans être élégantes ou

raf-finées, sont brèves et vont droit au but. Son tempérament tranchant et autoritaire s‟y révèle

sans fard », écrit à son propos Georges Minois59. Il se fait l‟écho du jugement de l‟Abbé d‟Urville, dans la préface qui accompagne sa publication d‟une cinquantaine de lettres de la

reine : « Jalouse de son autorité, qu‟elle maintient avec une ténacité de Bretonne, elle l‟affiche

dans sa lettre au notaire Richard Maillart, comme elle la fait pressentir dans celle au pape

56 Voir Chloé Pardanaud, « Plaider, convaincre, entrer en scène μ Eléonore d‟Autriche et la libération des Enfants de France, d‟après sa correspondance inédite », Seizième siècle, n°4, 2008, p. 195-216.

57 Parmi les nombreuses études qui traitent de cette relation, voir notamment Michel Veissière, « En écho à

“εarguerite de Valois au temps de Briçonnet” », dans Mélanges sur la littérature de la Renaissance à la

mé-moire de V.L. Saulnier, Genève, Droz, 1984, p. 189-195, et Viviane Mellinghoff-Bourgerie, « δ‟échange épis-tolaire entre εarguerite d‟Angoulême et Guillaume Briçonnet, discours mystiques ou direction spirituelle ? »,

dans Marguerite de Navarre, 1491-1492, sous la dir. de J. Dauphiné et N. Cazauran, Actes du colloque inter-national de Pau (1992), Mont-de-Marsan, Éditions InterUniversitaires, 1995, p. 135-157.

58 Caroline zum Kolk, Catherine de Médicis et sa maison. La fonction politique de l’hôtel de la Reine au XVIe

siècle, thèse, sous la direction de Jacques Gélis, Université Paris VIII Ŕ Vincennes-Saint-Denis, 2006, p. 183.

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Alexandre VI60 ». Jacqueline Boucher dégage quant à elle les « préoccupations d‟Henri III au

travers de ses lettres », qui montrent ses inquiétudes politiques, ses colères et ses désespoirs. Elle conclut : « De telles lettres furent pour lui un exutoire plutôt que l‟annonce d‟une action

précise, surtout en matière politique. Elles furent un remède psychologique, indispensable à un souverain d’un caractère passionné, affronté à des situations difficiles, voire tragiques61

». On pourrait citer encore des commentaires sur l‟amour fraternel qui unissait François Ier

et Marguerite de Navarre, la douceur de Louise de Lorraine, ou le tempérament de Henri IV.

Reste à savoir si la personnalité des souverains telle qu‟elle s‟exprime dans leurs écrits cor-respond à une vérité intime, ou si elle est le résultat d‟une construction dont il faudrait

cher-cher à comprendre les objectifs et les moyens… Par exemple, l‟obséquiosité manifestée par l‟auteure de l‟Heptaméron à l‟égard de François Ier

est certes le reflet de ses sentiments pour son frère, mais elle est aussi liée aux contraintes matérielles de la correspondance (les lettres sont nécessairement lues par plusieurs personnes) et à un contexte politique (les souverains de

ζavarre ont besoin de l‟amitié du roi de France)62

. En dehors de ce qui relève de la

conven-tion, il n‟est pas évident de déterminer la part de spontanéité et la part de stratégie qui infor-ment l‟expression des souverain-e-s, d‟autant que leurs infor-mentalités ne sont pas les mêmes que les nôtres, ce qui peut induire des erreurs d‟interprétation. εais justement, ces textes

consti-tuent également des sources primordiales pour l‟histoire des mentalités.

II) L’histoi e des e talit s