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2. Le Laos : un État enclavé

2.4 La question ethnique

Le rôle d’État-carrefour assumé par le Laos pendant la période précoloniale, a contribué à construire la pluriethnicité du territoire. La complexité de la composition ethnique est attribuable à son ancien rôle de carrefour de communication (De Koninck, 2012 : 284). Malgré sa faible densité démographique, le Laos cache la plus grande diversité ethnique de la région sud-est asiatique continentale (Pholsena, 2009; Erni, 2008 :395). La dernière classification ethnique adoptée par l’État répertorie quarante-neuf groupes ethniques différents, mais cette dernière est débattue. En fait, la classification a fait l’objet de plusieurs modifications au cours du dernier siècle. De plus, la multiethnicité est source de conflit au niveau national. Des politiques pour favoriser l’intégration de toutes les régions, mêmes les plus éloignées, étaient jugées, aux yeux du pouvoir, nécessaires pour favoriser un certain contrôle social sur son territoire.

Pholsena (2009) expose la question de la classification ethnique au Laos depuis les périodes royale et coloniale, en documentant les précédents recensements et leurs transformations au fil des années. Pholsena explique que la question ethnique a évolué et s’est transformée selon les intérêts poursuivis par le pouvoir en place. Durant l’ère coloniale, trois recensements ont été réalisés par les autorités françaises : en 1921, 1931 et 1936 (Pholsena, 2009 : 61). Le manque de ressources financières, humaines et matérielles, de même que les méthodes subjectives utilisées ne permettent pas d’affirmer que ces recensements sont fiables. D’ailleurs, Pholsena affirme que la « taxinomie raciale employée dans les statistiques officielles de l’Indochine s’appuie sur une conception propre à l’anthropologie physique pratiquée à cette époque, qui identifie et classe les groupes humains selon leur morphologie » (Pholsena, 2009 :62). Ainsi, plusieurs facteurs et caractéristiques n’étaient pas pris en compte dans les classifications utilisées. La typologie a été simplifiée, catégorisant les populations locales en deux groupes distincts : les peuples dits primitifs, provenant des montagnes, et les peuples dits plus civilisés, provenant des plaines (idem, 2009 : 63).

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Lorsque le gouvernement royal lao a obtenu sa souveraineté politique en 1953 (Pholsena, 2009 : 63), des recensements ont été tenus, à des intervalles irréguliers, en raison des divers conflits qui ont enflammé la région (ibid.). Il est possible de remarquer que la classification utilisée par le Royaume lao s’inscrit dans la continuité de la classification utilisée à l’ère coloniale. Toutefois, une nouvelle catégorisation est utilisée par le gouvernement à partir des années 1950. Elle regroupe les différentes ethnies sous trois groupes distincts caractérisés par la position géographique : les Lao Loum (peuples des plaines et des vallées), les Lao Theung (peuples vivant sur les pentes des montagnes) et les Lao Soung (peuples vivant aux sommets des montagnes) (Pholsena, 2011 : 92; 2009 : 65; Erni, 2008 : 396). Selon Pholsena, cette nouvelle classification poursuit un objectif : « supprimer la connotation péjorative et raciale liée à l’ancienne terminologie et aplanir les particularités de chaque race » (Pholsena, 2009 : 66). L’utilisation de ces trois classes avait donc pour objectif d’unifier la nation.

L’unité territoriale demeura un enjeu partagé par le nouveau gouvernement communiste, lors de sa prise de pouvoir en 1975. Considérant la situation sociale et politique précaire sur le territoire national et au niveau régional, le gouvernement laotien veut atténuer les divisions ethniques et sociales pour prévenir les crises. L’État fonde ces critères sur une nouvelle idéologie qui reconnaît la diversité et l’égalité entre les ethnies. L’État fonde les critères sur la définition de Staline d’une communauté nationale et les adapte au contexte économique, politique et social local (Pholsena, 2009 :75). Selon Staline, la nation doit réunir cinq critères : « une communauté stable d’individus, une langue, un territoire, une vie économique et une structure psychologique ou un ‘’caractère national’’ et adhère aux ‘’lois historiques’’ » (idem, 2009 : 67). L’objectif du Parti communiste n’est pas de préciser spécifiquement le nombre d’ethnies, mais bien de mettre en place un mode d’organisation de la population, influencé par les travaux de Lénine et Staline (Pholsena, 2009). Christian Taillard (1983) affirme que le nouveau régime politique agit sous l’influence du communisme maoïste et qu’il tente de mettre en place des stratégies et des politiques pour construire un nouvel État socialiste. L’État mise donc sur l’importance de la collectivité pour amener des solutions aux problèmes économiques et sociaux sévissant sur le territoire.

L’État évite d’utiliser les termes « minorité ethnique » et « indigène (indigenous en anglais est un terme souvent utilisé dans la littérature) » (Erni, 2008 : 395). Ces termes, jugés

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péjoratifs par l’État, viendraient renforcer un sentiment d’infériorité pour les populations issues des groupes ethniques minoritaires (idem, 2008 : 395). Le terme « indigène » renvoie d’ailleurs à la période coloniale. Cependant, selon Erni (2008 : 395), le terme, politiquement connoté serait évité puisqu’il donne un statut (international) particulier aux minorités ethniques. Ainsi, ce terme serait proscrit par l’État d’une part, afin de garder le contrôle sur son territoire et ses populations et d’autre part, pour éviter de reconnaître des droits ancestraux aux peuples « indigènes » ou autochtones (ibid).

La construction de l’État, les questions agricoles et ethniques, tout comme celle de la pauvreté sont des thèmes incontournables pour comprendre la dynamique d’intégration des régions montagneuses à l’ensemble national au Laos. L’histoire et la constitution de l’État moderne teintent significativement la mémoire collective (Pholsena, 2006). Par ailleurs, la situation d’État-tampon du Laos (Taillard, 1989) influence également ses relations avec ses voisins et, par le fait même, son économie et son intégration au marché. En ouvrant de nouveau son économie au marché en 1986, le Laos a fait vœu de se développer et de devenir un État uni et fort. Toutefois, de nombreux échecs sont survenus, notamment la collectivisation agricole. Le développement économique évolue maintenant dans une pensée capitaliste, alors que le développement politique est orienté par le régime communiste. La population vit un dilemme entre son désir de modernité et la préservation des héritages culturels. La question ethnique ravive des tensions, dans un État où le parti unique souhaite unifier sa population afin de stabiliser son territoire et ainsi favoriser les investissements étrangers. Tout cela forme le contexte de base dans lequel le processus d’intégration socioéconomique se déroule dans les régions montagneuses du Laos, en particulier dans la province de Champassak. Ces régions, peu peuplées en regard des régions de plaines, sont de plus en plus occupées et organisées par l’État.

Trois principaux niveaux géographiques s’emboîtent où l’on peut étudier des processus inter- reliés, dynamisés par l’État. Aux niveaux international et national, l’intégration socioéconomique (variable indépendante) est un processus qui peut être suscité de l’extérieur ou de l’intérieur, selon l’implication des acteurs, son ampleur et aussi, la réaction des populations face aux changements. Dans ce processus, l’État, acteur de niveau géographique intermédiaire, agit comme acteur central du changement. Afin de consolider la légitimité de

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son pouvoir et son territoire, l’État contribue directement ou indirectement à influencer la manière dont l’intégration des régions périphériques au territoire national se déroule (Déry, 2008).

Au niveau local, l’adaptation (variable dépendante) des populations montagnardes aux transformations socioéconomiques, d’un point de vue local, demande du temps. Karl Polanyi a, dans ses travaux (1983), introduit la notion du rythme d’adaptation. Il y affirmait que « le rythme du changement comparé [à] celui de l’adaptation décidera de ce qu’il faut tenir pour le résultat net du changement (1983 : 63) ». Les changements s’enclenchent souvent malgré la volonté de certaines populations. Des questions émergent donc de ce constat. Quelle est la capacité des populations à s’adapter au processus rapide de modernisation qui se déroule depuis 20 ans? Que doit-on comprendre lorsqu’on dit que le processus est rapide? Est-ce que les populations bénéficient des moyens nécessaires pour parvenir à s’adapter? Qu’est-ce qui permet leur adaptation? Quels sont les moyens mis à leur disposition pour apprendre à fonctionner dans un nouveau système ayant des caractéristiques inconnues? Ces changements fragilisent-ils les populations, les marginalisent-elles?

Cette recherche contribue à amener des éléments de réponse à ces questions en étudiant la relation entre les trois variables en effectuant une étude de cas au Laos, dans la province de Champassak. Dans le prochain chapitre sera exposé le processus d’intégration socioéconomique des régions marginales et montagneuses du Laos.

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3. Les rouages du processus d’intégration socioéconomique des