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8. Résultats et discussion en lien avec l’objectif 2

8.1 Idéaux-types d’interdépendance et de reconnaissance

8.1.4 Quatrième idéal-type : l’interdépendance en situation, avec

Le quatrième idéal-type qui se dégage de notre analyse est celui des expériences de bénévoles retraités dont l’action est largement reconnue par les programmes et organismes communautaires de lutte contre la maltraitance envers les personnes aînées. À l’instar de la recension d’écrits qui a été présentée au Chapitre 5, ces bénévoles sont appelés à mettre leur bagage professionnel à profit des programmes et organismes dans lesquels ils s’engagent (voir entre autres Bédard-Lessard, 2018; Bandy et al., 2014; Allen, 2000; Anetzberger et Alfonso, 2000).

On pourrait affirmer que l’expérience de François (préposé aux bénéficiaires à la retraite), de Lucie (enseignante en adaptation scolaire ayant accompagné un aîné en situation de handicap qui a été en situation de maltraitance), de Pauline (directrice scolaire à la retraite) de Jacques (organisateur communautaire à la retraite), Yvette (infirmière à la retraite) et Henri (policier à la retraite) s’inscrivent dans ce troisième idéal-type. En effet, à la différence

du premier-idéal-type, ces bénévoles ne s’engagent pas nécessairement dans la lutte contre la maltraitance envers les personnes aînées dans une logique d’interdépendance et de prévention d’une forme ou l’autre de maltraitance. Ainsi, comme le mentionne Yvette :

J'ai travaillé quatre ans en santé sécurité au travail [comme infirmière communautaire]. La plupart de mon expérience là c'est en santé communautaire, en animation pour la prévention des problèmes de santé. C’est pour ça que ça m'a intéressée à, quand j'ai pris ma retraite, j'avais vu dans le journal, qu’ils cherchaient des bénévoles [pour animer des activités de sensibilisation à la maltraitance. [….]. Je suis bilingue, donc c’est moi qui assure l’animation des groupes anglophones. (Yvette, programme 2)

Les propos de Lucie montrent également l’importance du bagage professionnel acquis au cours de la vie active des bénévoles ainsi que la reconnaissance associée à ce dernier :

Ce sont les bénévoles qui constituent l’expertise de notre organisme. C’est notre expertise de notre carrière qui est mise à profit parce qu’on est des retraités. Donc c'est notre expertise de travail qui fait notre richesse. (Lucie, organisme 2)

En effet, dans cet idéal-type, l’apport des bénévoles dans le continuum de lutte contre la maltraitance envers les personnes aînées est bien reconnu et légitimisé. Par exemple, Lucie évoque une situation où elle a eu à accompagner une personne aînée en situation de maltraitance chez son médecin. Elle mentionne le fait que le médecin a reconnu son engagement dans la défense des droits de cette personne :

Il m’a félicité en disant : « On a besoin de plus de personnes comme vous dans la société qui défendent les droits des personnes aînées ».

(Lucie, organisme 1)

Toujours dans une perspective d’interdépendance, un bénévole insiste sur l’importance de montrer sa reconnaissance envers les personnes avec lesquelles il travaille, que ce soient les membres de l’équipe de l’organisme ou ses partenaires :

L’attaché politique du bureau de comté a fait avancer le dossier. C'est sûr que, lundi prochain, je vais appeler le bureau de comté, je vais demander qui a traité le dossier et je vais vouloir lui parler pour lui dire merci […]. Ça fait partie entre

autres de sa paie de se faire dire merci. C'est sûr qu’entre partenaires, collègues, collaborateurs, il faut le faire. (Jacques, programme 1)

Un autre exemple intéressant de cet idéal-type est celui de François, ce préposé aux bénéficiaires qui a été témoin de diverses situations de maltraitance dans le cadre de son travail. Il offre un plaidoyer afin que les personnes aînées apprennent à s’affirmer et à mettre leurs limites :

J’ai travaillé comme préposé aux bénéficiaires et je sais qu’il se passe des choses plus ou moins acceptables en dessous des draps. Puis moi j'ai une horreur de ça. Je veux que mon expérience à moi serve un petit peu à ça. Je veux être capable de dire aux personnes aînées vous avez le droit de dire non. Tout mon travail au niveau du bénévolat auprès des personnes aînées ça se limite à leur faire penser qui y ont le droit de dire non. À n'importe quoi. (François, programme 2)

Certains bénévoles ont exprimé une volonté de contribuer à une cause et de faire profiter les gens de leur expérience professionnelle. Ainsi, Henri, policier à la retraite, mentionne sa volonté de verser son expérience de services à la population par le biais de son action bénévole dans la lutte contre la maltraitance :

C'est mon travail policier, où j'avais eu à traiter des cas de maltraitance, et puis je trouvais que les personnes n’avaient pas beaucoup de recours et pas beaucoup de support là-dedans. Donc, j'ai dit : « Si je peux leur en donner un petit peu, si je peux les aider un petit peu, ça va servir, et puis j'ai une bonne santé et je suis encore en bonne forme. » (Henri, organisme 2)

Dans la même veine, Jacques, qui est un directeur d’organisme communautaire à la retraite et qui possède une bonne connaissance des ressources et des réseaux public et communautaire, évoque son désir d’accompagner les personnes aînées qui sont parfois perdues dans leurs démarches de défense de leurs droits :

C’est important pour moi de mettre mes connaissances, mon expérience au service de gens qui passent entre les mailles ou qui n’arrivent pas à s'accrocher dans les mailles officielles. (Jacques, programme 1)

Ainsi, le bénévolat en général et le bénévolat dans la lutte contre la maltraitance envers les personnes aînées en particulier permettent aux bénévoles de mettre à profit les compétences acquises au cours de leur vie active. En effet, les bénévoles ont discuté de leurs différentes expériences, que ce soit leur expérience bénévole passée ou leur expérience professionnelle, qui viennent orienter leur engagement actuel dans la lutte contre la maltraitance et constituent en quelque sorte une continuité. C’est ce qu’exprime cette bénévole qui a été enseignante en adaptation scolaire et qui a toujours été engagée bénévolement auprès de personnes en situation de handicap :

J'ai étudié en adaptation scolaire et j'ai travaillé une dizaine d'années auprès de la clientèle handicapée intellectuelle. J’ai travaillé comme éducatrice spécialisée et enseignante. Donc, je me suis beaucoup impliquée auprès de cette clientèle […]. Présentement, j’accompagne un aîné maltraité qui a une déficience intellectuelle. (Lucie, organisme 1)

En outre, si dans cet idéal-type d’interdépendance, les liens sociaux et la solidarité passent par la mise à profit du bagage professionnel des retraités à travers leur action bénévole, ces derniers peuvent, en retour, acquérir des compétences supplémentaires leur permettant un retour sur le marché du travail, à l’instar de certains écrits (Havard Duclos et Nicourd, 2005), comme c’est le cas pour François :

C’est important que quelqu'un qui veut faire du bénévolat […] se sente impliqué dans ce qu’il fait pour pouvoir aller chercher les compétences […]. Les compétences que j'ai acquises […] m'ont permis de postuler sur le poste que je vais obtenir bientôt. (François, programme 2)

Par ailleurs, si ces bénévoles souhaitent mettre à profit leur bagage professionnel pour contribuer à une cause, ces derniers ancrent leur interdépendance dans une forme de responsabilité morale. Les travaux de certains auteurs, comme Chanial (2015, 2014) en France ou encore Gaudet (2015) au Québec, se réfèrent au Mouvement anti-utilitariste dans les sciences sociales (MAUSS), ainsi nommé en l’honneur de l’auteur de L’Essai sur le don, l’anthropologue français Marcel Mauss. Ces auteurs font le pari que le don s’inscrit dans cette logique de réciprocité qui prend place dans une dynamique donner-recevoir-rendre à travers le temps (Gaudet, 2015). Or, « cela n’exclut pas qu’il y ait, dans ce type d’échange,

des rapports de pouvoir et des logiques d’intérêts » (Gaudet, 2015, p. 145). Toutefois, ce discours sur le giving back fait l’objet de vives critiques concernant les risques d’instrumentalisation des bénévoles et de désengagement de l’État ancrés dans le discours néolibéral (Simonet-Cusset, 2002). Comme nous l’avons vu au Chapitre 4, rappelons ici que des études portant sur les motivations des bénévoles montrent que les personnes qui s’engagent bénévolement, en particulier les personnes aînées, sont motivées par un sentiment de redevabilité, c’est-à-dire par une volonté de redonner à la société ce qu’elles ont reçu d’elle, ce que les auteurs nomment le giving back (Stephens, Breheny et Mansvelt, 2015; Simonet, 2010; Simonet-Cusset, 2002).

De façon plus précise, à l’instar de ce qui est relevé dans les écrits, cinq bénévoles ont affirmé que leur engagement bénévole pour contrer la maltraitance était motivé entre autres par un désir de redonner quelque chose qu’ils avaient reçu, comme Jacques et Henri, ces bénévoles qui estiment avoir été chanceux dans la vie :

Je suis quelqu'un qui a été chanceux, qui a eu des bons parents, qui a une bonne éducation, donc je voulais remettre ou rendre à la société ce que j'avais reçu. […] Moi, j'ai bénéficié d'une vie qui a été relativement facile […], puis, dans le fond, c'est de remettre ce que la société m'a donné au niveau de la formation, au niveau de l'expérience de travail. (Jacques, programme 1)

Moi je me dis que la vie a été bonne pour moi donc je souhaite redonner aux autres (Henri, programme1)

De plus, l’engagement bénévole permet à ces retraités dont les pratiques peuvent être rapprochées de cet idéal-type de trouver un rôle social, en l’absence du rôle professionnel qu’ils ont eu jadis, comme le mentionnent Havard-Duclos et Nicourd (2005). D’autre part, si les bénévoles issus de cet idéal-type peuvent être motivés par un sentiment de redevabilité ou de giving back, qui, comme nous venons de le voir, constitue un élément révélateur des liens sociaux d’interdépendance qui se construisent dans la lutte contre la maltraitance envers les personnes aînées, un autre indicateur de cette interdépendance réside dans la responsabilité morale sous-jacente. En ce sens, si les bénévoles s’engagent, par définition, de façon libre, ils répondent tout de même à une forme de responsabilité morale, voire une obligation (Gaudet, 2015; Stephens, Breheny et Mansvelt, 2015).

Nous l’avons déjà mentionné, les besoins de reconnaissance de cet idéal-type de bénévoles se veulent matériels; ces derniers veulent être reconnus pour le rôle qu’ils peuvent jouer dans le continuum de lutte contre la maltraitance, comme le mentionne Jacques :

Parce qu’on n'est pas tous touchés par la même chose. Alors moi les fêtes de bénévoles ce n’est pas ça qui va me faire le plus, c'est sûr que j'apprécie ça un bon repas puis on voit les autres bénévoles, puis c'est le fun là. Puis c'est sûr qu'on reçoit une carte pour notre anniversaire de naissance, moi ce n'est pas les formes qui me font le plus plaisir. Moi les formes qui me font le plus plaisir c'est quand j'échange [avec les intervenants de l’organisme]. (Jacques, programme 1)

De la même façon, Lucie, enseignante en adaptation scolaire à la retraite, nous a livré un récit portant sur un accompagnement individuel où elle a été appelée à accompagner une personne aînée en situation de handicap subissant de la maltraitance matérielle et financière. Elle raconte avoir accompagné cette personne chez son médecin de famille, qui lui a dit :

Le médecin m’a félicitée en me disant « on a besoin de plus de personnes comme vous dans la société qui défendent les droits des personnes aînées ». (Lucie, organisme 2)

Or, cette reconnaissance reçue par les bénévoles de cet idéal-type nous apparaît inégale; en effet, celle-ci semble varier selon les organismes et programmes d’appartenance, et certains bénévoles doivent lutter afin de l’obtenir. C’est entre autres le cas de François, qui est engagé dans un programme de coanimation d’activités de sensibilisation à la maltraitance, cette coanimation s’effectuant avec un policier. Il raconte avoir fait des apprentissages en observant le policier :

[Au début j’ai observé le policier qui animait les activités de sensibilisation]. Je n'avais rien à dire ou à faire sauf peut-être des interventions très courtes que lui tolérait parce que ça avait l'air correct, puis tranquillement je me suis impliqué comme ça. Aujourd'hui [j’anime des séances] même si le policier n’est pas là. (François, programme 2)

Ainsi, nous pouvons constater que la reconnaissance du rôle passe par la confiance accordée aux bénévoles par les salariés de même que par les partenaires. La prochaine sous-section porte sur le point de vue des coordonnateurs sur les troisième et quatrième idéaux-types

8.1.4.1 Point de vue des coordonnateurs sur le troisième et le quatrième idéal-type Nous l’avons vu, certains coordonnateurs n’estiment pas que l’engagement des bénévoles est motivé par cette commune humanité qu’ils partagent avec les personnes aînées maltraitées. De cette façon, les propos de certains coordonnateurs montrent que le bagage professionnel des bénévoles est valorisé et reconnu :

Le genre de critère qu'on peut demander, c'est d'avoir quand même un bagage professionnel ou une expérience de vie pour que les bénévoles soient en mesure de pouvoir me soutenir [comme intervenante] dans mes interventions individuelles. Donc ce n'est pas juste de dire : « Moi, j'aime beaucoup les personnes aînées, puis la problématique de la maltraitance me touche beaucoup. Je veux aider les personnes aînées. » Dans le fond, nous, les bénévoles qu'on recrute, c'est beaucoup plus que juste être intéressés par les personnes aînées. C'est des bénévoles qui vont être capables de pouvoir animer, donner de la formation ou, moi, me soutenir dans mes interventions individuelles. (Julie, coordonnatrice, organisme 1)

Ça va de soi… Quand [les gens] voient que c'est en prévention de la maltraitance et de la fraude, c'est souvent des professeurs retraités qui vont appliquer comme bénévoles. Ou des gens qui ont de l’expérience au niveau financier, au niveau du droit aussi, des droits de la personne. On ne l'évoque pas dans l'offre nécessairement, mais ça va de soi que ce sont des gens qui ont de l'expérience là-dedans qui vont appliquer [pour faire du bénévolat dans la lutte contre la maltraitance]. (Laurence, coordonnatrice, programme 2)