• Aucun résultat trouvé

3. Bases théoriques de l’approche politique du care

3.1 Approche psychologique du care

Comme nous l’avons mentionné précédemment, l’approche psychologique du care a fondé l’éthique du care. Cette dernière a été développée par Carol Gilligan dans son ouvrage séminal intitulé In a Different Voice. Psychological Theory and Women’s Development, publié en 1982. Le livre a été traduit en français sous le titre Une voie différente. Pour une éthique du care. Les travaux de Gilligan ont réellement fondé la théorie du care. Gilligan, qui a été pendant un certain temps l’assistante de Lawrence Kohlberg, voulait réfuter les conclusions des recherches faites en psychologie du développement moral en relevant une éthique de la justice (Gilligan, 2011; Tronto, 2009). Cependant, avant de présenter l’approche développée par Gilligan, il convient de remonter aux origines de cette approche, à savoir la théorie du développement moral de Kohlberg.

3.1.1 Théorie du développement moral de Lawrence Kohlberg

Les travaux de Lawrence Kolhberg visaient à expliquer la nature du raisonnement moral et pas nécessairement le contenu des jugements moraux (André, 2013). À partir d’entretiens de recherche où les sujets étaient invités à résoudre un dilemme moral, Kohlberg propose une hiérarchie de stades de développement moral. Ces travaux s’appuient sur une morale

kantienne centrée sur un raisonnement qui repose sur des principes universels en s’inscrivant dans une éthique de la justice (André, 2013; Simona, 2007). Cette théorie du développement moral, quoique fortement critiquée, constitue un point de passage obligé pour comprendre l’évolution de la théorie du care. Elle a été considérée comme l’œuvre de référence incontournable de la psychologie morale qui a grandement influencé les psychologues et les éducateurs. Cette théorie a également influencé la philosophie politique, notamment avec les travaux de Jürgen Habermas et de John Rawls, qui s’inscrivent dans une éthique de la justice (Tronto, 2009).

Dans sa thèse de doctorat soutenue à l’Université de Chicago en 1958, Kohlberg a formulé sa théorie sur le développement moral, qui allait laisser sa marque sur la psychologie du développement. Il a postulé que le développement moral comportait trois grands stades : le stade pré-conventionnel, le stade conventionnel et le stade post-conventionnel (Kohlberg, 1981). Pour mesurer ces stades, Kohlberg a posé à l’aide de vignettes des dilemmes moraux hypothétiques à ses participants qui, dans sa recherche, étaient tous des jeunes garçons qui fréquentaient une école secondaire privée de Chicago. Le plus connu de ces dilemmes est celui de Heinz, qui se formule ainsi :

La femme de Heinz est malade. Son seul espoir est un médicament qui a été découvert par un pharmacien qui le vend à un prix exorbitant. Le médicament coûte 20 000 $ à produire, le pharmacien le vend pour 200 000 $. Heinz ne peut récolter que 50 000 $, et l’assurance ne comble pas la différence. Il a offert ce qu’il avait au pharmacien, et lorsque son offre a été rejetée, Heinz a dit qu’il paierait le reste plus tard. Le pharmacien a continué de refuser. En désespoir de cause, Heinz considère l’option qui consiste à voler le médicament. Serait-il mal pour lui de faire cela? Est-ce que Heinz devrait braquer le magasin pour voler le médicament pour son épouse? Pourquoi devrait-il le faire et pourquoi ne devrait- il pas le faire. (Kohlberg, 1981, dans André, 2013, p. 25)

Dans cette vignette, Kohlberg juge que le sujet a atteint le stade post-conventionnel s’il évoque par exemple des règles de droit à la vie ou de droit à la propriété, même si ces deux formes de droit entrent en contradiction et peu importe si le raisonnement du sujet le mène à voler ou non le médicament. En contrepartie, Kohlberg considère que le sujet se situe au

stade pré-conventionnel s’il défend par exemple le fait qu’il ne faut pas voler le médicament par crainte d’une poursuite judiciaire.

Tableau I

Les stades de développement moral selon Kohlberg (1981) Stade 1 : Pré-

conventionnel

1-La peur des sanctions (Heinz ne doit pas voler, sinon il ira en prison)

2-L’intérêt de la récompense (Heinz doit voler car sa femme l’aimera d’autant plus)

Stade 2 : Conventionnel 3-La conformité et l’importance du regard des autres (Heinz doit voler parce que, dans le cas contraire, les gens vont penser qu’il a laissé mourir sa femme)

4-Le maintien de l’ordre social (Heinz ne doit pas voler car c’est interdit par la loi)

Stade 3 : Post- conventionnel

5-Le respect des droits d’autrui (c’est le droit du pharmacien de refuser de vendre le

médicament à Heinz à un prix inférieur) 6-La conformité à des principes éthiques universels (le maintien de la vie doit toujours primer sur le droit de propriété).

La théorie de Kohlberg a été vivement critiquée en raison de son élitisme, car elle avançait que les gens qui seraient les mieux dotés sur le plan social seraient les plus moraux et du fait qu’elle proposait des stades de développement hiérarchiques et séquentiels selon lesquels la moralité de l’individu évolue.

Les auteurs ont également reproché à la théorie de Kohlberg de ne pas prendre en considération le problème de l’altérité (Tronto, 2009). En ce sens, le développement moral présuppose que ce que les membres de groupes sociaux minoritaires et désignés comme « autres » dans la société (les hors-groupes) peuvent apprendre, ce n’est pas comment se voir eux-mêmes dans la position de l’autre, mais comment cet autre voit leur position; ainsi, l’« autre » est perçu comme étant inférieur, moindre. Tronto ne pense pas que la théorie élaborée par Kohlberg soit délibérément excluante, mais elle considère que, étant donné ses biais – que son concepteur reconnaissait lui-même – et sa prétention à l’universalité, la

théorie de Kohlberg légitime l’idée que les êtres les mieux dotés socialement sont les plus moraux.

3.1.2 Approche de Gilligan : une voix différente

Les travaux de Kohlberg ont été fortement critiqués dans les années 1980, notamment par son assistante, Carol Gilligan. Les critiques de cette dernière portent principalement sur le fait que, dans ses premiers travaux où les sujets étaient invités à résoudre un problème moral, Kohberg affirmait que les garçons semblaient avoir une plus grande compétence sur le plan du raisonnement que les filles; or, sur cette question, Gilligan avait remarqué que l’échantillon constitué par Kohlberg était composé uniquement de garçons et c’est alors qu’elle a commencé à rechercher un biais de genre dans le travail de ce chercheur.

L’étude menée par Gilligan, qui a pour titre In a Different Voice. Psychological Theory and Women’s Development, parue en 1982, représente le travail le plus lu dans la deuxième vague du mouvement féminisme au début des années 1980. Il constitue le point de départ de la théorie du care (Tronto, 2009). Gilligan a critiqué le fait que Kohlberg n’avait inclus aucune femme dans son échantillon. En reprenant sensiblement la même méthodologie que Kohlberg, elle a demandé à de jeunes lycéennes blanches, soit des jeunes personnes appartenant elles aussi à une élite, de résoudre des situations morales.

Lorsque Gilligan demande aux jeunes filles de solutionner les mêmes dilemmes moraux que les garçons, elle observe que ces dernières ne raisonnent pas de la même manière que les jeunes hommes (André, 2013). Selon Gilligan, les femmes seraient davantage portées à concentrer leur attention sur les enjeux relationnels des problèmes moraux, comme c’est le cas pour cette participante prénommée Amy et son raisonnement dans le dilemme de Heinz. Pour Amy, c’est la relation de Heinz avec sa femme qui est en jeu :

S’il volait le médicament, il sauverait peut-être la vie de sa femme, mais alors il risquerait d’aller en prison. Si sa femme retombait malade par la suite, il ne serait plus en mesure de lui procurer le médicament et la vie de sa femme serait de

nouveau en danger. Il devrait à nouveau discuter à fond du problème et trouver un moyen de réunir de l’argent. (Gilligan, 2008, p. 53)

À contrario, Jake, un jeune homme qui a été interviewé par Gilligan, a centré sa réponse sur le droit à la vie, qui prévaudrait sur le droit de propriété.

Une vie humaine a plus de valeur que de l’argent. Si le pharmacien ne fait que mille dollars, il va quand même vivre. Mais si Heinz ne vole pas le médicament, sa femme va mourir. (Gilligan, 2008, p. 50)

Ainsi, Jake se situe au stade post-conventionnel, dans lequel c’est le raisonnement abstrait qui permet de déterminer la meilleure décision à prendre (André, 2013). Dans son raisonnement, si la vie vaut plus que l’argent, il est préférable de voler l’argent plutôt que de laisser mourir une personne (André, 2013). De son côté, Amy tient un raisonnement qui laisse voir qu’elle adhère à une forme de morale qui s’éloigne des principes abstraits et impartiaux (Paperman, 2010; Gilligan, 2008). Dans sa recherche empirique, Gilligan montre :

[…] que ce n’est pas toujours le cas et que les femmes, mais pas seulement elles, considèrent d’autres facteurs comme des principes de décision tout aussi importants : le souci de maintenir la relation lorsque les intérêts et les désirs sont divergents, l’engagement de répondre aux besoins concrets des personnes, les sentiments qui informent la considération morale des situations particulières. (Paperman, 2010, p. 53)

Ainsi, le raisonnement d’Amy exprime l’idée principale de l’éthique du care, soit « le fait que nous dépendions tous les uns des autres et que la préservation des relations constitue un enjeu moral tout aussi important que la quête de justice » (Garrau et Le Goff, 2010 : 43). La recherche de Gilligan porte à croire en « l’existence d’une voix féminine » (Tronto, 2011, p. 51). Or, Tronto (2011) souligne que, dès le début, Gilligan affirmait qu’elle ne considérait pas que l’éthique du care se démarque seulement par les différences liées au genre, même si sa pensée est pourtant largement interprétée en ce sens. D’une part, elle affirme que le sens moral inclut à la fois des valeurs de care et des valeurs de justice et, d’autre part, elle prétend que les valeurs de care sont propres à la moralité des femmes.

En fait, Gilligan propose une morale qui serait propre aux femmes en leur attribuant une éthique de la vulnérabilité et du care, soit Une voix différente (attribuées à la position morale des femmes qui serait plus élevée que celle des hommes). Pour cette auteure, cette voix différente s’opposerait à une éthique masculine qui serait plutôt marquée par une éthique de l’autonomie et de la justice orientée vers les droits et les règles et la sphère publique, développée dans la pensée de Kant. Or, pour plusieurs auteures, dont Paperman, cette « voix différente » promue par Carol Gilligan ne serait « rien d’autre que l’acceptation d’une ‟vertu” fonctionnelle au service des intérêts des hommes. L’amour, la compassion, la sollicitude, le souci d’autrui maintiendraient les femmes à une place subordonnée, les enfermant dans un cercle faussement vertueux » (Paperman, 2011, p. 329). En ce sens, nous verrons qu’une approche plus politique dénonce la vision du care qui fait uniquement appel aux bons sentiments et qui se caractérise par une dichotomie opposant l’éthique de la justice et l’éthique de la vulnérabilité.

Dans la prochaine section, nous présentons l’approche maternaliste ou éducative du care. Nous verrons que cette deuxième approche du care s’avère tout aussi contestée que la première.